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COMMENCEMENT DU CID

DANS LES ÉDITIONS DE 1637-1656

SCÈNE I

LE COMTE, ELVIRE

ELVIRE.

Entre tous ces amants dont la jeune ferveur

Adore votre fille, et brigue ma faveur,

Don Rodrigne et don Sanche, à l'envi, font paroître
Le beau feu qu'en leurs cœurs ses beautés ont fait naître.
Ce n'est pas que Chimène écoute leurs soupirs,

Ou d'un regard propice anime leurs desirs.
Au contraire, pour tous dedans l'indifférence,
Elle n'ôte à pas un, ni donne d'espérance;

Et sans les voir d'un œil trop sévère ou trop doux,
C'est de votre seul choix qu'elle attend un époux.

LE COMTE.

[Elle est dans le devoir; tous deux sont dignes d'elle.]

La suite comme dans notre texte, depuis le vers 25 jusqu'au vers 38.

[Et ma fille, en un mot, peut l'aimer et me plaire.]
Va l'en entretenir; mais, dans cet entretien,

Cache mon sentiment, et découvre le sien.

Je veux qu'à mon retour nous en parlions ensemble,
L'heure à présent m'appelle au conseil qui s'assemble.
Le Roi doit à son fils choisir un gouverneur,
Ou plutôt m'élever à ce haut rang d'honneur :
Ce que pour lui mon bras chaque jour exécute
Me défend de penser qu'aucun me le dispute.

SCÈNE II

CHIMÈNE, ELVIRE

ELVIRE, seule.

Quelle douce nouvelle à ces jeunes amants!
Et que tout se dispose à leurs contentements!

CHIMENE.

Eh bien! Elvire, enfin que faut-il que j'espère?
Que dois-je devenir? et que t'a dit mon père ?

ELVIRE.

Deux mots dont tous vos sens doivent être charmés: [Il estime Rodrigue autant que vous l'aimez.]

CHIMÈNE.

L'excès de ce bonheur me met en défiance.

Puis-je à de tels discours donner quelque croyance?

ELVIRE.

Il passe bien plus outre: il approuve vos feux,
Et vous doit commander de répondre à ses vœnx.
Jugez après cela, puisque tantôt son père

Au sortir du conseil doit proposer l'affaire,

S'il pouvoit avoir lieu de mieux prendre son temps, [Et si tous vos desirs seront bientôt contents.]

EXAMEN DU CID PAR CORNEILLE1

Ce poëme a tant d'avantages du côté du sujet et des pensées brillantes dont il est semé, que la plupart de ses auditeurs n'ont pas voulu voir les défauts de sa conduite, et ont laissé enlever leurs suffrages au plaisir que leur a donné sa représentation. Bien que ce soit celui de tous mes ouvrages réguliers où je me suis permis le plus de licence, il passe encore pour le plus beau auprès de ceux qui ne s'attachent pas à la dernière sévérité des règles; et depuis cinquante ans qu'il tient sa place sur nos théâtres, l'histoire ni l'effort de l'imagination n'y ont rien fait voir qui en aye effacé l'éclat. Aussi a-t-il les deux grandes conditions que demande Aristote aux tragédies parfaites, et dont l'assemblage se rencontre si rarement chez les anciens ni chez les modernes; il les assemble même plus fortement et plus noblement que les espèces que pose ce philosophe. Une maîtresse que son devoir force à pour

1. Publié pour la première fois, comme tous les Examens de Corneille, dans l'édition de 1660.

2. Plus exactement a quarante-six »; de 1636, date de la première représentation, à 1682, date de l'édition dont nous suivons le texte, la dernière donnée par Corneille.

suivre la mort de son amant, qu'elle tremble d'obtenir, a les passions plus vives et plus allumées que tout ce qui peut se passer entre un mari et sa femme, une mère et son fils, un frère et sa sœur ; et la haute vertu dans un naturel sensible à ces passions, qu'elle dompté sans les affoiblir, et à qui elle laisse toute leur force pour en triompher plus glorieusement, a quelque chose de plus touchant, de plus élevé et de plus aimable que cette médiocre bonté, capable d'une foiblesse, et même d'un crime, où nos anciens étoient contraints d'arrêter le caractère le plus parfait des rois et des princes dont ils faisoient leurs héros, afin que ces taches et ces forfaits, défigurant ce qu'ils leur laissoient de vertu, s'accommodassent au goût et aux souhaits de leurs spectateurs, et fortifiassent l'horreur qu'ils avoient conçue de leur domination et de la monarchie.

