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De ces diverses considérations naissent les maximes 110 sur lesquelles on doit régler la manière de compter les voix et de comparer les avis, selon que la volonté générale est plus ou moins facile à connaître et l'Etat plus ou moins déclinant.

Il n'y a qu'une seule loi qui, par sa nature, exige 115 un consentement unanime: c'est le pacte social. Car l'association civile est l'acte du monde le plus volontaire; tout homme étant né libre et maître de lui-même, nul ne peut, sous quelque prétexte que ce puisse être, l'assujettir sans son aveu. Décider que le fils d'une esclave naît 120 esclave, c'est décider qu'il ne naît pas homme.

Si donc, lors du pacte social, il s'y trouve des opposants, leur opposition n'invalide pas le contrat, elle empêche seulement qu'ils n'y soient compris: ce sont des étrangers parmi les citoyens. Quand l'Etat est institué, le con- 125 sentement est dans la résidence; habiter le territoire, c'est se soumettre à la souveraineté.1

Hors ce contrat primitif, la voix du plus grand nombre oblige toujours tous les autres: c'est une suite du contrat même. Mais on demande comment un homme peut 130 être libre et forcé de se conformer à des volontés qui ne sont pas les siennes. Comment les opposants sontils libres et soumis à des lois auxquelles ils n'ont pas consenti?

Je réponds que la question est mal posée. Le citoyen 135 consent à toutes les lois, même à celles qu'on passe malgré lui, et même à celles qui le punissent quand il ose en violer quelqu'une. La volonté constante de tous les membres de l'Etat est la volonté générale: c'est par elle qu'ils sont citoyens et libres.2 Quand on 140 propose une loi dans l'assemblée du peuple, ce qu'on

1 Ceci doit toujours s'entendre d'un État libre; car d'ailleurs la famille, les biens, le défaut d'asile, la nécessité, la violence, peuvent retenir un habitant dans le pays malgré lui; et alors son séjour seul ne suppose plus son consentement au contrat ou à la violation du contrat. [1762.]

2 A Gênes, on lit au-devant des prisons et sur les fers des galériens ce mot, Libertas. Cette application de la devise est belle et juste. En effet il n'y a que les malfaiteurs de tous états qui empêchent le citoyen d'être libre. Dans un pays où tous ces gens-là seraient aux galères, on jouirait de la plus parfaite liberté. [1762.]

leur demande n'est pas précisément s'ils approuvent la proposition ou s'ils la rejettent, mais si elle est conforme ou non à la volonté générale, qui est la leur: 145 chacun en donnant son suffrage dit son avis là-dessus; et du calcul des voix se tire la déclaration de la volonté générale. Quand donc l'avis contraire au mien l'emporte, cela ne prouve autre chose sinon que je m'étais trompé, et que ce que j'estimais être la volonté générale ne 150 l'était pas. Si mon avis particulier l'eût emporté, j'aurais fait autre chose que ce que j'avais voulu ; c'est alors que je n'aurais pas été libre.

Ceci suppose, il est vrai, que tous les caractères de la volonté générale sont encore dans la pluralité; quand ils 155 cessent d'y être, quelque parti qu'on prenne, il n'y a plus de liberté.

En montrant ci-devant comme on substituait des volontés particulières à la volonté générale dans les délibérations publiques, j'ai suffisamment indiqué les moyens 160 praticables de prévenir cet abus; j'en parlerai encore ci-après. A l'égard du nombre proportionnel des suffrages pour déclarer cette volonté, j'ai aussi donné les principes sur lesquels on peut le déterminer. La différence d'une seule voix rompt l'égalité; un seul opposant rompt l'un165 animité: mais entre l'unanimité et l'égalité il y a plusieurs partages inégaux, à chacun desquels on peut fixer ce nombre selon l'état et les besoins du corps politique.

Deux maximes générales peuvent servir à régler ces rapports: l'une, que, plus les délibérations sont importantes 170 et graves, plus l'avis qui l'emporte doit approcher de l'unanimité; l'autre, que, plus l'affaire agitée exige de célérité, plus on doit resserrer la différence prescrite dans le partage des avis: dans les délibérations qu'il faut terminer sur-le-champ, l'excédant d'une seule voix doit 175 suffire. La première de ces maximes paraît plus convenable aux lois, et la seconde aux affaires. Quoi qu'il en soit, c'est sur leur combinaison que s'établissent les meilleurs rapports qu'on peut donner à la pluralité pour prononcer.

CHAP. III.-Des élections.

A l'égard des élections du prince et des magistrats, 180 qui sont, comme je l'ai dit, des actes complexes, il y a deux voies pour y procéder: savoir, le choix et le sort. L'une et l'autre ont été employées en diverses républiques, et l'on voit encore actuellement un mélange très compliqué des deux dans l'élection du doge de Venise.

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«Le suffrage par le sort, dit Montesquieu, est de la nature de la démocratie.» J'en conviens, mais comment cela? «Le sort, continue-t-il, est une façon d'élire qui n'afflige personne: il laisse à chaque citoyen une espérance raisonnable de servir la patrie.» Ce ne sont pas 190 là des raisons.

Si l'on fait attention que l'élection des chefs est une fonction du Gouvernement, et non de la souveraineté, on verra pourquoi la voie du sort est plus dans la nature de la démocratie, où l'administration est d'autant meilleure 195 que les actes en sont moins multipliés.

