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CHAPITRE XXXII

L'ASSISTANCE ET LA PRÉVOYANCE

L'assistance publique et privée est du domaine de l'économie politique parce qu'elle est un mode d'acquisition d'objets nécessaires à la vie. L'immense majorité des hommes se procurent ces objets par le travail ou par l'échange, c'est-à-dire d'une manière onéreuse, en payant, mais un nombre assez grand de personnes les obtiennent gratuitement, par pur don. Une partie de ces personnes, femmes, enfants, vieillards, sont les membres d'une famille dont le chef produit des biens ou jouit de rentes, celles-là nous devons les considérer comme prenant part à la production, car le chef de la famille travaille pour elles ; mais il en est d'autres pour lesquelles nul ne travaille, et qui ne travaillent pas elles-mêmes, nous parlons des malades, des infirmes et des individus sans ressources; ces personnes-là ne pourraient pas vivre si elles ne recevaient. l'assistance publique, ou des secours privés, en un mot, si la charité n'avait soin d'elles.

Sur l'obligation de cette assistance, comme sur toute chose relativement à laquelle le sentiment et la raison peuvent entrer en conflit, les opinions diffèrent; les gens qui se laissent guider par leur sentiment soutiennent l'affirmative, ceux qui consultent de préférence la raison, la négative. Ces derniers sont d'avis qu'en dehors des préceptes de la religion, rien, sinon notre bon cœur, ne nous

oblige à venir en aide à notre prochain. Nous devons faire abstraction ici des préceptes religieux, parce que les personnes qui leur accordent de l'autorité les considèrent comme des prescriptions émanant d'une puissance supérieure qui est hors et au-dessus de l'humanité, prescriptions qui ne peuvent agir que sur le sentiment, tandis que nous désirons connaître et nous avons la tâche de communiquer ici les enseignements de la science, qui sont ceux de la raison. Or, aucun de ceux qui se sont prononcé d'une manière générale en faveur de l'assistance obligatoire n'ont pu donner des arguments scientifiques à l'appui de leur doctrine, ils se sont contentés d'affirmer, en y ajoutant parfois quelques phrases éloquentes qui n'émeuvent que leurs partisans.

pour celui qui enseigne -d'écouter aussi la raison,

Au fond, nous nous demandons s'il vaut la peine d'entrer en discussion sur l'obligation de l'assistance, puisque nous sommes sûr d'avance de conclure en faveur de sa nécessité, comme l'ont fait presque tous ceux qui ont abordé la matière; mais si les hommes de cœur en viennent toujours là, il est très utile c'est même un devoir strict quitte à ne pas prendre ses enseignements à la lettre, car le sentiment ne le permettrait pas. Or la raison démontre que si notre voisin commet des fautes dont les conséquences le font souffrir, aucune loi naturelle, divine, humaine, ne peut nous obliger à souffrir à sa place. Pierre s'est amusé à séduire Pierrette, et l'abandonne ensuite: sommes-nous tous tenus d'avoir soin de son enfant? La raison dirait nettement non, mais le sentiment lui met la main sur la bouche pour l'empêcher de parler. Nous ne croyons pas que cette intervention sociale, certaine et prévue, soit salutaire à l'humanité; il faut toujours laisser parler la raison, le sentiment n'en fera pas moins à sa tête, il est coutumier du fait, seulement, il y mettera un certain ordre, une

certaine prudence, de la modération, ce qui lui permettra d'ailleurs de mieux atteindre le but, à la satisfaction générale.

On ne saurait être, en effet, responsable d'un mal qu'on n'a pas pu empêcher, dénué, comme on l'était, d'action sur les hommes et les choses qui l'ont commis. N'est-ce pas cela qu'on appelle : « force majeure », l'excuse universelle? Paul a assassiné; va-t-on décapiter la société ou l'État qui auraient dû protéger la victime, et qui l'auraient effectivement protégée s'ils avaient pu? Nullement; Paul a commis le crime, c'est lui seul qui est rendu responsable. Parmi ceux qui tombent dans la misère, il en est beaucoup qui sont la cause directe de leurs souffrances et qui doivent en porter la responsabilité; toutes les législations sur les pauvres en tiennent compte dans une certaine mesure (par exemple en déclarant leur devoir du travail et (1) non des secours, mais dans la pratique on ne peut pas toujours exécuter les préceptes de la raison pure, car il s'agit de rapports entre les hommes, et même de passions, les forces les moins disciplinables. Ainsi, une des causes les plus fréquentes de la misère sont les mariages prématurés, inconsidérés. Les enfants viennent, et l'on n'a pas de quoi les nourrir, et s'ils réussissent néanmoins à grandir, ils se font concurrence sur le marché du travail et contribuent à réduire le salaire au minimum. Voilà, quoi qu'en disent les gens soumis au respect humain et qui flattent une sensiblerie malsaine, la vraie cause du mal, qu'on ne voit pas ou qu'on ne veut pas voir, c'est que les hommes sont à l'étroit dans bien des pays, on se sent les coudes, on se gêne, et on n'est pas toujours de force pour lutter; voilà