Rodrigue suit ici son devoir sans rien relâcher de sa passion; Chimène fait la même chose à son tour, sans laisser ébranler son dessein par la douleur où elle se voit abimée par là ; et si la présence de son amant lui fait faire quelque faux pas, c'est une glissade dont elle se relève à l'heure même; et non-seulement elle connoît si bien sa faute qu'elle nous en avertit, mais elle fait un prompt désaveu de tout ce qu'une vue si chère lui a pu arracher. Il n'est point besoin qu'on lui reproche qu'il lui est honteux de souffrir l'entretien de son amant après qu'il a tué son père: elle avoue que c'est la seule prise que la médisance aura sur elle. Sı elle s'emporte jusqu'à lui dire qu'elle veut bien qu'on sache qu'elle l'adore et le poursuit, ce n'est point une résolution si ferme, qu'elle l'empêche de cacher son amour de tout son possible lorsqu'elle est en la présence du Roi. S'il lui échappe de l'encourager au combat contre don Sanche par ces paroles :

Sors vainqueur d'un combat dont Chimène est le prix (v. 1556),

elle ne se contente pas de s'enfuir de honte au même moment; mais sitôt qu'elle est avec Elvire, à qui elle ne déguise rien de ce qui se passe dans son âme, et que la vue de ce cher objet ne lui fait plus de violence, elle forme un souhait plus raisonnable, qui satisfait sa vertu et son amour tout ensemble, et demande au ciel que le combat se termine

Sans faire aucun des deux ni vaincu ni vainqueur (v. 1667).

Si elle ne dissimule point qu'elle penche du côté de Rodrigue, de peur d'être à don Sanche, pour qui elle a de l'aversion, cela ne détruit point la protestation qu'elle a faite un peu auparavant, que

1. Par une étrange inadvertance, toutes les éditions publiées du vivant de Corneille donnent le singulier: s'accommodast... et fortifiast.

2. VAR. (édit. de 1660): par la douleur où il l'abîme.

malgré la loi de ce combat, et les promesses que le Roi a faites à Rodrigue, elle lui fera mille autres ennemis, s'il en sort victorieux. Ce grand éclat même qu'elle laisse faire à son amour après qu'elle le croit mort, est suivi d'une opposition vigoureuse à l'exécution de cette loi qui la donne à son amant, et elle ne se tait qu'après que le Roi l'a différée, et lui a laissé lieu d'espérer qu'avec le temps il y pourra survenir quelque obstacle. Je sais bien que le silence passe d'ordinaire pour une marque de consentement; mais quand les rois parlent, c'en est une de contradiction: on ne manque jamais à leur applaudir quand on entre dans leurs sentiments; et le seul moyen de leur contredire avec le respect qui leur est dû, c'est de se taire, quand leurs ordres ne sont pas si pressants qu'on ne puisse remettre à s'excuser de leur obéir lorsque le temps en sera venu, et conserver cependant une espérance légitime d'un empêchement, qu'on ne peut encore déterminément prévoir.

Il est vrai que dans ce sujet il faut se contenter de tirer Rodrigue de péril, sans le pousser jusqu'à son mariage avec Chimène. Il est historique, et a plu en son temps; mais bien sûrement il déplairoit au nôtre; et j'ai peine à voir que Chimène y consente chez l'auteur espagnol, bien qu'il donne plus de trois ans de durée à la comédie qu'il en a faite. Pour ne pas contredire l'histoire, j'ai cru ne me pouvoir dispenser d'en jeter quelque idée, mais avec incertitude de l'effet; et ce n'étoit que par là que je pouvois accorder la bienséance du théâtre avec la vérité de l'événement.

