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MÉLANGES.

LETTRE A M. D***,

AU SUJET

DU PRIX DE POESIE DONNE PAR L'ACADÉMIE FRANÇAISE EN L'ANNÉE 1714.

MONSIEUR, Vous connaissez le pauvre du Jarri; c'est un de ces poëtes de profession qu'on rencontre partout, et qu'on ne voudrait voir nulle part; nous l'appelons communément le gazetier du Parnasse. Il est parasite, afin qu'il ne lui manque rien de ce qui constitue un bel esprit du temps; et il paye, dans un bon repas, son écot par de mauvais vers, soit de sa façon, soit de celle de ses confrères les poëtes médiocres. Il nous montra, ces jours passés, un poëme imprimé, où on voyait à la première page ces mots écrits: A l'immortalité. « C'est la devise de l'Académie française, nous dit-il ; la pièce n'est pas pourtant de l'Académie, mais elle l'a adoptée; et si ces messieurs l'avaient composée, ils ne s'y seraient jamais pris autrement que l'auteur. Il faut que vous sachiez, continua-t-il, que l'Académie donne tous les deux ans un prix de poésie, et par là immortalise un homme tous les deux ans; vous voyez entre mes mains l'ouvrage qui a remporté le prix cette année. Oh! que l'auteur de ce poene, est heureux! Il y a quarante ans qu'il compose sans être connu du public; à présent le voilà, pour un petit poëme, associé à toute la réputation de l'Académie, Mais, lui disje, n'arrive-t-il jamais qu'un auteur déclaré, immortel par les quarante soit mis au rang des Cotins par le public, qui est juge én dernier ressort? - Cela ne se peut, me répondit mon poëte; car l'Académie n'a été instituée que pour fixer le goût de la France, et on n'appelle jamais de ses décisions. J'ai de bonnes preuves, dit alors un de mes amis, qu'une assemblée de quarante personnes n'est pas infaillible. Du reste le Cid et le Dictionnaire de Furetière se sont soutenus contre l'Académie; et il pourrait bien se faire qu'elle approuvât de fort mauvais ouvrages, comme elle en a critiqué de fort bons. »

Pour réponse à toutes ces railleries, mon homme lut à haute voix : Poëme chrétien qui a remporté le prix, par M. l'abbé du Jarri. « Il faut, avant de commencer, lui dis-je, que nous sachions ce que c'est que M. l'abbé du Jarri, le sujet de son poëme, et en quoi le prix consiste.» Il satisfit ainsi à mes questions.

<< Autrefois M. l'abbé du Jarri a fait imprimer plusieurs oraisons

VOLTAIRE.

XVII

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funèbres et quelques sermons; à présent il fait mettre sous la presse un volume de ses poésies, et il est à croire qu'il est aussi bon poëte que grand orateur. Le sujet de son poëme est la louange du roi, à l'occasion du nouveau chœur de Notre-Dame, construit par Louis XIV, et promis par Louis XIII. Le prix est un beau groupe de bronze, où l'on voit un assemblage merveilleux du fabuleux et du sacré, car la Renommée y paraît auprès de la Religion, et la Piété y est appuyée sur un génie. Au reste les rivaux de M. l'abbé du Jarri étaient des jeunes gens de dix-neuf à vingt ans; M. l'abbé en a soixante et cinq. Il est bien juste qu'on fasse honneur à son âge. » Après ce grand préambule, il toussa, et nous lut d'un ton plein d'emphase le merveilleux poëme que je vous envoie.

On a pris la liberté de critiquer l'ouvrage que l'Académie a couronné: je vous envoie les remarques que nous avons faites avec simplicité; elles vous ennuieront peut-être moins que le poëme.

Enfin le jour paraît.

Je défie qu'on s'exprime mieux pour dire: Enfin il commence à faire jour; et l'auteur aurait ôté l'équivoque s'il avais mis: Enfin ce jour paraît, car il doit savoir que notre langue est ennemie des équivoques. Ce n'est pas tout; plusieurs personnes d'esprit ont trouvé que cet Enfin fait un très-mauvais effet. Supposons deux choses qui certainement n'arriveront ni l'une ni l'autre; que les grandes actions de Louis XIV ne passeront point à la postérité, et que M. l'abbé du Jarri jouira de l'immortalité que lui promet l'Académie : ceux de nos neveux qui auraient un jour le courage de lire le poëme de M. l'abbé du Jarri croiraient, en voyant cet Enfin, que le roi a négligé d'accomplir le yœu de son père. Car l'auteur ne dit pas que de longues guerres soutenues contre la moitié de l'Europe ont fait réserver l'accomplissement du væet pour un temps plus heureux, et qu'on n'a différé de bâtir le choeur de Notre-Dame qu'afin de le faire avec plus de magnificence. Vous voyez, monsieur, que Tauteur s'y prend assez mal pour louer un roi si digne d'être bien iqué.