(1) Cela ne veut pas dire qu'on reconnaît le droit au travail. Parce qu'il vous a plu de venir au monde sans ma permission, il faut que je vous fasse faire une table ou des souliers dont je n'ai pas besoin. Vous dites: J'ai droit à l'existence, je puis me borner à répondre en disant : prouvez-le en gagnant votre vie; c'est donner à entendre qu'il faut se rendre utile.

le point de départ d'une bonne partie de la misère dont on se plaint, celle qui aplanit la voie au socialisme.

Or, est-il possible d'exercer une influence directrice sur les mariages, peut-on empêcher les rapports illégitimes et la naissance d'enfants naturels? Peu de personnes le croient, et nous en doutons pour notre part. De plus, la loi et la société ont-elles assez d'influence sur les hommes pour les empêcher d'être paresseux, ivrognes, débauchés, ou seulement imprévoyants et dénués d'ordre? Personne ne l'admet. Il est donc évident que ce ne saurait être un devoir social, et encore moins légal (inspiré par la raison) de venir indistinctement en aide à tout ceux qui souffrent; ce ne peut être, tout au plus, qu'un devoir moral (inspiré par le sentiment) et qui ne confère aucun droit à celui qui est l'objet de notre pitié (1). C'est ce point purement théorique, la non-obligation, que nous désirons établir, et nous le croyons établi par ce qui précède. Ce point se trouve corroboré par les fâcheux résultats de l'assistance publique. Là où la charité légale est introduite, elle fait plus de mal que de bien. Nous ne parlerons pas des grosses sommes qu'elle coûte, mais on a des exemples que l'impôt à payer est si lourd, qu'il fait passer des assistants dans la classe des assistés. C'est la charité légale qui fait naître le paupérisme, c'est-à-dire la pauvreté professionnelle et héréditaire, elle produit ce genre particulier de corruption qu'on constate chez les hommes qui se croient en droit d'être pauvres ou « à la charge de la paroisse ». La grande industrie n'a aucun rapport avec le paupérisme; une crise industrielle peut multiplier les gens qui ont besoin d'un secours, mais c'est pour la durée de la crise; ce n'est pas une pauvreté à vie, et la pau

(1) La pitié, en secourant un malheureux, lui relève le moral par l'intérêt qu'on lui montre; l'assistance publique est toujours froide et souvent dégradante. Le pauvre qui croit que le secours lui est dû, est par cela même un homme dégradé.

vreté n'est pas une profession, comme chez les paupers, terme qui suffit pour indiquer que la chose vient d'un pays d'assistance obligatoire.

Ainsi, point de charité légale qui donne un droit à chacun de réclamer, d'exiger un secours ; que la charité reste une vertu privée, qu'elle soit exercée même par des associations, et que l'assistance, surtout communale (qui est la plus rapprochée de l'indigent), vien ne compléter les bonnes œuvres des particuliers et en combler les lacunes, afin que dans un pays civilisé aucune souffrance réelle, et surtout imméritée, ne reste sans soulagement, voilà, il nous semble, à quoi il faut tendre, et voilà aussi ce qu'on peut réaliser.

C'est en effet aux communes qu'incombe, selon l'opinion à peu près générale, l'exercice de l'assistance publique, parce qu'elle est plus près du malheureux, le voit souffrir, et peut intervenir sans délai; ce qui n'empêche pas l'Etat et les provinces d'aider les communes au besoin. Partout aussi on distingue trois catégories de nécessiteux :

1° Ceux qui ne peuvent travailler. Ce sont les plus intéressants, les malades, les infirmes, les enfants, les alié nés, etc. Il s'agit de les secourir efficacement, dût-on s'imposer des sacrifices.

Ce qu'on a appelé le darwinisme, et ce qu'on désigne plus clairement par le principe de la sélection (la conservation des forts et l'élimination des faibles) n'a rien à voir en cette affaire. La charité n'empêche pas la sélection d'agir dans les limites de son fonctionnement, car nous soulageons plutôt que nous ne guérissons; puis la nature agit dans les profondeurs inaccessibles où la vie, la santé et la maladie s'élaborent, et non sur la surface où se montrent seulement les symptômes. Du reste, nous ne sommes pas obligés de seconder la nature dans ses ten lances et ses œuvres; nous devons la dominer, la diriger selon nos vues,

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