Page images
PDF
EPUB

LE CID

TRAGÉDIE 1

ACTE PREMIER

SCÈNE I

CHIMÈNE, ELVIRE?

CHIMÈNE.

Elvire, m'as-tu fait un rapport bien sincère?
Ne déguises-tu rien de ce qu'a dit mon père?

ELVIRE.

Tous mes sens à moi-même en sont encor charmés :
Il estime Rodrigue autant que vous l'aimez,

Et si je ne m'abuse à lire dans son âme,

Il vous commandera de répondre à sa flamme.

CHIMÈNE.

Dis-moi donc, je te prie, une seconde fois

[ocr errors]

1. Dans les éditions antérieures à 1648, le Cid porte le titre de TRAGI-COMÉDIE. Voyez ci-après, p. 22, note 2.

2. Avant 1660, la pièce commençait autrement. L'entretien de Chimène et d'Elvire était précédé d'une scène entre le comte de Gormas et Elvire, où Corneille mettait dans la bouche même du Comte ce que plus tard il a fait rapporter par Elvire comme un discours du Comte. Nous donnons ci-après, p. 83 et 84, cette première scène et la forme originale de la seconde, qui ne ressemble à la première de notre texte qu'à partir du vers 52 de celle-ci.

Ce qui te fait juger qu'il approuve mon choix.
Apprends-moi de nouveau quel espoir j'en dois prendre an
Un si charmant discours ne se peut trop entendre;
10

be Tu ne peux trop promettre aux feux de notre amours
of our passion
Que t'a-t-il répondu sur la secrète brigue 1. recent courtship
Que font auprès de toi don Sanche et don Rodrigue?
N'as-tu point trop fait voir quelle inégalité
Entre ces deux amants me penche d'un côté ? in der res

La douce liberté de se montrer au jour.

[ocr errors]

ELVIRE.

Non; j'ai peint votre cœur dans une indifférence
Qui n'enfle d'aucun d'eux ni détruit l'espérance1,
Et sans les voir d'un œil trop sévère ou trop doux,

15

[ocr errors]

t

one side

[merged small][ocr errors]

Attend l'ordre d'un père à choisir un époux. to choos
Ce respect l'a ravi, sa bouche et son visage

M'en ont donné sur l'heure un digne témoignage2;

25

30

Et puisqu'il vous en faut encor faire un récit, you wish to
Voici d'eux et de vous ce qu'en hâte il m'a dit :
Elle est dans le devoir; tous deux sont dignes d'elle,
Tous deux formés d'un sang noble, vaillant, fidèle,
Jeunes, mais qui font lire aisément dans leurs yeux
L'éclatante vertu de leurs braves aïeux.
Don Rodrigue surtout n'a trait en son visage
Qui d'un homme de cœur ne soit la haute image,
Et sort d'une maison si féconde en guerriers,
Qu'ils y prennent naissance au milieu des lauriers.
La valeur de son père, en son temps sans pareille,
Tant qu'a duré sa force, a passé pour merveille;
Ses rides sur son front ont gravé ses exploits,
Et nous disent encor ce qu'il fut autrefois.
Je me promets du fils ce que j'ai vu du père;

1. Var. Qui n'enfle de pas un ni détruit l'espérance,

35

Et sans rien voir d'un œil trop sévère ou trop doux. (1660)
2. Var. M'en ont donné tous deux un soudain témoignage. (1660)
3. Var. Don Rodrigue surtout n'a trait de son visage. (1657 in-12)
4. « J'ai vu feu M. Corneille fort en colère contre M. Racine pour
une bagatelle, tant les poëtes sont jaloux de leurs ouvrages.
M. Corneille.... avoit dit en parlant de don Diégue:

Ses rides sur son front ont gravé ses exploits;

M. Racine, par manière de parodie, s'en joua dans ses Plaideurs,
où il dit d'un sergent, acte I, scène 1:

Ses rides sur son front gravoient tous ses exploits;

Quoi! disoit M. Corneille, ne tient-il qu'à un jeune homme de venir tourner en ridicule les plus beaux vers des gens? » (Ménagiana.)