Dans toute véritable démocratie, la magistrature n'est pas un avantage, mais une charge onéreuse qu'on ne peut justement imposer à un particulier plutôt qu'à un autre. La Loi seule peut imposer cette charge à celui sur qui 200 le sort tombera. Car alors, la condition étant égale pour tous et le choix ne dépendant d'aucune volonté humaine, il n'y a point d'application particulière qui altère l'universalité de la Loi.

Dans l'aristocratie le prince choisit le prince, le 205 Gouvernement se conserve par lui-même, et c'est là que les suffrages sont bien placés.

L'exemple de l'élection du doge de Venise confirme cette distinction, loin de la détruire: cette forme mêlée convient dans un Gouvernement mixte. Car c'est une 210 erreur de prendre le Gouvernement de Venise pour une véritable aristocratie. Si le peuple n'y a nulle part au gouvernement, la noblesse y est peuple elle-même. Une multitude de pauvres Barnabotes n'approcha jamais d'aucune magistrature, et n'a de sa noblesse que le vain 215 titre d'Excellence et le droit d'assister au grand Conseil.

Ce grand Conseil étant aussi nombreux que notre Conseil général à Genève, ses illustres membres n'ont pas plus de privilèges que nos simples citoyens. Il est certain 220 qu'ôtant l'extrême disparité des deux républiques la bourgeoisie de Genève représente exactement le patriciat vénitien; nos natifs et habitants représentent les citadins et le peuple de Venise; nos paysans représentent les sujets de terre ferme: enfin, de quelque manière que l'on 225 considère cette république, abstraction faite de sa grandeur, son Gouvernement n'est pas plus aristocratique que le nôtre. Toute la différence est que, n'ayant aucun chef à vie, nous n'avons pas le même besoin du sort.

-Les élections par le sort auraient peu d'inconvénients 230 dans une véritable démocratie, où, tout étant égal aussi bien par les mœurs et par les talents que par les maximes et par la fortune, le choix deviendrait presque indifférent. Mais j'ai déjà dit qu'il n'y avait point de véritable démocratie.

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Quand le choix et le sort se trouvent mêlés, le premier doit remplir les places qui demandent des talents propres, telles que les emplois militaires : l'autre convient à celles où suffisent le bon sens, la justice, l'intégrité, telles que les charges de judicature; parce que, dans un État bien 240 constitué, ces qualités sont communes à tous les citoyens.

Le sort ni les suffrages n'ont aucun lieu dans le Gouvernement monarchique. Le monarque étant de droit seul prince et magistrat unique, le choix de ses lieutenants n'appartient qu'à lui. Quand l'abbé de Saint-Pierre pro245 posait de multiplier les conseils du roi de France, et d'en élire les membres par scrutin, il ne voyait pas qu'il proposait de changer la forme du Gouvernement.

Il me resterait à parler de la manière de donner et de recueillir les voix dans l'assemblée du peuple; mais peut250 être l'historique de la police romaine à cet égard expliquera-t-il plus sensiblement toutes les maximes que je pourrais établir. Il n'est pas indigne d'un lecteur judicieux de voir un peu en détail comment se traitaient les affaires publiques et particulières dans un Conseil de deux cent 255 mille hommes.

CHAP. IV. Des comices romains.

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Nous n'avons nuls monuments bien assurés des premiers temps de Rome; il y a même grande apparence que la plupart des choses qu'on en débite sont des fables; 1 et en général la partie la plus instructive des annales des peuples, qui est l'histoire de leur établissement, est celle qui nous 260 manque le plus. L'expérience nous apprend tous les jours de quelles causes naissent les révolutions des empires: mais, comme il ne se forme plus de peuples, nous n'avons guère que des conjectures pour expliquer comment ils se sont formés.. 265

Les usages qu'on trouve établis attestent au moins qu'il y eut une origine à ces usages. Des traditions qui remontent à ces origines, celles qu'appuient les plus grandes autorités, et que de plus fortes raisons confirment, doivent passer pour les plus certaines. Voilà les maximes que j'ai 270 tâché de suivre en recherchant comment le plus libre et le plus puissant peuple de la terre exerçait son pouvoir suprême.

Après la fondation de Rome, la république naissante, c'est-à-dire l'armée du fondateur, composée d'Albains, de 275 Sabins et d'étrangers, fut divisée en trois classes, qui, de cette division, prirent le nom de tribus. Chacune de ces tribus fut subdivisée en dix curies, et chaque curie en décuries, à la tête desquelles on mit des chefs appelés curions et décurions.

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Outre cela, on tira de chaque tribu un corps de cent cavaliers ou chevaliers, appelé centurie, par où l'on voit que ces divisions, peu nécessaires dans un bourg, n'étaient d'abord que militaires. Mais il semble qu'un instinct de grandeur portait la petite ville de Rome à se donner 285 d'avance une police convenable à la capitale du monde.

De ce premier partage résulta bientôt un inconvénient:

1 Le nom de Rome, qu'on prétend venir de Romulus, est grec, et signifie force; le nom de Numa est grec aussi, et signifie loi. Quelle apparence que les deux premiers rois de cette ville aient porté d'avance des noms si bien relatifs à ce qu'ils ont fait ?

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