Ot le saint tabernacle

D'ornements enrichi nous offre un beau spectacle.

Les beaux vers! Premièrement, on ne sait si c'est le saint tabernacle ou le beau spectacle qui est enrichi d'ornements. Secondement, le saint tabernacle convient à toutes les églises de Paris comme à Notre-Dame. Troisièmement, ces deux vers sont si plats et si mal tournés qu'on doute si l'harmonie n'y est pas plus maltraitée que le sens commun

La mort ravit un roi plein d'un projet si beau.

Voilà donc, monsieur, en deux vers, un beau projet et un beau spectacle.

Salomon est fidèle à David au tombeau.

Si on ne connaissait l'histoire de Salomon, on ne saurait ce que

l'auteur veut dire par ce vers; faut-il que parce qu'une chose est connue, elle soit mal exprimée? Je n'ai encore examiné que quatre vers; je serais trop long si je faisais une recherche exacte des fautes dont ce poëme est rempli. Je laisserai les vers qui n'ont d'autre défaut que celui d'être faibles, rampants, durs, forcés, prosaïques, etc. Ję n'attaquerai chez M. l'abbé du Jarri que le ridicule et les fautes grossières contre le sens commun; je n'aurai que trop d'occupation.

Que j'aime à voir Louis victorieux et calme!

A-t-on jamais dit d'un roi victorieux qui donne la paix à ses sujets qu'il est victorieux et calme? La bizarrerie de ce terme se fait mieux sentir qu'elle ne peut s'exprimer.

La tête couronnée et d'olive et de palme.

On portait bien autrefois des palmes dans les mains; mais l'abbé du Jarri ne trouvera nulle part que les vainqueurs en aient été couronnés. C'est une des découvertes qu'il a faites dans son poëme.

Quel prodige de l'art! l'excellence admirée
Imite sur l'autel la puissance qui crée.

Toute la compagnie en présence de laquelle on nous lisait ce poëme ne put s'empêcher de rire à la lecture de ces deux vers; notre poëte en fut scandalisé. Nous lui disions que Chapelain, Colletet, Gombauld, Gomberville, Hesnault, Desmarets, Perrault, Scudéri, n'avaient jamais fait de vers plus ridicules. «Vous perdez le respect, nous réponditil, tous ces auteurs sont de l'Académie française. »

Dieu lui parle, et l'encens que sa voix rend fécond,
Par mille êtres formés à ses ordres répond.

Du ténébreux chaos sort le visible temple

Où tout offre la gloire à l'œil qui le contemple.

Avant d'examiner ce pompeux galimatias, il faut que je vous fasse part de ce qui s'est passé à l'Académie à l'occasion de ces vers.

Dans le manuscrit qui était entre les mains de ces messieurs on avait écrit du ténébreux' chaos sort l'invisible temple; ce temple invisible fit peine à quelques-uns. Ils n'osaient exposer aux yeux du public un poëme où l'on traitait d'invisible l'église de Notre-Dame; ils résolurent de substituer à la place de ce mot quelque épithète expressive qui relevât la beauté du vers l'épithète de visible leur parut très-juste. On consulta l'auteur; il y donna les mains, non sans admirer le bon sens et la délicatesse de l'Académie. Je tiens ce que je vous écris de la bouche d'un académicien qui me citait ce vers du ténébreux chaos comme le plus bel endroit du poëme.

Quelques personnes plaignent ici M. l'abbé du Jarri. « Le public, disent-ils, le condamne sans l'entendre; car jamais personne n'entendra ce qu'il veut dire par l'excellence admirée de l'art qui imite sur l'autel la puissance qui crée; l'encens fécond qui répond aux ordres de Dieu par des êtres déjà formés; le visible temple qui sort du chaos

ténébreux et qui offre sa gloire à l'œil. Je suis sûr que M. l'abbé du Jarri ne l'entend pas lui-même.

Oh! que si on voulait débrouiller ce chaos on tirerait de fortes conséquences contre le sens commun de M. l'abbé du Jarri! peut-être même pourrait-on s'en prendre à l'Académie qui a adopté ce bel ouvrage.

Tel du docte artisan les desseins inventés

Passent de son esprit sur le bronze enfantés.

