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le détermina tout d'un coup.

Mais quand les mêmes 850

édits voulurent prononcer que c'était aussi une lâcheté de se battre en duel, ce qui est très vrai, mais contraire à l'opinion commune, le public se moqua de cette décision, sur laquelle son jugement était déjà porté.

J'ai dit ailleurs1 que l'opinion publique n'étant point 855 soumise à la contrainte, il n'en fallait aucun vestige dans le tribunal établi pour la représenter. On ne peut trop admirer avec quel art ce ressort, entièrement perdu chez les modernes, était mis en œuvre chez les Romains, et mieux chez les Lacédémoniens.

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Un homme de mauvaises mœurs ayant ouvert un bon avis dans le conseil de Sparte, les éphores, sans en tenir compte, firent proposer le même avis par un citoyen vertueux. Quel honneur pour l'un, quelle note pour l'autre, sans avoir donné ni louange ni blâme à 865 aucun des deux! Certains ivrognes de Samos 2 souillèrent le tribunal des éphores: le lendemain, par édit public, il fut permis aux Samiens d'êtres des vilains. Un vrai châtiment eût été moins sévère qu'une pareille impunité. Quand Sparte a prononcé sur ce qui est ou n'est pas 870 honnête, la Grèce n'appelle pas de ses jugements.

CHAP. VIII. De la religion civile.

Les hommes n'eurent point d'abord d'autres rois que les dieux, ni d'autre Gouvernement que le théocratique. Ils firent le raisonnement de Caligula; et alors ils raisonnaient juste. Il faut une longue altération de 875 sentiments et d'idées pour qu'on puisse se résoudre à prendre son semblable pour maître, et se flatter qu'on s'en trouvera bien.

De cela seul qu'on mettait Dieu à la tête de chaque société politique, il s'ensuivit qu'il y eut autant de dieux 880 que de peuples. Deux peuples étrangers l'un à l'autre, et presque toujours ennemis, ne purent longtemps

1 Je ne fais qu'indiquer dans ce chapitre ce que j'ai traité plus au long dans la Lettre à M. d'Alembert. [1762.]

2 Ils étaient d'une autre île, que la délicatesse de notre langue défend de nommer dans cette occasion. [1782.]

I

reconnaître un même maître: deux armées se livrant bataille ne sauraient obéir au même chef. Ainsi des 885 divisions nationales résulta le polythéisme, et de là l'intolérance théologique et civile, qui naturellement est la même, comme il sera dit ci-après.

La fantaisie qu'eurent les Grecs de retrouver leurs dieux chez les peuples barbares, vint de celle qu'ils 890 avaient aussi de se regarder comme les souverains naturels de ces peuples. Mais c'est de nos jours une érudition bien ridicule que celle qui roule sur l'identité des dieux de diverses nations: comme si Moloch, Saturne et Chronos pouvaient être le même dieu! comme si le 895 Baal des Phéniciens, le Zeus des Grecs et le Jupiter des Latins pouvaient être le même! comme s'il pouvait rester quelque chose commune à des êtres chimériques portant des noms différents!

Que si l'on demande comment dans le paganisme, 900 où chaque État avait son culte et ses dieux, il n'y avait point de guerres de religion; je réponds que c'était par cela même que chaque État, ayant son culte propre aussi bien que son Gouvernement, ne distinguait point ses dieux de ses lois. La guerre politique était aussi 905 théologique; les départements des dieux étaient pour ainsi dire fixés par les bornes des nations. Le Dieu d'un peuple n'avait aucun droit sur les autres peuples. Les dieux des païens n'étaient point des dieux jaloux; ils partageaient entre eux l'empire du monde: Moïse même 910 et le peuple hébreu se prêtaient quelquefois à cette idée en parlant du Dieu d'Israël. Ils regardaient, il est vrai, comme nuls les dieux des Cananéens, peuples proscrits, voués à la destruction, et dont ils devaient occuper la place; mais voyez comment ils parlaient des divinités 915 des peuples voisins qu'il leur était défendu ́ d'attaquer : «La possession de ce qui appartient à Chamos votre Dieu, disait Jephté aux Ammonites, ne vous est-elle pas légitimement due? Nous possédons au même titre les terres que notre Dieu vainqueur s'est acquises.»1