Et ma fille, en un mot, peut l'aimer et me plaire. »
Il alloit au conseil, dont l'heure qui pressoit
A tranché ce discours qu'à peine il commençoit ;
Mais à ce peu de mots je crois que sa pensée
Entre vos deux amants n'est pas fort balancée.
Le Roi doit à son fils élire un gouverneur,
Et c'est lui que regarde un tel degré d'honneur:
Ce choix n'est pas douteux, et sa rare vaillance
Ne peut souffrir qu'on craigne aucune concurrence.
Comme ses hauts exploits le rendent sans égal,
Dans un espoir si juste il sera sans rival;
Et puisque don Rodrigue a résolu son père
Au sortir du conseil à proposer l'affaire,

Je vous laisse à juger s'il prendra bien son temps,
Et si tous vos desirs seront bientôt contents.

CHIMÈNE.

Il semble toutefois que mon âme troublée
Refuse cette joie, et s'en trouve accablée: oppreid
Un moment donne au sort des visages divers,

Et dans ce grand bonheur je crains un grand revers.

ELVIRE.

Vous verrez cette crainte heureusement déçue. tim

CHIMÈNE.

Allons, quoi qu'il en soit, en attendre l'issue.

SCÈNE II

L'INFANTE, LÉONOR, PAGE

L'INFANTE.

Page, allez avertir Chimène de ma part 3
Qu'aujourd'hui pour me voir elle attend un peu tard,
Et que mon amitié se plaint de sa paresse.

LÉONOR.

(Le Page rentre.)

Madame, chaque jour même desir vous presse;
Et dans son entretien je vous vois chaque jour
Demander en quel point se trouve son amour".

40

45

50

55

60

1. Var. Il alloit au conseil, dont l'heure qu'il pressoit. (1660) 2. Var. Vous verrez votre crainte heureusement déçue. (1637-56) 3. Var. Va-t'en trouver Chimène, et lui dis de ma part. (1657-44)

Var. Va-t'en trouver Chimène, et dis-lui de ma part. 1648-56) 4. Var. Et je vous vois pensive et triste chaque jour. (1657-56) 5. Var. L'informer avec soin comme va son amour. (1657-44) Var. Demander avec soin comme va son amour. (1648-56)

L'INFANTE.

Ce n'est pas sans sujet je l'ai presque forcée 1
A recevoir les traits dont son âme est blessée.
Elle aime don Rodrigue, et le tient de ma main,
Et par moi don Rodrigue a vaincu son dédain:
Ainsi de ces amants ayant formé les chaînes,
Je dois prendre intérêt à voir finir leurs peines 2.
LÉONOR.

Madame, toutefois parmi leurs bons succès
Vous montrez un chagrin qui va jusqu'à l'excès 3.
Cet amour, qui tous deux les comble d'allégresse,
Fait-il de ce grand cœur la profonde tristesse,
Et ce grand intérêt que vous prenez pour eux
Vous rend-il malheureuse alors qu'ils sont heureux?
Mais je vais trop avant, et deviens indiscrète.

L'INFANTE.

Ma tristesse redouble à la tenir secrète.
Ecoute, écoute enfin comme j'ai combattu;
Ecoute quels assauts brave encor ma vertu.
L'amour est un tyran qui n'épargne personne :
Ce jeune cavaliers, cet amant que je donne,
Je l'aime.

LÉONOR.

Vous l'aimez !

65

70

75

80

L'INFANTE.

Mets la main sur mon cœur,

Et vois comme il se trouble au nom de son vainqueur,
Comme il le reconnoît.

LÉONOR.

Pardonnez-moi, Madame,

Si je sors du respect pour blâmer cette flamme 6.

