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de leurs contradicteurs, comme on l'a montré en plusieurs endroits de ce livre), mais qu'il subit encore bien d'autres influences. J'ai souvent remarqué, en effet, que l'homme ne se conforme pas toujours aux inspirations de l'économie politique pure, il ne le fait que lorsqu'il est sous l'empire de la raison pratique; or, le plus souvent, la raison est influencée par un sentiment, et même par une passion; d'autres fois, l'homme agit d'instinct, suit une impulsion quelconque, ou s'abandonne à l'inconscience ou à la paresse.

Abrégeons. Nous retrouverons M. Mithoff, car lui aussi divise les revenus en rentes, salaires, intérêts, bénéfices, matières auxquelles nous aurons à consacrer des chapitres, afin de les examiner de près.

M. G. Boccardo, Economia politica, t. I (7o éd., Turin, 1885), commence ainsi (p. 242) le premier chapitre relatif à la distribution « Deux éléments contribuent à produire la richesse : la nature et l'homme. L'homme y concourt par son travail accumulé, le capital... Or, nous savons que lorsqu'un produit est présenté au marché et vendu, le prix doit contenir les frais de production, la rémunération de tous les producteurs qui ont contribué à l'établir. Ainsi la valeur de l'objet doit suffire pour indemniser tous ceux qui lui ont donné sa valeur actuelle, celui qui a fourni le capital et celui qui a fourni le travail, comme aussi l'entrepreneur... »

L'auteur passe en revue les diverses sources de revenu qui sont en même temps les divers modes de rémunération de la coopération à la production, et il cherche ensuite à formuler des proportions, mais sous la forme hypothétique; on ne peut rien déterminer en ces matières d'une manière absolue. M. Boccardo cite Bastiat qui (Harmonies, chapitre CAPITAL, p. 206) pose « comme inébranlable » l'axiome suivant : « A mesure que les capitaux s'accroissent, la part absolue des capitalistes dans les produits totaux augmente et leur part relative diminue. Au contraire, les travailleurs voient augmenter leur part dans les deux sens. » Je crois que cette proposition renferme beaucoup de vérité, elle est peut-être absolument vraie, mais Bastiat a eu le tort de vouloir appuyer sa théorie par des chiffres, et comme ces chiffres ne sont pas le résultat de l'expérience, il a affaibli son argumentation. Citons (p. 206):

« Je ferai mieux comprendre ma pensée (dit Bastiat) par des chiffres.

«

Représentons les produits totaux de la société, à des époques successives par les chiffres 1,000, 2,000, 3,000, 4,000, etc. « Je dis que le prélèvement du capital descendra successivement de 50 p. 100 à 40, 35, 30 p. 100, et celui du travail s'élèvera par conséquent de 50 p. 100 à 60, 65, 70 p. 100. De telle sorte néanmoins que la part absolue du capital soit toujours plus grande à chaque période, bien que sa part relative soit plus petite. << Ainsi le partage se fera de la manière suivante :

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«Telle est la grande, admirable, consolante, nécessaire et inflexible loi du capital... » Oui, si les chiffres n'étaient pas arbitraires. Bastiat avait autant de foi que de science. M. Boccardo dit que M. Schäffle a exprimé plus récemment e più diffusamente (p. 342 en bas) des idées analogues, mais comme il n'indique pas l'endroit, je ne l'ai pas trouvé. En cherchant dans Bau und Leben des socialen Körpers de cet auteur, nous avons vu (t. III, p. 451) qu'il tient compte (ce que Bastiat semble avoir oublié de faire) de la très rapide multiplication des classes ouvrières (die zu starke absolute Vermehrung der arbeitenden Klassen). C'est qu'il y a toujours deux choses en présence : l'homme et la nature; la nature a des limites, mais l'homme en a-t-il, en dehors de celles que la nature elle-même lui pose? Quant à la distribution, nous avons vu, t. III, p. 450 et suiv. et p. 491 et suiv., que M. Schäffle est assez disposé à considérer le régime actuel comme celui de la spoliation générale, où tout le monde trompe tout le monde, et le régime socialiste comme celui où toutes les vertus seront récompensées et aucun vice puni, car il n'y aura plus de vice sous le socialisme, dès que les entrepreneurs capitalistes auront été remplacés par des surveillants politiques de la production des fonctionnaires de l'État salariés au moyen de la crème de la production, les hommes deviendront des anges..., du moins est-ce ainsi qu'on peut ou doit interpréter les textes précités.

