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infériorité dans les luttes de la concurrence internationale et celle d'avoir un solde à payer (1).

La concurrence est devenue un mot malsonnant. Pourtant, concurrence est synonyme de liberté. Nous avons déjà dit, en parlant de l'industrie, que le concours de tous est la condition du progrès; que sans concurrence on s'endort, on tombe et reste embourbé dans la routine; qu'on lui doit des prix plus bas, des produits meilleurs. On insiste sur l'acharnement de la lutte, et particulièrement sur les abus et les fraudes qu'elle provoque assez souvent. Nous avons répondu : Qu'on punisse la fraude, mais qu'on maintienne la liberté honnête. Protégeons avant tout le faible! s'écrie-t-on. Cela veut-il dire qu'il faut payer plus cher le maladroit que l'habile? De quelle nature est la faiblesse qui réclame? Protégeons le faible contre la violence et l'oppression, mais non contre la justice; il n'est que juste de couronner l'œuvre la plus forte. Ne confondons pas les phrases avec les vérités.

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Sur le marché universel, c'est-à-dire, dans la grande mêlée des vendeurs et acheteurs du monde entier, la victoire appartiendra toujours au plus fort; personne ne rompt une lance pour le faible, on dédaigne même de lui offrir une phrase hypocrite pour adoucir sa défaite, car dans les masses anonymes la nature seule agit, et elle n'est pas tendre. Chaque nation doit donc armer les siens pour la lutte, et c'est précisément la lutte la concurrence — qui fortifie.

Nous avons dit que le commerce a pour mission de mettre les produits à la portée de ceux qui en ont besoin, d'être l'intermédiaire entre producteur et consommateur, le complément naturel de la division du travail. Pour que le but soit atteint, il faut qu'un certain nombre de commerçants

(1) Nous examinerons dans un autre chapitre l'effet d'une forte exportation de métaux précieux.

aient assez de savoir et d'intelligence pour prévoir à peu près les événements, et assez de courage d'entreprise pour agir selon leurs prévisions: nous avons défini la SPÉCULATION. On peut spéculer en petit et en grand; on spécule à coup sûr ou d'une manière plus ou moins aléatoire, avec des procédés simples ou compliqués. L'épicier, en constatant que la saison n'a pas été favorable à la betterave, s'approvisionnera de sucre, prévoyant qu'il renchérira naturellement par le fait de sa rareté (1). Il ne le fait ni par humanité, ni par fraternité, ni par d'autres synonymes de « désintéressement », il le fait pour gagner de l'argent; mais ses clients en profitent, car ils trouveront le sucre au moment où ils en auront besoin. L'épicier prévoyant a mérité le gain qu'il fait, la justice la plus exigeante n'a rien à lui reprocher, il a simplement accompli son devoir de bon commerçant, en restant toujours bien approvisionné, à son profit, sans doute, mais aussi au grand avantage de ses clients.

Mais c'est là de la spéculation rudimentaire, c'est l'a, b, c du métier, que chacun connaît d'instinct; à peine si l'on daigne employer le mot de spéculation pour si peu. On songe plutôt au négociant muni de capitaux et jouissant de crédit, qui fait venir le thé de Chine, le café de Java, du Brésil, de la Martinique, du coton, du blé, du cuivre et autres matières des quatre coins du monde. On a en vue aussi le fabricant qui entasse des produits dans ses magasins pour satisfaire aux demandes futures. Le terme de spéculation est presque réservé aux grandes affaires qui prévoient l'avenir. On aurait tort de vouloir insister dans la définition sur le côté aléatoire de ce genre d'entreprise - il

(1) Nous n'approuvons nullement les manoeuvre à l'aide desquelles on acca pare tout l'approvisionnement du pays en une denrée quelconque, pour la revendre au prix du monopole. Heureusement, ces spéculations monstres et monstrueuses réussissent rarement. Mais la petite spéculation doit être encouragée. Il y a tant de boutiquiers apathiques! Ils rendraient les monopoles plus difficiles s'ils étaient un peu moins routiniers.

ni même plus que

y a des spéculations presque sans aléa de raison sur les mobiles égoïstes. Mobiles égoïstes tant que vous voudrez (ne jugez pas les autres, pour que vous ne soyez pas jugé vous-même, dit avec grande raison l'Évangile); mais la spéculation ne RÉUSSIT que si elle rend service, si l'on a prévu un besoin à venir et qu'on l'a satisfait.

