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Le tribunat, sagement tempéré, est le plus ferme appui d'une bonne constitution; mais, pour peu de force qu'il ait de trop, il renverse tout: à l'égard de la faiblesse, elle n'est pas dans sa nature; et pourvu qu'il soit quelque 670 chose, il n'est jamais moins qu'il ne faut.

Il dégénère en tyrannie quand il usurpe la puissance exécutive, dont il n'est que le modérateur, et qu'il veut dispenser les lois, qu'il ne doit que protéger. L'énorme pouvoir des éphores, qui fut sans danger tant que Sparte 675 conserva ses mœurs, en accéléra la corruption commencée. Le sang d'Agis, égorgé par ces tyrans, fut vengé par son successeur : le crime et le châtiment des éphores hâtèrent également la perte de la république; et après Cléomène Sparte ne fut plus rien. Rome périt encore 680 par la même voie; et le pouvoir excessif des tribuns, usurpé par décret, servit enfin, à l'aide des lois faites. pour la liberté, de sauvegarde aux empereurs qui la détruisirent. Quant au conseil des Dix à Venise, c'est un tribunal de sang, horrible également aux patriciens 685 et au peuple, et qui, loin de protéger hautement les lois, ne sert plus, après leur avilissement, qu'à porter dans les ténèbres des coups qu'on n'ose apercevoir.

Le tribunat s'affaiblit, comme le Gouvernement, par la multiplication de ses membres. Quand les tribuns 690 du peuple romain, d'abord au nombre de deux, puis de cinq, voulurent doubler ce nombre, le sénat les laissa faire, bien sûr de contenir les uns par les autres: ce qui ne manqua pas d'arriver.

Le meilleur moyen de prévenir les usurpations d'un 695 si redoutable corps, moyen dont nul Gouvernement ne s'est avisé jusqu'ici, serait de ne pas rendre ce corps permanent, mais de régler les intervalles durant lesquels il resterait supprimé. Ces intervalles, qui ne doivent pas être assez grands pour laisser aux abus le temps de 700 s'affermir, peuvent être fixés par la Loi, de manière qu'il soit aisé de les abréger au besoin par des commissions extraordinaires.

Ce moyen me paraît sans inconvénient, parce que, comme je l'ai dit, le tribunat, ne faisant point partie de

la constitution, peut être ôté sans qu'elle en souffre; et 705 il me paraît efficace, parce qu'un magistrat nouvellement rétabli ne part point du pouvoir qu'avait son prédécesseur, mais de celui que la Loi lui donne.

CHAP. VI. De la dictature.

L'inflexibilité des lois, qui les empêche de se plier aux événements, peut, en certains cas, les rendre perni- 710 cieuses, et causer par elles la perte de l'État dans sa crise. L'ordre et la lenteur des formes demandent un espace de temps que les circonstances refusent quelquefois. Il peut se présenter mille cas auxquels le Législateur n'a point pourvu, et c'est une prévoyance très nécessaire de 715 sentir qu'on ne peut tout prévoir.

Il ne faut donc pas vouloir affermir les institutions politiques jusqu'à s'ôter le pouvoir d'en suspendre l'effet. Sparte elle-même a laissé dormir ses lois.

Mais il n'y a que les plus grands dangers qui puissent 720 balancer celui d'altérer l'ordre public, et l'on ne doit jamais arrêter le pouvoir sacré des lois que quand il s'agit du salut de la patrie. Dans ces cas rares et manifestes, on pourvoit à la sûreté publique par un acte particulier qui en remet la charge au plus digne. Cette commission 725 peut se donner de deux manières, selon l'espèce du danger.

Si, pour y remédier, il suffit d'augmenter l'activité du Gouvernement, on le concentre dans un ou deux de ses membres ainsi ce n'est pas l'autorité des lois qu'on altère, mais seulement la forme de leur administration. 730 Que si le péril est tel que l'appareil des lois soit un obstacle à s'en garantir, alors on nomme un chef suprême, qui fasse taire toutes les lois et suspende un moment l'autorité souveraine. En pareil cas, la volonté générale n'est pas douteuse, et il est évident que la première 735 intention du peuple est que l'État ne périsse pas. De cette manière la suspension de l'autorité législative ne l'abolit point: le magistrat qui la fait taire ne peut la faire parler il la domine sans pouvoir la représenter. Il peut tout faire, excepté des lois.

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Le premier moyen s'employait par le sénat romain quand il chargeait les consuls par une formule consacrée de pourvoir au salut de la république. Le second avait lieu quand un des deux consuls nommait un dictateur;1 745 usage dont Albe avait donné l'exemple à Rome.

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Dans les commencements de la République, on eut très souvent recours à la dictature, parce que l'État n'avait pas encore une assiette assez fixe pour pouvoir se soutenir par la seule force de sa constitution.

Les mœurs rendant alors superflues bien des précautions qui eussent été nécessaires dans un autre temps, on ne craignait ni qu'un dictateur abusât de son autorité, ni qu'il tentât de la garder au dela du terme. Il semblait,

au contraire, qu'un si grand pouvoir fût à charge à celui 755 qui en était revêtu, tant il se hâtait de s'en défaire, comme si c'eût été un poste trop pénible et trop périlleux de tenir la place des lois.

