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CHAPITRE XXX

LES BÉNÉFICES DE L'ENTREPRENEUR

Le bénéfice de l'entrepreneur est le dernier revenu que la science économique ait dégagé. Pendant longtemps on confondait l'entrepreneur avec le capitaliste ou mieux, on ne les distinguait pas et ce personnage causait encore des embarras à Ad. Smith et à Ricardo, même à J.-St. Mill, qui voyaient bien que le « profit » renfermait autre chose que les intérêts du capital. Ce retard vient sans doute de ce que l'entrepreneur non capitaliste était bien autrement rare avant le développement de la grande industrie que de nos jours. Tant que la qualité de capitaliste et celle d'entrepreneur étaient réunies dans la même personne, c'est la première qui frappa presque exclusivement l'observateur, sans doute à tort, et l'on ne songea à isoler la qualité d'entrepreneur que lorsqu'on la rencontra seule. De tout temps, il est vrai, existait le petit entrepreneur presque sans capital, le simple artisan travaillant pour son compte et à ses risques et périls; mais on a longtemps réservé le mot entreprise aux affaires importantes, et spécialement à certaines catégories d'affaires présentant un aléa; l'on n'est arrivé à étendre ou à généraliser le sens du mot, que lorsqu'on s'est mis à le définir. La science dut rechercher les signes caractéristiques de l'entrepreneur, et elle les trouva beaucoup plus souvent que le vulgaire ne le pensait, puisque la

définition scientifique est beaucoup plus large que l'emploi du mot dans le langage ordinaire.

Pour l'économiste, est entrepreneur celui qui dirige une affaire industrielle ou commerciale (construction, transport, etc., compris) sous sa responsabilité personnelle, en subissant les pertes et en jouissant des bénéfices. Le mot entrepreneur renferme bien le sens de initiateur, celui qui imagine et met en train, et c'est dans ce sens que le langage vulgaire se sert de ce mot; mais l'observateur superficiel n'était frappé que par le fait de l'initiative; l'économiste, plus attentif, constate en outre que l'entrepreneur dirige l'affaire, et en réalise les profits... ou les pertes. Les profits peuvent être réalisés en un temps très court, par une seule opération, ou aussi par des opérations de longue haleine, comme le creusement d'un canal, la construction d'un chemin de fer, et la réalisation peut se faire en une fois en liquidant l'affaire ou par une série de petites opérations, comme dans une fabrication de drap, de toile, de fer ou dans un magasin de vente quelconque, sans parler des entreprises de transport et mille autres. C'est la durée de nombreuses catégories d'affaires, c'est surtout la rentrée successive des bénéfices qui ont distrait l'attention de l'élément initiative contenu dans le mot, pour ne plus faire penser qu'aux éléments direction, responsabilité, profits et pertes. Aussi, le chef d'une maison d'affaires est entrepreneur lors même qu'il n'a pas créé la maison.

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Est-il nécessaire de définir une entreprise? C'est une affaire, une industrie, un commerce qui se charge d'une production ou d'un service à rendre. Donc une usine à fer est une entreprise; de même une filature de coton; une laiterie qui achète le lait et le distribue à ses clients; une épicerie ou une boucherie; un service de transport pour les petits colis, etc. On a vu que le mot « entreprise » ne s'applique qu'aux travaux faits pour le service d'autrui,

et non à ceux qu'on fait pour soi, pour son propre ménage; ce seraient des ouvrages domestiques. Or, l'économie politique n'étudie que certains rapports entre les hommes, ceux par lesquels ils se facilitent mutuellement, et à titre onéreux (ce qui comprend la voie d'échange), la satisfaction de leurs besoins.

Nous connaissons maintenant l'entrepreneur et l'entreprise; essayons d'établir en quoi consiste son revenu propre, car il faut bien qu'il ait un revenu propre, pour prendre une part distincte dans la répartition des produits de l'entreprise. Nous avons distingué jusqu'à présent le salaire du travail, la rente du sol, l'intérêt du capital, l'origine de ces différents revenus est bien connue, mais celle du bénéfice de l'entrepreneur le semble moins. On l'avait d'abord cherchée dans le capital. On s'était dit qu'il y a deux manières d'utiliser le capital: de le prêter, et alors on n'a droit qu'aux intérêts; ou de le faire valoir soi-même dans une entreprise, et dans ce dernier cas on gagne bien. davantage, car il faut bien qu'on soit indemnisé de sa peine. D'autres ont pensé que le bénéfice est obtenu par les efforts, par le travail de l'entrepreneur; ce serait donc plutôt une sorte de salaire qui lui est dû; et ils ajoutaient que ce salaire devant être «< plus élevé », puisqu'il rémunérait un travail intellectuel, ou seulement parce qu'il était « d'une sorte particulière ». D'autres enfin se sont borné à expliquer le bénéfice par la différence entre le prix d'achat des matières premières et du travail et le prix de vente des produits, sans autrement se prononcer sur la nature des bénéfices.