1 << Nonne ea quae possidet Chamos deus tuus, tibi jure debentur?» (Jug. xi. 24.) Tel est le texte de la Vulgate. Le P. de Carrières a

C'était là, ce me semble, une parité bien reconnue entre 920 les droits de Chamos et ceux du Dieu d'Israël.

Mais quand les Juifs soumis aux rois de Babylone, et dans la suite aux rois de Syrie, voulurent s'obstiner à ne reconnaître aucun autre Dieu que le leur, ce refus, regardé comme une rébellion contre le vainqueur, leur attira les 925 persécutions qu'on lit dans leur histoire, et dont on ne voit aucun autre exemple avant le christianisme.1

Chaque religion étant donc uniquement attachée aux lois de l'Etat qui la prescrivait, il n'y avait point d'autre manière de convertir un peuple que de l'asservir, ni d'autres 930 missionnaires que les conquérants; et l'obligation de changer de culte étant la loi des vaincus, il fallait commencer par vaincre avant d'en parler. Loin que les hommes combattissent pour les dieux, c'étaient, comme dans Homère, les dieux qui combattaient pour les hommes; 935 chacun demandait au sien la victoire, et la payait par de nouveaux autels. Les Romains, avant de prendre une place, sommaient ses dieux de l'abandonner; et quand ils laissaient aux Tarentins leurs dieux irrités, c'est qu'ils regardaient alors ces dieux comme soumis aux leurs et 940 forcés de leur faire hommage. Ils laissaient aux vaincus leurs dieux comme ils leur laissaient leurs lois. Une couronne au Jupiter du Capitole était souvent le seul tribut qu'ils imposaient.

Enfin les Romains ayant étendu avec leur empire leur 945 culte et leurs dieux, et ayant souvent eux-mêmes adopté ceux des vaincus, en accordant aux uns et aux autres le droit de Cité, les peuples de ce vaste empire se trouvèrent insensiblement avoir des multitudes de dieux et de cultes, à peu près les mêmes partout et voilà comment le 950 paganisme ne fut enfin dans le monde connu qu'une seule et même religion.

traduit: «Ne croyez-vous pas avoir droit de posséder ce qui appartient à Chamos votre Dieu?» J'ignore la force du texte hébreu; mais je vois que, dans la Vulgate, Jephté reconnaît positivement le droit du dieu Chamos, et que le traducteur français affaiblit cette reconnaissance par un selon vous qui n'est pas dans le latin. [1762.]

1 Il est de la dernière évidence que la guerre des Phocéens, appelée guerre sacrée, n'était pas une guerre de religion. Elle avait pour objet de punir des sacrilèges, et non de soumettre des mécréants. [1762.]

Ce fut dans ces circonstances que Jésus vint établir sur la terre un royaume spirituel : ce qui, séparant le système 955 théologique du système politique, fit que l'État cessa d'être un, et causa les divisions intestines qui n'ont jamais cessé d'agiter les peuples chrétiens. Or, cette idée nouvelle d'un royaume de l'autre monde n'ayant pu jamais entrer dans la tête des païens, ils regardèrent toujours les chrétiens 960 comme de vrais rebelles, qui, sous une hypocrite soumission, ne cherchaient que le moment de se rendre indépendants et maîtres, et d'usurper adroitement l'autorité qu'ils feignaient de respecter dans leur faiblesse. Telle fut la cause des persécutions.

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Ce que les païens avaient craint est arrivé.

Alors tout a changé de face; les humbles chrétiens ont changé de langage, et bientôt on a vu ce prétendu royaume de l'autre monde devenir, sous un chef visible, le plus violent despotisme dans celui-ci.