Aussi n'est-ce pas le danger de l'abus, mais celui de l'avilissement, qui me fait blâmer l'usage indiscret de 760 cette suprême magistrature dans les premiers temps; car tandis qu'on la prodiguait à des élections, à des dédicaces, à des choses de pure formalité, il était à craindre qu'elle ne devînt moins redoutable au besoin, et qu'on ne s'accoutumât à regarder comme un vain titre celui qu'on 765 n'employait qu'à de vaines cérémonies.

Vers la fin de la République, les Romains, devenus plus circonspects, ménagèrent la dictature avec aussi peu de raison qu'ils l'avaient prodiguée autrefois. Il était aisé de voir que leur crainte était mal fondée, que la 770 faiblesse de la capitale faisait alors sa sûreté contre les magistrats qu'elle avait dans son sein; qu'un dictateur pouvait, en certains cas, défendre la liberté publique sans jamais y pouvoir attenter; et que les fers de Rome ne seraient point forgés dans Rome même, mais dans ses 775 armées. Le peu de résistance que firent Marius à Sylla, et Pompée à César, montra bien ce qu'on pouvait attendre de l'autorité du dedans contre la force du dehors.

1 Cette nomination se faisait de nuit et en secret, comme si l'on avait eu honte de mettre un homme au-dessus des lois.

Cette erreur leur fit faire de grandes fautes: telle, par exemple, fut celle de n'avoir pas nommé un dictateur dans l'affaire de Catilina: car, comme il n'était question 780 que du dedans de la ville, et, tout au plus, de quelque province d'Italie, avec l'autorité sans bornes que les lois donnaient au dictateur il eût facilement dissipé la conjuration, qui ne fut étouffée que par un concours d'heureux hasards que jamais la prudence humaine ne devait attendre. 785 Au lieu de cela, le sénat se contenta de remettre tout son pouvoir aux consuls; d'où il arriva que Cicéron, pour agir efficacement, fut contraint de passer ce pouvoir dans un point capital, et que, si les premiers transports de joie firent approuver sa conduite, ce fut avec justice que, dans 790 la suite, on lui demanda compte du sang des citoyens versé contre les lois: reproche qu'on n'eût pu faire à un dictateur. Mais l'éloquence du consul entraîna tout; et lui-même, quoique Romain, aimant mieux sa gloire que sa patrie, ne cherchait pas tant le moyen le plus 795 légitime et le plus sûr de sauver l'État, que celui d'avoir tout l'honneur de cette affaire.1 Aussi fut-il honoré justement comme libérateur de Rome, et justement puni comme infracteur des lois. Quelque brillant qu'ait été son rappel, il est certain que ce fut une grâce.

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Au reste, de quelque manière que cette importante commission soit conférée, il importe d'en fixer la durée à un terme très court, qui jamais ne puisse être prolongé. Dans les crises qui la font établir, l'Etat est bientôt détruit ou sauvé; et, passé le besoin pressant, la dictature 805 devient tyrannique ou vaine. A Rome, les dictateurs ne l'étant que pour six mois, la plupart abdiquèrent avant ce terme. Si le terme eût été plus long, peut-être eussentils été tentés de le prolonger encore, comme firent les décemvirs celui d'une année. Le dictateur n'avait que 810 le temps de pourvoir au besoin qui l'avait fait élire: il n'avait pas celui de songer à d'autres projets.

1 C'est ce dont il ne pouvait se répondre en proposant un dictateur, n'osant se nommer lui-même, et ne pouvant s'assurer que son collègue le nommerait.

CHAP. VII.-De la Censure.

De même que la déclaration de la volonté générale se fait par la Loi, la déclaration du jugement public se fait 815 par la censure. L'opinion publique est l'espèce de loi dont le censeur est le ministre, et qu'il ne fait qu'appliquer aux cas particuliers, à l'exemple du prince.

Loin donc que le tribunal censorial soit l'arbitre de l'opinion du peuple, il n'en est que le déclarateur et, sitôt 820 qu'il s'en écarte, ses décisions sont vaines et sans effet.

Il est inutile de distinguer les mœurs d'une nation des objets de son estime; car tout cela tient au même principe et se confond nécessairement. Chez tous les peuples du monde, ce n'est point la nature, mais l'opinion, qui 825 décide du choix de leurs plaisirs. Redressez les opinions des hommes, et leurs moeurs s'épureront d'elles-mêmes. On aime toujours ce qui est beau ou ce qu'on trouve tel; mais c'est sur ce jugement qu'on se trompe: c'est donc ce jugement qu'il s'agit de régler. Qui juge des mœurs 830 juge de l'honneur; et qui juge de l'honneur prend sa loi de l'opinion.

Les opinions d'un peuple naissent de sa constitution. Quoique la Loi ne règle pas les mœurs, c'est la législation qui les fait naître: quand la législation s'affaiblit, les 835 mœurs dégénèrent: mais alors le jugement des censeurs ne fera pas ce que la force des lois n'aura pas fait.

Il suit de là que la censure peut être utile pour conserver les mœurs, jamais pour les rétablir. Établissez des censeurs durant la vigueur des lois; sitôt qu'elles l'ont 840 perdue, tout est désespéré; rien de légitime n'a plus de force lorsque les lois n'en ont plus.

La censure maintient les mœurs en empêchant les opinions de se corrompre, en conservant leur droiture par de sages applications, quelquefois même en les fixant 845 lorsqu'elles sont encore incertaines. L'usage des seconds dans les duels, porté jusqu'à la fureur dans le royaume de France, y fut aboli par ces seuls mots d'un édit du roi: «Quant à ceux qui ont la lâcheté d'appeler des seconds.»> Ce jugement, prévenant celui du public,

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