C'est grâce à la spéculation toujours en éveil que bien des disettes ont été prévenues, on en était quitte pour une cherté. Mais l'ingrat public ne veut pas de cherté non plus - bien des malades refusent les médicaments amers on fait donc mauvaise mine aux spéculateurs. On accepte l'avantage, mais on ne voudrait pas être tenu de le payer. Si les spéculateurs étaient toujours restés dans de justes limites, les choses auraient fini par s'éclaircir, le public aurait compris le mécanisme; mais en dehors du désir de faire une affaire lucrative, il y a des hommes que l'aléa attire, fascine, empoigne; ceux-là ne spéculent pas pour atteindre le but, qui est l'approvisionnement constant aux moindres frais possibles, ils spéculent pour le plaisir de spéculer, c'est un jeu pour eux. Quelques-uns peuvent vouloir s'enrichir par ce moyen, et même, pour aller plus vite, recourir à des manœuvres déloyales; mais généralement les excès de spéculation se punissent d'eux-mêmes, et les abus et les fraudes sont justiciables des tribunaux. Répétons-le, les spéculations poussées trop loin tournent habituellement contre leurs auteurs; personne, pas même un groupe, pas même le plus puissant « syndicat », n'a assez de capitaux pour accaparer sérieusement tout un approvisionnement; il se produit toujours, dans la combinaison, une fêlure, une solution de continuité par où le succès fuit et disparaît.

Les spéculations, quand elles échouent, produisent des crises. Quand une seule maison a spéculé, elle est seule exposée à faire faillite encore peut-elle en entraîner

d'autres dans sa chute quand toute une branche du commerce ou de l'industrie est atteinte, le mal est plus étendu; il l'est davantage encore quand l'excès de spéculation a porté sur les fonds publics, sur les valeurs de bourse; mais la crise est plus profonde et plus durable quand elle affecte un ensemble d'industries.

Ce qui cause l'explosion d'une spéculation, « le krach », c'est la limitation naturelle du crédit (voy. ce chapitre). Quelque riche qu'on soit, on ne peut pas spéculer sans crédit. Spéculer, on le sait, c'est acheter aujourd'hui pour vendre dans l'avenir. Il faut donc, généralement, pouvoir avancer le prix, soit sur ses propres fonds, soit à l'aide du crédit. Mais tout crédit a une échéance; on la prolonge quelquefois (renouvellement des effets), le moment, cepen dant, ne manque jamais de venir, où il faut payer. Or, comme la spéculation a le don de passionner, il se trouvera des entrepreneurs qui ne pourront faire honneur à leur signature. Au premier manquement, la confiance disparaît chez tous les créanciers, le crédit se resserre, il y a crise.

La crise causée par un excès de spéculation opère toujours un déplacement de fortune; le spéculateur (comme le joueur) malheureux paye, et celui qui a été heureux recueille le gain; seulement, il y a du déchet, des ruines. Néanmoins, la liquidation opérée, les affaires reprennent, car une crise est passagère de sa nature. Les crises ne sont pas rares depuis que le crédit joue un grand rôle dans les affaires, elles sont même devenues périodiques et l'on a émis sur les causes de ces phénomènes des idées singulières, on les a même mises en rapport avec les taches du soleil (1).

(1) Voyez, sur l'histoire des crises, les livres de MM. Juglar (Les crises commerciales, 2o édit. 1889, Paris. Guillaumin), Max Wirth (Geschichte der Handelskrisen), E. de Laveleye (Le marché monétaire depuis cinquante ans), De Viti de Marco (Moneta e prezzi), Roscher (Ansichten und Productionskrisen), et un grand nombre d'articles dans le Journal des économistes, l'Economist anglais, la Revue des Deux Mondes, etc.

On a donné aussi le nom de crise, mais à tort, à un état de langueur ressenti par l'ensemble des affaires, surtout depuis une quinzaine d'années. Ce dont on se plaint, c'est de la difficulté de faire des affaires avantageuses; c'est de l'excès de concurrence, surtout internationale; c'est de l'élévation croissante des tarifs douaniers, difficultés que sont venues aggraver plusieurs mauvaises récoltes et d'autres. circonstances accidentelles et locales. L'explication usuelle de cet état de langueur, c'est la surproduction. On produit trop! Cela ne peut pas vouloir dire qu'on produit plus que l'ensemble des hommes pourraient consommer, mais qu'on produit plus de marchandises qu'on n'en peut vendre. La plainte est en partie fondée, car on a constaté que nombre de producteurs sont forcés de se contenter d'un bénéfice insignifiant, pour ainsi dire, de marquer le pas jusqu'à des temps meilleurs. Recherchons les causes de la situation.

1° Et d'abord, on pourrait contester à la langueur actuelle des affaires le caractère d'un état maladif. On peut soutenir que l'humanité a seulement cessé d'avancer aussi rapidement que dans le précédent quart de siècle, où l'introduction universelle des machines et de nombreuses inventions ont changé les conditions de la production, où la construction des chemins de fer et des bateaux à vapeur a occupé d'innombrables bras et remué des capitaux colossaux, et ces entreprises ont eu un effet durable en créant de merveilleuses voies de communication. Depuis lors, nos yeux sont habitués à d'autres proportions, notre esprit n'applique plus les mêmes critères; les mesures ont changé, ce qui nous paraissait autrefois grand, rapide, riche, a cessé de l'être. Aujourd'hui, les machines sont depuis longtemps en fonction, les voies ferrées et les télégraphes sont à peu près achevés, en toute chose l'élan extraordinaire qui fouettait le sang de la précédente génération s'est ralenti; humanité a cessé de courir, elle se

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