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qu'il est toujours auprès des vices que La Rochefoucauld décrit, une vertu qu'il oublie. La fidélité n'est point une invention de l'amour-propre, elle est une condition de l'honneur. Dans le monde, on n'excuse l'infidélité que chez les amants, et quand l'amour est fidèle on en fait une vertu. Pour être juste, l'auteur devoit dire: La fidélité qui paroît en la plupart des courtisans, et non en la plupart des hommes. Quand on a eu le malheur de vivre à la cour, on peut avoir acquis le droit de juger les courtisans, mais non celui de calomnier le genre humain.

CCLI.

Il y a des personnes à qui les défauts siéent bien, et d'autres qui sont disgraciées avec leurs bonnes qualités.

Répétition des Maximes $90, 155 et 273. Ainsi, dans un des ouvrages les plus courts de notre langue, la même pensée se retrouve quatre fois.

CCLIII.

L'intérêt met en œuvre toutes sortes de vertus et de

vices.

Répétition de la Maxime 187.

CCLVII.

La gravité est un mystère du corps, inventé cher les défauts de l'esprit.

pour ca

Il ne peut être question ici que de la gravité affectée. On sait que le duc de La Rochefoucauld voulut avoir sur cette Maxime l'avis de deux personnes d'un caractère bien différent, le grand Arnauld, et Ninon de l'Enclos; Arnauld approuva la Maxime, Ninon la condamna. Il est malheureux qu'on ne nous ait pas conservé les raisons qui dûrent appuyer ces deux juge

ments contraires.

CCLVIII.

Le bon goût vient plus du jugement que de l'esprit.

Pour montrer combien cette Maxime est incomplète, il faut établir les principes.

Il y a deux espèces de goût bien distincts, le goût fondé sur le jugement de l'esprit, et le goût fondé sur le jugement du cœur : l'un est intelligence, l'autre sentiment; l'un s'éclaire par l'étude, l'autre est inspiré par la nature : leur réunion peut seule composer le goût parfait. Ces deux espèces de goût sont distribuées avec une grande inégalité; celui qui vient du cœur

et qui s'exerce sur les beautés morales appartient à tous les hommes; et, à cet égard, on ne peut trop admirer la suprême sagesse qui a répandu, avec tant de profusion, les facultés nécessaires à notre existence, et qui ne s'est montrée avare que des talents inutiles à notre bonheur. Ainsi, dans tout ce qui tient au sentiment et à la vertu, notre goût est éclairé par la nature : c'est l'âme qui juge alors, et tous les hommes ont reçu assez de sensibilité pour reconnoître ce qui leur est bon, et pour en porter un jugement. Il n'en est pas de même du goût qui vient de l'intelligence et qui s'exerce sur les œuvres de l'esprit. Celui-là est plus rare, il n'a été donné qu'à un petit nombre d'hommes parce qu'il n'étoit pas utile à tous. C'est un juge qui analyse les plaisirs, qui y ajoute ou qui en retranche ; c'est un choix plus ou moins délicat, ce n'est jamais une inspiration. Lorsque dans une immense assemblée le vieil Horace prononce le fameux qu'il mourút, l'amour de la patrie qui pénètre le cœur de ce malheureux père, est compris de la multitude qui prononce le même jugement, parce qu'elle a ressenti la même émotion. Mais quelle différence dans ce qui tient au goût de l'esprit! A la première représentation

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du Misanthrope, au moment où Oronte consulte Alceste sur ces vers,

Belle Phyllis on désespère

Alors qu'on espère toujours!

les applaudissements s'élevèrent de toutes les parties de la salle, et le public trouva charmant le sonnet que Molière lui présentoit comme un modèle de ridicule. La foule ne se seroit pas méprise ainsi sur des beautés morales ou héroïques. L'âme de Corneille pouvoit élever l'âme de ses auditeurs; elle étoit sûre d'y trouver des sentiments que son génie savoit réveiller; mais il falloit plus de temps à Molière pour éclairer l'intelligence du public, former son goût, instruire son esprit. Il résulte des principes que nous avons établis, que les jugements du cœur et ceux de l'esprit n'étant que les conséquences des impressions reçues, ils seront d'autant plus profonds que l'un aura plus de sensibilité, et l'autre plus de lumière.

Cette division entre le goût qui vient de la sensibilité, et le goût qui vient de l'intelligence, jette une grande lumière sur les divers jugements que nous portons des mêmes choses aux divers âges de la vie. Dans la jeunesse on prend

de

facilement l'exagération pour de la grandeur, l'affectation pour de l'esprit, la hauteur pour la noblesse. C'est ainsi qu'on préfère d'abord Sénèque à Cicéron, Lucain à Virgile, Ovide à Horace, parce que l'expérience et l'étude peuvent seules nous apprendre à connoître l'opposition qui règne entre ces prétendues beautés et la nature. Aussi voit-on nos jugements changer à mesure que le goût de l'intelligence se perfectionne. Alors on rentre dans la vérité.

J'étois pour Ovide à vingt ans,

Je suis pour Horace à quarante,

a dit un poète; et en parlant ainsi il faisoit l'histoire complète du goût.

Revenant donc à la Maxime de La Rochefoucauld, nous conclurons de nos observations que le goût parfait ne vient pas plus du jugement que de l'esprit, mais qu'il naît de la réunion d'un bon esprit et d'un bon cœur.

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