Il est évident que le bénéfice résulte de la différence entre le prix de revient et le prix de vente, mais quelle est la nature du mérite que le bénéfice est destiné à récompenser? car le bénéfice n'est ni une partie des intérêts du capital, ni un salaire Le genre d'effort propre à l'en

trepreneur, c'est la spéculation comprenant l'invention. et la réalisation de l'entreprise, ainsi que l'aléa qu'on court toujours en pareil cas. La récompense est donc bien méritée. En effet, spéculer, en écononomie politique veut dire: prévoir des besoins et chercher à les satisfaire, c'est donc la tâche la plus économique qu'on puisse se donner. L'entrepreneur actif devient pour ainsi dire un petit centre, un pivot économique. Toute production exige le concours du travail et du capital, du travail et de la nature, le plus souvent la coopération des trois facteurs réunis. Ces facteurs n'agissent pas spontanément, ni automatiquement; c'est à l'entrepreneur à les mettre en mouvement et à faire converger leurs efforts vers le but à atteindre. Mais l'exécution forme la seconde partie de sa tâche; avant de s'adresser à eux, il doit s'acquitter de la première partie de sa besogne, qui consiste à concevoir l'entreprise, à l'étudier, à combiner les moyens d'exécution et surtout à bien calculer le prix de revient et le produit probable de la vente.

Ainsi, l'entrepreneur doit calculer d'avance ce que coùteront les matières premières, le travail, les capitaux à emprunter et le reste, il doit prévoir les circonstances prévoyables et notamment la situation probable du marché au moment de l'achèvement des produits. Si ces calculs ont été bons, la spéculation réussit et l'entrepreneur reçoit sa récompense; s'ils ont été mauvais, ou si des événements imprévus les ont contrecarrés, l'entrepreneur est en perte, il n'a rien pour sa peine et son avoir peut se trouver être détruit. Cet aléa inhérent à toute entreprise a été souvent pris pour la marque caractéristique de l'entreprise. Elle n'est qu'une de ses marques. En tout cas, la part spécifique de l'entrepreneur n'a rien de fixe ou de certain comme le salaire, les intérêts ou la rente, c'est le résultat d'une combinaison aléatoire, mais fort différente de celle d'une loterie. Dans la loterie le hasard est tout, dans l'entreprise on

ne doit rien abandonner au hasard, on le combattera jour et nuit avec acharnement, et normalement on ne doit succomber qu'à des coups qu'on ne pouvait pas prévoir.

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Pour montrer que c'est bien - toujours normalement — l'entrepreneur qui est l'âme de l'affaire, il suffit de rappeler que l'un réussit où l'autre échoue et plus particulièrement que c'est à « l'esprit d'entreprise » qu'on attribue le succès du commerce extérieur et la création d'un grand nombre d'institutions d'utilité générale, qui n'ont pas été sans procurer de beaux bénéfices à ceux qui les ont fondées.

Mentionnons en passant l'habitude prise en Allemagne - du moins dans certains traités d'économie politique et dans la plupart des monographies - de distinguer entre le revenu de l'entrepreneur et son bénéfice. Cette distinction est sans utilité. Ce qui nous importe, c'est de dégager les bénéfices et d'en fixer la nature. Qu'un entrepreneur ne gagne que le produit de sa spéculation ou qu'il perçoive en outre les intérêts d'un capital qu'il aurait mis dans l'affaire ou encore qu'il possède en même temps une maison de rapport, des rentes sur l'État et d'autres revenus, cela peut nous être complètement indifférent. Mais, dira-t-on, il ne s'agit pas de ce qu'un entrepreneur possède en dehors de l'affaire qu'il dirige, mais de ce qu'il y met. On entend par là que l'entrepreneur peut exposer dans sa production un capital lui appartenant, et dont il doit compter les intérêts à part parmi ses frais de production. Sans doute, mais ce n'est là qu'un simple détail de comptabilité et ne touche en rien à la théorie. On fait remarquer aussi que l'entrepreneur peut travailler de ses mains ou s'abstenir, mais que s'il travaille il doit se compter un salaire, et dans ce cas ses revenus se composeraient de bénéfice+intérêts salaire.

C'est embrouiller la question. Les intérêts et les salaires n'ont rien qui soit particulier à l'entrepreneur; or c'est

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