Page images
PDF
EPUB

CHAPITRE VI.

Noeuds & dénouemens de l'action épique.

L

A feconde maniere d'intéresser eft celle qui vient des obftacles ; lorfque le héros trouve une forte opposition à ses deffeins. La premiere maniere eft plus vive, plus piquante.

Tout lecteur, s'il a de l'ame, prend parti dans l'entreprise : il s'attache au héros: il tend à la même fin que lui: il s'irrite comme lui contre les obftacles: il cherche en lui-même des moyens pour les forcer, ou les éviter; & quand il n'en trouve pas, & qu'il eft obligé de remettre tout entre les mains du héros ; alors il l'aide fecrétement de fes voeux: il attend l'iffue avec impatience, jufqu'à ce que le héros triomphe, ou fuccombe, & alors il triomphe, ou fuccombe avec lui. Telle eft l'idée qu'on peut donner de l'intérêt que produit le danger, l'obstacle préfenté. N'y eût-il que la curiofité; l'efprit veut voir la fin d'une entreprise douteufe. Un homme un grand homme, qui a en lui des reffources peu communes, fait tout l'effort poffible: on attend; & eût-on le

[ocr errors]

cœur indifférent, on fe félicitera d'avoir attendu, fi l'effort réuffit.

Les obftacles préfentés s'appellent Nœuds, & la maniere dont on les force, fe nomme Dénouement.

Une action fans noeud eft prefque toujours fans intérêt; parce que c'est la difficulté qui irrite les paffions, & qui met en œuvre les grandes vertus. Ainsi toute action poëtique doit avoir un nœud.

Il y a dans un Poëme nœud princigal, & nœuds fubordonnés. Le principal doit être unique les autres feront multipliés felon le befoin & la vraifemblance.

Le noeud principal de l'Enéïde eft la colere de Junon, qui s'oppose à l'établis fement d'Enée en Italie. Les noeuds fubordonnés font les effets de cette colere c'est une tempête qui rejette Enée loin de l'Italie : c'eft l'amour d'une Princeffe, qui veut retenir ce héros à Carthage c'eft la valeur d'un Prince qui s'oppose à l'établiffement de ce héros. Ces trois noeuds font fubordonnés à un nœud fupérieur, qui les embraffe de maniere qu'ils font plutôt trois branches d'un même noeud, que trois noeuds féparés.

Les nœuds viennent de l'ignorance de celui qui agit, ou de fa foibleffe. Iphigénie va facrifier fon frere Orefte qu'elle ne connoît pas. Le facrifiera-t-elle ? Voilà le noeud qui inquiete le fpectateur. Si elle favoit que c'eft fon frere il n'y a pas de doute qu'elle ne l'épargnât. Ainfi c'eft fon ignorance qui tient les efprits en fufpens. Efther fait que le Roi Affuérus va perdre tous les Juifs : comment pourra-t-elle, foible qu'elle. eft, feule fans fecours, s'opposer à.. cette puiffance? Voilà le noeud: c'eft, un Roi puiffant à défarmer.

[ocr errors]

Le noeud qui vient de l'ignorance fe réfout par la connoiffance de ce qui étoit inconnu Iphigénie reconnoît fon frere, & le fauve. Celui qui vient de la force oppofée, ou de la foibleffe du héros qui entreprend, fe réfout en détruifant la force contraire, par une force, ou par un art fupérieur. Ainfi Efther bien confeillée va trouver Affuérus, &. l'empêche d'agir.

La premiere efpece de dénouement s'appelle dénouement par reconnoissance: la feconde, par péripétie, ou fi on veut, par révolution.

Il y a néceffairement révolution, ou, ce qui eft la même chofe, changement

de fortune, dans l'acteur qui fait l'entreprife, foit qu'il force l'obftacle, ou qu'il y fuccombe. Efther force l'obstacle, Joad, dans Athalie, le force auffi: ils paffent dans un état plus heureux. Phedre & Hyppolyte y fuccombent : il y a auffi révolution; ils paffent dans un état plus malheureux. Quelquefois la révolution eft double, comme dans Athalie : la Reine tombe, & le jeune Prince regne. Quelquefois même il y a outre cela réconnoiffance, comme dans Héraclius ; parce que l'ignorance diffipée, l'état des des perfonnes change.

Nulle entreprise poffible n'eft difficile qu'eu égard aux moyens de celui qui entreprend. Ainfi un noeud proprement n'eft que dans la foibleffe des moyens comparés avec l'entreprise. Jamais le dénouement n'eft fi agréable que quand, par l'effort de quelque vertu, foit de l'efprit, foit du cœur, la foibleffe même eft rendue victorieufe: c'eft un éclat qui tient du merveilleux.

Le noeud peut être dans l'action même, quand l'entreprise eft de foi difficile, comme la defcente aux Enfers: ou dans quelque obftacle du dehors, comme l'oppofition de Turnus à l'établiffement d'Enée en Italie. Plus il eft

ferré,

ferré, c'est-à-dire, difficile à dénouer plus il eft parfait.

Il eft mieux que le dénouement foit dans l'action même, comme la victoire d'Horace fur les trois Curiaces; & non tiré du dehors, comme l'emprisonnement de Tartuffe par un ordre du Roi. 2o. Il doit être naturel, c'est-à-dire, paroître fans art, fans apprêt, & comme né de l'action. 3°. Il doit fe faire par quelque événement imprévu, & non par un fimple changement de volonté. Si Achille fût revenu au combat à la priere d'Agamemnon; il n'y auroit pas eu une raison fuffifante, eu égard à fon caractere. Il ne falloit pas moins que la mort de fon ami Patrocle. Et alors le dénouement, qui eft la réconciliation d'Achille avec Agamemnon, loin d'être tiré, forcé, fe fait de lui-même, par la grandeur de l'intérêt qu'Achille a à cette réconciliation.

A proprement parler, ce font les nœuds & les dénouemens qui font les vrais caracteres de chaque genre de Poéfie. Les noeuds contiennent les efforts de la caufe agiffante: le dénouement contient l'effet produit ou manqué par cette caufe.

S'il s'agit de faire naître l'admira-
Tome II.

H

« PreviousContinue »