Il veut faire une comparaison; mais à quoi compare-t-il ces desseins du docte artisan? est-ce au néant, est-ce au chaos? vous voyez qu'il n'y a pas un vers où on ne trouve du ridicule. Que penseriez-vous d'un homme qui dirait : les desseins inventés de M. l'abbé du Jarri passent de son esprit enfantés sur le papier? On pardonne les desseins inventés par un docte artisan; mais les desseins d'un docte artisan ne sont pas soutenables.

Une informe matière en chef-d'œuvre est formée.

On a fort applaudi dans l'Académie à cette heureuse pointe de matière informe qui est formée.

Marbres, jaspes taillés sous le sacré lambris

A la sculpture antique y disputent le prix.

Voici, monsieur, les deux vers qui ont déterminé les suffrages de l'Académie; on a vu avec étonnement qu'un poëte dit, en deux vers, que le marbre et le jaspe qui servent à l'ornement du chœur de NotreDame ont été taillés dans le chœur même; et que ce même marbre et ce même jaspe disputent le prix à la sculpture antique. Surtout cette expression vive marbre, jaspe a plu infiniment. Vous vous apercevez bien que ce n'est point un esprit de critique qui m'anime, et que je rends justice au vrai mérite avec autant d'équité que le pourrait faire l'Académie même.

Monuments, de Louis éternisez le zèle.

M. l'abbé du Jarri est le premier qui ait ainsi employé le mot de monument au vocatif sans épithète; il aurait du moins sauvé cette faute s'il avait mis:

Monuments de Louis, éternisez le zèle.

Je vois parmi les dons de nos chrétiens monarques.

On dit bien un monarque chrétien, mais non pas un chrétien monarque.

Le Dieu de paix préfère un pacifique hommage.

On ne sait si l'épithète de pacifique convient si bien à un vœu qui n'a été fait que pour remercier Dieu de la défaite des Espagnols.

A ceux que de la guerre ensanglante l'image.

Il veut parler des drapeaux qui sont à Notre-Dame; mais en vérité

n'est-ce que l'image de la guerre qui les ensanglante? Il me semble que c'est bien la guerre elle-même; et la plupart des drapeaux sont réellement teints du sang des ennemis. On remarque à propos de ce vers que le propre d'un grand poëte est d'ennoblir les choses les plus communes; et le propre d'un rimeur est d'avilir les choses les plus nobles.

Un monarque pieux, vraiment roi très-chrétien.

Avant M. l'abbé du Jarri on n'avait jamais mis roi très-chrétien en

vers.

Vois son peuple avec lui devant toi prosterné

Lui demander encore un roi par lui donné.

Voilà trois lui qui font pour le moins deux équivoques dans ces deux vers. Expliquons la chose le plus favorablement que nous pourrons : M. l'abbé du Jarri ne se serait jamais douté qu'il aurait des commentateurs Sainte Vierge, vois le peuple de Louis prosterné avec lui demander à ton fils dont il est parlé huit vers auparavant, le roi par ìui

donné.

On doute si on peut demander une chose dont on est déjà en possession; cela paraît bien raffiné; c'est le goût de l'Académie, dit-on; je le crois; mais est-ce le goût du public?

Que par toutes les voix au Parnasse sacré

Par d'immortels accords Louis soit célébré.

Parnasse sacré. On ne voit pas trop ce que c'est qu'un Parnasse sacré. C'est apparemment celui de l'auteur; car il est ecclésiastique.

De cendres en ce jour couvrant son diadème.

On ne peut dire de ce vers ce qu'Horace disait autrefois des mauvais poëtes qui voulaient faire leur cour à Auguste par des louanges mal placées.

Cui male si palpere, recalcitrat undique tutus'.

En effet il est bien question de cendre quand Louis XIV fait construire de nouveau le chœur de Notre-Dame.

Iles, vastes climats, lointaines régions,
Dont l'infidèle nuit couvre les nations.

Ce dont tombe-t-il sur l'infidèle nuit ou sur les nations? encore une équivoque. L'auteur ne les épargne pas.

Pôles glacés, brûlants....

Lorsqu'on nous lut cet endroit du poëme, on trouva que pour dire pôles glacés, brûlants au pluriel, il faudrait qu'il y eût plusieurs pôles de chaque espèce; ainsi, selon M. l'abbé du Jarri, il y a quatre pôles pour le moins. Un malin envieux de la gloire de M. l'abbé se souvint

1. Livre II, satire I, vers 20. (ÉD.)

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