Cependant, comme il y a toujours eu un prince et des lois civiles, il a résulté de cette double puissance un perpétuel conflit de juridiction qui a rendu toute bonne politie impossible dans les Etats chrétiens; et l'on n'a jamais pu venir à bout de savoir auquel, du maître ou du 975 prêtre, on était obligé d'obéir.

Plusieurs peuples cependant, même dans l'Europe ou à son voisinage, ont voulu conserver ou rétablir l'ancien système, mais sans succès; l'esprit du christianisme a tout gagné. Le culte sacré est toujours resté ou redevenu in980 dépendant du souverain, et sans liaison nécessaire avec le corps de l'État. Mahomet eut des vues très saines, il lia bien son système politique; et, tant que la forme de son Gouvernement subsista sous les califes ses successeurs, ce Gouvernement fut exactement un, et bon en cela. Mais 985 les Arabes, devenus florissants, lettrés, polis, mous et lâches, furent subjugués par des barbares: alors la division entre les deux puissances recommença. Quoiqu'elle soit moins apparente chez les mahométans que chez les chrétiens, elle y, est pourtant, surtout dans la secte d'Ali; et 990 il y a des Etats, tels que la Perse, où elle ne cesse de se faire sentir.

Parmi nous, les rois d'Angleterre se sont établis chefs de l'Église; autant en ont fait les czars. Mais, par ce titre, ils s'en sont moins rendus les maîtres que les ministres; ils ont moins acquis le droit de la changer que 995 le pouvoir de la maintenir; ils n'y sont pas législateurs, ils ne sont que princes. Partout où le clergé fait un corps,1 il est maître et législateur dans sa partie. Il y a donc deux puissances, deux souverains, en Angleterre et en Russie, tout comme ailleurs.

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De tous les auteurs chrétiens, le philosophe Hobbes est le seul qui ait bien vu le mal et le remède, qui ait osé proposer de réunir les deux têtes de l'aigle, et de tout ramener à l'unité politique, sans laquelle jamais Etat ni Gouvernement ne sera bien constitué. Mais il a dû voir 1005 que l'esprit dominateur du christianisme était incompatible avec son système, et que l'intérêt du prêtre serait toujours plus fort que celui de l'Etat. Ce n'est pas tant ce qu'il y a d'horrible et de faux dans sa politique, que ce qu'il y a de juste et de vrai, qui l'a rendue odieuse.2

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Je crois qu'en développant sous ce point de vue les faits historiques, on réfuterait aisément les sentiments opposés de Bayle et de Warburton, dont l'un prétend que nulle religion n'est utile au corps politique, et dont l'autre soutient, au contraire, que le christianisme en est le plus 1015 ferme appui. On prouverait au premier que jamais État ne fut fondé que la religion ne lui servît de base; et au second, que la loi chrétienne est au fond plus nuisible qu'utile à la forte constitution de l'Etat. Pour achever de me faire entendre, il ne faut que donner un peu plus 1020

1 Il faut bien remarquer que ce ne sont pas tant des assemblées formelles, comme celles de France, qui lient le clergé en un corps que la communion des Églises. La communion et l'excommunication sont le pacte social du clergé pacte avec lequel il sera toujours le maître des peuples et des rois. Tous les prêtres qui communiquent ensemble sont concitoyens, fussent-ils des deux bouts du monde. Cette invention est un chef-d'œuvre en politique. 11 n'y avait rien de semblable parmi les prêtres païens: aussi n'ont-ils jamais fait un corps de clergé. [1762.]

2 Voyez, entre autres, dans une lettre de Grotius à son frère, du 11 avril 1643, ce que ce savant homme approuve et ce qu'il blâme dans le livre de Cive. Il est vrai que, porté à l'indulgence, il paraît pardonner à l'auteur le bien en faveur du mal; mais tout le monde n'est pas si clément. [1762.]

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