que

Les deux visites que Rodrigue fait à sa maîtresse1 ont quelque chose qui choque cette bienséance de la part de celle qui les souffre; la rigueur du devoir vouloit qu'elle refusât de lui parler, et s'enfermât dans son cabinet, au lieu de l'écouter; mais permettez-moi de dire avec un des premiers esprits de notre siècle, leur conversation est remplie de si beaux sentiments, que plusieurs n'ont pas connu ce défaut, et que ceux qui l'ont connu l'ont toléré. » J'irai plus outre, et dirai que tous presque ont souhaité que ces entretiens se fissent; et j'ai remarqué aux premières représentations qu'alors que ce malheureux amant se présentoit devant elle, il s'élevoit un certain frémissement dans l'assemblée, qui marquoit une curiosité merveilleuse, et un redoublement d'attention pour ce qu'ils avoient à se dire dans un état si pitoyable. Aristote dit qu'il y a des absurdités qu'il faut laisser dans un poĕme, quand on peut espérer qu'elles seront bien reçues; et il est du devoir du poěte, en ce cas, de les couvrir de tant de brillants, qu'elles puissent éblouir. Je laisse au jugement de mes auditeurs si je me suis assez bien acquitté de ce devoir pour justifier par là ces deux scènes. Les pensées de la première des deux sont quelquefois trop

1. Voyez la scène iv de l'acte III, et la scène i de l'acte V.

2. Voyez la Poétique, fin du chapitre XXIV.

spirituelles pour partir de personnes fort affligées; mais outre que je n'ai fait que la paraphraser de l'espagnol, si nous ne nous permettions quelque chose de plus ingénieux que le cours ordinaire de la passion, nos poemes ramperoient souvent, et les grandes douleurs ne mettroient dans la bouche de nos acteurs que des exclamations et des hélas ! Pour ne déguiser rien, cette offre que fait Rodrigue de son épée à Chimène, et cette protestation de se laisser tuer par don Sanche, ne me plairoient pas maintenant. Ces beautés étoient de mise en ce temps-là, et ne le seroient plus en celui-ci. La première est dans l'original espagnol, et l'autre est tirée sur ce modèle. Toutes les deux ont fait leur effet en ma faveur; mais je ferois scrupule d'en étaler de pareilles à l'avenir sur notre théâtre.

J'ai dit ailleurs ma pensée touchant l'Infante et le Roi; il reste néanmoins quelque chose à examiner sur la manière dont ce dernier agit, qui ne paroît pas assez vigoureuse, en ce qu'il ne fait pas arrêter le Comte après le soufflet donné, et n'envoie pas des gardes à don Diègue et à son fils. Sur quoi on peut considérer que don Fernand étant le premier roi de Castille, et ceux qui en avoient été maîtres auparavant lui n'ayant eu titre que de comtes, il n'étoit peut-être pas assez absolu sur les grands seigneurs de son royaume pour le pouvoir faire. Chez don Guillen de Castro, qui a traité ce sujet avant moi, et qui devoit mieux connoître que moi quelle étoit l'autorité de ce premier monarque de son pays, le soufflet se donne en sa présence et en celle de deux ministres d'État, qui lui conseillent, après que le Comte s'est retiré fièrement et avec bravade, et que don Diègue a fait la même chose en soupirant, de ne le pousser point à bout, parce qu'il a quantité d'amis dans les Asturies, qui se pourroient révolter, et prendre parti avec les Maures dont son État est environné. Ainsi il se résout d'accommoder l'affaire sans bruit, et recommande le secret à ces deux ministres, qui ont été seuls témoins de l'action. C'est sur cet exemple que je me suis cru bien fondé à le faire agir plus mollement qu'on ne le feroit en ce temps-ci, où l'autorité royale est plus absolue. Je ne pense pas non plus qu'il fasse une faute bien grande de ne jeter point l'alarme de nuit dans sa ville, sur l'avis incertain qu'il a du dessein des Maures, puisqu'on faisoit bonne garde sur les murs et sur le port; mais il est inexcusable de n'y donner aucun ordre après leur arrivée, et de laisser tout faire à Rodrigue. La loi

1. Corneille a remarqué, dans le Discours du Poëme dramatique, que l'amour de l'Infante est un épisode détaché; et dans rExamen de Clitandre, que don Fernand agit seulement en qualité de juge et que ce roi « remplit assez mai la dignité d'un si grand titre ». Il revient encore sur ces deux personnages dans l'Examen d'Horace.

2. VAR. (édit. de 1660-1663): Je ne pense pas non plus qu'il manque beaucoup à ne jeter point, etc.

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