1. Var. J'en dois bien avoir soin je l'ai presque forcée
A recevoir les coups dont son âme est blessée. 1657-56)
Le coup, au singulier, dans l'édition de 1644 in-12.

85

2. Var. Je dois prendre intérêt à la fin de leurs peines. (1637-56) 5. Var. On vous voit un chagrin qui va jusqu'à l'excès. (1657-56) 4. Var. Et plaignant ma foiblesse, admire ma vertu. (1637 in-4°) Var. Et plaignant ma tristesse, admire ma vertu. (1657 in-12) 5. Var. Ce jeune chevalier,... (1637 in-4°)

[ocr errors]

La tyrannie de l'usage, dit M. Marty-Laveaux, dans son Lexique de Corneille (tome 1, p. 156), détermină Corneille, dès 1657, dans son édition in-12, à mettre cavalier (qui avait le sens de galant et de gentilhomme), dans tous les endroits où l'on avait d'abord imprimé chevalier" dans l'édition (antérieure) in 4° de la même année.

6 Var. Si je sors du respect pour blâmer votre flamme. (1637 in-12)

Une grande princesse à ce point s'oublier
Que d'admettre en son cœur un simple cavalier1!
Et que diroit le Roi ? que diroit la Castille ? ?
Vous souvient-il encor de qui vous êtes fille?
L'INFANTE.

90

eatter

To disapp

Il m'en souvient si bien que j'épandrai mon sang
Avant que je m'abaisse à démentir mon rang.
Je te répondrois bien que dans les belles âmes
Le seul mérite a droit de produire des flammes;
Et si ma passion cherchoit à s'excuser,

Mille exemples fameux pourroient l'autoriser;

Mais je n'en veux point suivre où ma gloire s'engage;
La surprise des sens n'abat point mon courage 3;
Et je me dis toujours qu'étant fille de roi,

Tout autre qu'un monarque est indigne de moi.
Quand je vis que mon cœur ne se pouvoit défendre,
Moi-même je donnai ce que je n'osois prendre.,
Je mis, au lieu de moi, Chimène en ses liens,
Et j'allumai leurs feux pour éteindre les miens

95

100

Ne t'étonne donc plus si mon âme gênée che
Avec impatience attend leur hyménée :

105

Tu vois que mon repos en dépend aujourd'hui.
Si l'amour vit d'espoir, il périt avec lui 5:
C'est un feu qui s'éteint, faute de nourriture;
Et malgré la rigueur de ma triste aventure,
Si Chimène a jamais Rodrigue pour mari,
Mon espérance est morte, et mon esprit guéri6.
Je souffre cependant un tourment incroyable
Jusques à cet hymen Rodrigue m'est aimable;
Je travaille à le perdre, et le perds à regret;
Et de là prend son cours mon déplaisir secret.

110

115

Je vois avec chagrin que l'amour me contraigne compul

A pousser des soupirs pour ce que je dédaigne;

Je sens en deux partis mon esprit divisé :

Si mon courage est haut, mon cœur est embrasé;

120

1. Var. Choisir pour votre amant un simple chevalier! (1637 in-4°) 2. Var. Et que dira le Roi? que dira la Castille?

Vous souvenez-vous point de qui vous êtes fille?

L'INE. Oui, oui, je m'en souviens, et j'épandrai mon sang
Plutôt que de rien faire indigne de mon rang. (1637-56)

3. Var. Si j'ai beaucoup d'amour, j'ai bien plus de courage. (1657-56) 4. Var. Un noble orgueil m'apprend qu'étant fille de roi (ou du [Roi.) (1657-56)

5. Var. Si l'amour vit d'espoir, il meurt avecque lui. (1637-56) 6. Guari, pour guéri, dans l'édition de 1637 in-12.

7. Var. Je suis au désespoir que l'amour me contraigne. (1637-60)

« PreviousContinue »