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à employer la matiere qui étoit faite qu'à en faire de nouvelle. Ils favoient que de la réalité il fort toujours un certain caractere de force & de vie, qu'il eft prefque impoffible de donner aux chofes de pure fiction: Horace l'a dit: Difficile eft propriè communia dicere. Qu'un Poëte orne, embelliffe le vrai; qu'il le rende nouveau en lui prêtant toutes les graces & les raffinemens de l'art; qu'il arrange, qu'il combine à fon gré les parties; mais que le fond foit toujours reconnoiffable, & qu'il ait, fi cela fe peut, exifté.

La vraie fonction du génie n'eft donc point de créer. (a) C'est premiérement de former un plan: fecondement, de chercher & de trouver des matériaux, que la nature lui fournit au plan artificiel qu'il a formé. C'eft en quoi Homere & Virgile ont montré un génie supérieur à celui des autres Poëtes: & c'eft en quoi il faudroit tâcher de les imiter.

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(a) Voyez le premier Tome, page 14.

CHAPITRE XV II.

'Art du Poëme Epique dans la Narration.

A Poéfie a dans fes récits un ordre

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tout différent de celui de l'Hiftoire. Celui-ci fuit exactement l'ordre que la nature même lui prefcrit: les causes fe remuent; l'action fe fait; elle eft achevée. Tout marche directement & fans détour.

Dans la Poéfie, on fe jette quelquefois au milieu des événemens ; comme ; fi le lecteur étoit inftruit de ce qui a précédé; fur-tout lorfque l'entreprise est de longue durée :

Ordinis hæc virtus crit & venus, aut ego fallor,
Ut jam nunc dicat, jam nunc debentia dici,
Pleraque differat, & præfens in tempus omittat. (a)

On commence le récit fort près de la fin de l'action; & on trouve le moyen de renvoyer l'expofition des caufes, à quelqu'occafion favorable, que le Poëte

(4) Pour donner à un poëme une ordonnance agréable, & qui faffe un grand effet, il faut dire dans le moment où l'on fait commencer l'action ce qui eft de ce moment, & renvoyer ce qui pré cede à des momens plus convenables..

fait faire naître. C'eft ainfi qu'Enée part tout d'un coup des côtes de Sicile il touchoit prefque à l'Italie; mais une tempête le rejette à Carthage, où il trouve la reine Didon qui veut favoir fes malheurs & fes aventures; il les lui raconte, & par ce moyen le Poëte a occafion d'inftruire en même-tems fon lecteur de ce qui a précédé le départ de Sicile. C'eft la nature même qui a donné aux Poëtes l'idée de cet arrangement.

Qu'il arrive dans une ville quelque émeute, fuivie de quelque combat; les habitans accourent les uns après les autres pour être spectateurs. Le fpectacle ne commence pour eux qu'au moment où ils arrivent & dès cet inftant, ils s'inftruisent avidement, par leurs propres yeux, de tout ce dont ils peuvent s'inftruire par eux-mêmes enfuite quand ils trouvent un inftant d'intervalle, où leurs yeux ne leur apprennent rien; ils s'informent du refte, c'est-à-dire des caufes & des circonftances; & on leur en fait le récit. Voilà le modele de l'ordre poëtique.

:

On veut jouer Le Malade imaginaire. On le fuppofe dans fa maison, occupé à régler des mémoires d'apothicaire. On me le voit pas encore. La porte s'ouvre :

ou, ce qui y répond dans les repréfenfentations théâtrales, la toile fe leve, alors on le voit. Qu'il continue à faire ce qu'il faifoit, & à dire ce qu'il auroit dit, quand même on n'auroit pas ouvert fa porte: Trois & deux font cinq & cinq font dix & dix font vingt: Jam nunc dicat, qu'il dife en commençant à être vu, jam nunc debentia dici, ce qu'il auroit dit quand même on ne l'auroit pas vu. Mais qui eft cet homme ? Quelle eft fon humeur? A-t-il des enfans? Comment les gouverne-t-il ? Vous le faurez dans quelque occafion, que le Poëte faura faire naître, ( præfens in tempus omittat.) Voilà quel eft l'art des Poëtes dans l'ordre & l'arrangement des parties.

Ils ont auffi un art particulier par rapport à la forme même de leur style; c'eft de donner un tour dramatique à la plupart de leurs récits.

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Pour expliquer ceci clairement il faut développer les différentes formes que peut prendre la Poéfie dans fa maniere de raconter.

Il y a, dit Ariftote, trois formes pour la Poéfie. Dans l'une le Poëte ne se montre point; mais feulement ceux qu'il· fait agir. Ainfi Racine & Corneille ne paroiffent dans aucune de leurs pieces

ce font toujours leurs acteurs qui parlent.

La feconde forme eft celle où le Poëte fe montre, & ne montre pas fes acteurs: c'est-à-dire, qu'il parle en fon nom, & dit ce que fes acteurs ont fait, Ainfi La Fontaine ne montre pas la Montagne en travail; il ne fait que rendre compte de ce qu'elle a fait.

4. La troifieme eft mixte : c'est-à-dire que, fans y montrer les acteurs, on y cite leurs difcours

comme venant

d'eux; en les mettant dans leurs bouches, ce qui fait une forte de dramatique.

Rien ne feroit fi languiffant & fi monotone qu'un récit, s'il étoit toujours dans la même forme. Il n'y a point d'hiftorien, quoique lié à la vérité, qui n'ait cru à propos de lui être en quel que forte infidelle, pour varier cette forme, & jeter ce dramatique dont nous parlons, en quelques endroits de fon récit. A plus forté raifon, la Poéfie épique ufera-t-elle de ce droit; puifqu'elle veut plaire ouvertement & qu'elle en prend fans mystere tous les moyens.

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Ariftote dit qu'Homere eft admirable, fur-tout en ce point: fes poëmes

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