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que nos goûts le sont aussi. On ne voit point les choses précisément comme elles sont; on les estime plus ou moins qu'elles ne valent, et on ne les fait point rapporter à nous en la manière qui leur convient, et qui convient à notre état et à nos qualités.

Ce mécompte met un nombre infini de faussetés dans le goût et dans l'esprit ; notre amourpropre est flatté de tout ce qui se présente à nous sous les apparences du bien.

Mais comme il y a plusieurs sortes de biens, qui touchent notre vanité ou notre tempérament, on les suit souvent par coutume ou par commodité. On les suit parce que les autres les' suivent, sans considérer qu'un même sentiment ne doit pas être également embrassé par toutes sortes de personnes, et qu'on s'y doit attacher plus ou moins fortement, selon qu'il convient plus ou moins à ceux qui le suivent.

On craint encore plus de se montrer faux par le goût que par l'esprit. Les honnêtes gens doivent approuver sans prévention ce qui mérite d'être approuvé, suivre ce qui mérite d'être suivi, et ne se piquer de rien ; mais il y faut une grande proportion et une grande justesse. Il faut savoir discerner ce qui est bon en général,

et ce qui nous est propre, et suivre alors avec raison la pente naturelle qui nous porte vers les choses qui nous plaisent.

Si les hommes ne vouloient exceller que par leurs propres talents, et en suivant leurs devoirs, il n'y auroit rien de faux dans leur goût et dans leur conduite : ils se montreroient tels

qu'ils sont; ils jugeroient des choses par leurs
lumières, et s'y attacheroient par raison. Il y
auroit de la proportion dans leurs vues, dans
leurs sentiments : leur goût seroit vrai, il vien-
droit d'eux, et non pas des autres ; et ils le sui-
vroient par choix, et non pas par coutume et
par hasard. Si on est faux en approuvant ce qui
ne doit pas
être approuvé, on ne l'est pas moins
le plus souvent par l'envie de se faire valoir par
des qualités qui sont bonnes de soi, mais qui ne
nous conviennent pas. Un magistrat est faux
quand il se pique d'être brave, bien qu'il puisse
être hardi dans de certaines rencontres. Il doit
être ferme et assuré dans une sédition qu'il a
droit d'apaiser, sans craindre d'être faux, et il
seroit faux et ridicule de se battre en duel.

Une femme peut aimer les sciences; mais toutes les sciences ne lui conviennent pas et l'entêtement de certaines sciences ne lui convient jamais, et est toujours faux.

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Il faut que la raison et le bon sens mettent le prix aux choses, et qu'elles déterminent notre goût à leur donner le rang qu'elles méritent, et qu'il nous convient de leur donner. Mais presque tous les hommes se trompent dans ce prix et dans ce rang; et il y a toujours de la fausseté dans ce mécompte.

VII.

DE L'AIR ET DES MANIÈRES.

Il y a un air qui convient à la figure et aux talents de chaque personne on perd toujours quand on le quitte pour en prendre un

autre.

Il faut essayer de connoître celui qui nous est naturel, n'en point sortir, et le perfectionner autant qu'il nous est possible.

Ce qui fait que la plupart des petits enfants plaisent, c'est qu'ils sont encore renfermés dans cet air et dans ces manières que la nature leur a donnés, et qu'ils n'en connoissent point d'autres. Ils les changent et les corrompent quand ils sortent de l'enfance; ils croient qu'il faut imiter ce qu'ils voient, et ils ne le peuvent parfaitement imiter; il y a toujours quelque chose

de faux et d'incertain dans cette imitation. Ils n'ont rien de fixe dans leurs manières ni dans leurs sentiments; au lieu d'être en effet ce qu'ils veulent paroître, ils cherchent à paroître ce qu'ils ne sont pas.

Chacun veut être un autre, et n'être plus ce qu'il est; ils cherchent une contenance hors d'eux-mêmes, et un autre esprit que le leur ; ils prennent des tons et des manières au hasard; ils en font des expériences sur eux, sans considérer que ce qui convient à quelques uns, ne convient pas à tout le monde, qu'il n'y a point de règle générale pour les tons et pour les manières, et qu'il n'y a point de bonnes copies.

Deux hommes néanmoins peuvent avoir du rapport en plusieurs choses, sans être copie l'un de l'autre, si chacun suit son naturel; mais personne presque ne le suit entièrement : on aime à imiter. On imite souvent, même sans s'en apercevoir, et on néglige ses propres biens pour des biens étrangers, qui d'ordinaire ne nous conviennent pas.

Je ne prétends pas par ce que je dis, nous renfermer tellement en nous-mêmes, que nous n'ayons pas la liberté de suivre des exemples, et de joindre à nous des qualités utiles ou nécessaires, que la nature ne nous a pas données. Les

arts et les sciences conviennent à la plupart de ceux qui s'en rendent capables. Labonne grâce et la politesse conviennent à tout le monde; mais ces qualités acquises doivent avoir un certain rapport, et une certaine union avec nos propres qualités, qui les étende et les augmente imperceptiblement.

Nous sommes élevés à un rang et à des dignités au-dessus de nous; nous sommes souvent engagés dans une profession nouvelle, où la nature ne nous avoit pas destinés. Tous ces états ont chacun un air qui leur convient, mais qui ne convient pas toujours avec notre air naturel. Ce changement de notre fortune change souvent notre air et nos manières, et y ajoute l'air de la dignité, qui est toujours faux quand il est trop marqué, et qu'il n'est pas joint et confondu avec l'air que la nature nous a donné. Il faut les unir et les mêler ensemble, et faire en sorte qu'ils ne paroissent jamais séparés.

On ne parle pas de toutes choses sur un même ton, et avec les mêmes manières. On ne marche pas à la tête d'un régiment, comme on marche en se promenant. Mais il faut qu'un même air nous fasse dire naturellement des choses différentes, et qu'il nous fasse marcher différemment, mais toujours naturellement et comme il

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