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CHAPITRE XXVII

LA RENTE

La rente, « la rente économique » (1), est le nom qu'on donne au revenu obtenu en dehors ou en sus de ce que peuvent produire le travail et le capital réunis; en d'autres termes, c'est le produit plus ou moins spontané de la nature. Il est des productions qui sont impossibles sans le concours de la nature, ou des forces naturelles, on ne peut produire aucune plante sans solliciter le travail mystérieux qui met en mouvement le germe contenu dans la semence, germe qui deviendra l'épi ou l'arbre. Mais en dehors de cette action vitale, bien d'autres forces naturelles sont utilisées par l'homme: il fait marcher ses navires sur l'eau et les dirige à l'aide de la rame (levier), du vent, de la vapeur; il force les chutes d'eau à mettre en mouvement ses machines; il fait de l'électricité un serviteur vraiment merveilleux, et nous pourrions prolonger grandement l'énumération.

Certaines forces de la nature répandent partout leurs bienfaits sans aucune intervention de l'homme les rayons du soleil vont porter la vie dans les champs, ils vont dorer les moissons et mûrir les vendanges. Pour diriger le navire qui fend les flots, le vent à lui seul ne suffit pas, il faut encore que le navigateur sache disposer les voiles pour

(1) On a peut-être eu tort de franciser le mot anglais rent; dans cette acception abstraite on aurait dû lui laisser la forme anglaise. Du reste, dans le langage ordinaire il signifie loyer, fermage, en Angleterre.

recevoir cette force inconsciente et la contraindre à pousser le navire vers le port. Dans d'autres cas, pour pouvoir utiliser les forces naturelles qui ne sont par elles-mêmes ni intelligentes ni bienveillantes, l'homme sera obligé de s'en emparer, de les assujettir et de se les approprier; c'est à ce moment seulement que ces forces naturelles entrent dans le domaine économique et qu'on en fait des instruments ordinaires de production pour les hommes. Tant qu'elles sont libres comme les rayons du soleil ou le vent, elles constituent des objets d'étude pour d'autres sciences que l'économie politique, il en est même qui ne seront jamais assujetties et appropriées, nous devons donc renoncer à les compter un jour parmi les biens économiques.

Pour assujettir et s'approprier une force naturelle, l'homme est souvent obligé d'employer du travail et même du capital. Une fois appropriée, cette force captée sera un instrument de production, et en cette qualité elle compte parmi les capitaux. Par cette raison, de bons esprits ont pensé qu'il n'y avait pas lieu de faire de la terre c'est, au point de vue économique, la force naturelle par excellence un agent de production d'une classe spéciale, mais qu'on devait la considérer simplement comme un capital. Dans ce cas, il n'y aurait pas de rente, mais seulement un intérêt du capital immobilier, intérêt qu'on appelle loyer ou fermage, pour marquer qu'il a une différence entre ce capital et le capital mobilier. La différence la plus saillante qui distingue ces deux sortes de capitaux consiste en ceci le capital mobilier ne se rend pas en nature, mais par équivalence (1), par exemple, par un capital de 100,000, on rend une somme pareille composée d'autres pièces; tandis que le capital immobilier est toujours rendu identiquement en nature (sauf accident), le prêteur en

(1) Pour les objets mobiliers qu'on rend en nature (par ex. un cheval) on paye un loyer et non des intérêts.

reste propriétaire, ce qui n'est pas le cas pour les billets de banque qu'on prête: on ne reste pas propriétaire du billet, mais d'une valeur égale.

Nous aurions encore une raison particulière pour ne voir que des capitaux immobiliers là où bien d'autres économistes verraient des terres fonctionnant comme agents naturels; c'est que la rente du sol ne peut exister que dans un pays neuf, car le premier occupant profite seul des dons gratuit de la nature; dans les contrées peuplées depuis longtemps, les propriétaires actuels ont acheté le domaine et ont payé la valeur des forces naturelles comme celle des améliorations exécutées par leurs prédécesseurs. Les forces naturelles ne sont donc pas gratuites pour les détenteurs actuels de la terre; pour eux la ferme est un capital de x francs, qui doit produire un revenu de y francs. On a voulu distinguer entre les améliorations opérées sur le sol, qui seules seraient vendues, et les forces naturelles, qui resteraient gratuites, mais c'est là une doctrine en l'air, à tendances. Beaucoup de ces améliorations ayant été indispensables pour rendre le sol cultivable, elles sont identifiées avec la terre, il n'y a aucun intérêt pratique à les en séparer. Malgré nos objections contre la rente, nous maintiendrons, avec ces réserves, la rente comme une classe spéciale de revenus: 1° parce qu'il y a toujours ou il y aura encore longtemps des terres nouvellement appropriées; 2° parce que la rente, « le revenu obtenu en sus du produit ordinaire du travail et du capital », dû surtout à un don naturel, physique ou intellectuel, se retrouve en dehors de la culture du sol, dans la bonne situation d'une maison, d'une usine, d'un magasin, ainsi que dans beaucoup de professions, où des avantages particuliers et même de simples dons naturels peuvent constituer une rente, de sorte qu'il est scientifiquement utile de la dégager et de l'isoler (1). (1) Le gosier d'une grande cantatrice produit une rente, car aucun travail

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