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CHAPITRE I.

Définition du Poëme Epique.

A plupart des jeunes gens qui lifent l'Enéïde ou l'Iliade, n'en remportent ordinairement que des idées vagues & confufes. Ils fe fouviennent en général, d'avoir vu d'écrits en vers pompeux, des combats, des tempêtes, des aventures, où les Dieux étoient mêlés avec les hommes. Ou, fi par hafard, ils ont apperçu quelque chofe du deffein du Poëte; ennemis d'une application trop fuivie & trop pénible, ils ont mieux aimé s'abandonner au plaifir que l'ima gination trouve dans les récits extraordinaires, que de faire des efforts pour faifir les beautés qui réfultent de l'ordre & des proportions. D'ailleurs, comme ils ont entendu parler d'allégorie, de morale d'inftruction enveloppée, la crainte de s'engager dans un travail trifte, s'ils entreprenoient de percer cette écorce mystérieuse, les à déterminés à couler légérement fur la fuperficie, plus contens de ne jouir de l'art qu'à demi , que d'acheter trop cher le plaifir de le connoître tout entier.

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Le terme d'Epopée pris dans fa plus grande étendue, convient à tout récit poëtique, & par conféquent à la plus petite fable d'Efope: nos fignifie récit & xaïw faire, feindre, créer. (a) Celui de Poëme épique a, comme on le voit, la même origine & le même fens.

Mais, felon la fignification établie par l'ufage, le nom d'Epopée ou de Poëme épique, ne fe donne qu'au récit poëtique de quelque grande action qui intéreffe des peuples entiers, ou même tout le genre humain. Les Homeres & les Virgiles en ont fixé l'idée jufqu'à ce qu'il vienne des modeles plus accomplis.

A en juger par la premiere idée qui fe préfente, l'Epopée eft une histoire ou quelque chofe qui lui reffemble fort: ce font des faits, des événemens qu'on y raconte. Mais la ressemblance n'est qu'ap parente, il ne faut pas qu'on s'y trompe.

L'Hiftoire eft confacrée à la vérité. C'eft un témoin qui dépofe, qui préfente les faits tels qu'ils font, fans les altérer, ni, les embellir. L'Epopée au contraire ne vit que de menfonges : elle invente tout ce qu'elle raconte, & ne connoît d'autres bornes que celles de la poffibilité.

(a) Voyez Tome I, page 222,

Quand l'Hiftoire a rendu fon témoignage, tout eft fait pour elle, on ne lui' demande rien au-delà. On veut au contraire que l'Epopée charme le lecteur;' qu'elle excite fon admiration; qu'elle occupe en même tems la raifon, l'imagination, l'efprit ; qu'elle touche les cœurs, étonne les fens, & faffe éprouver à l'ame une fuite de fituations déli-' cieufes, qui ne foient interrompues quelques inftans, que pour fe renouveller avec plus de vivacité.

L'Hiftoire préfente les faits fans fonger à plaire par la fingularité des causes, ou des moyens. C'eft le portrait des tems & des hommes; par conféquent l'image de l'inconftance & du caprice, de mille variations, qui femblent l'ouvrage du hafard & de la fortune. L'Epopée ne raconte qu'une action, & non' plufieurs. Cette action eft effentiellement) intéreffante fes parties font concer-tées fes caufes font vraisemblables: fes acteurs ont des caracteres marqués, des moeurs foutenues: c'eft un tout, entier, proportionné, ordonné, parfaitement! lié dans toutes fes parties.

Enfin l'Hiftoire ne montre que les caufes naturelles. Elle marche, fes mémoires & fes dates à la main: ou fi, gui

dée par la Philosophie, elle va quelquefois dans le cœur des hommes, chercher les principes fecrets des événemens que le vulgaire attribue à d'autres caufes; jamais elle ne remonte au-delà des forces, ni de la prudence humaine. L'Epopée eft le récit d'une Mufe, c'est-àdire, d'une intelligence célefte, laquelle a vu non-feulement le jeu de toutes les caufes naturelles, mais encore l'action des caufes furnaturelles, qui préparent les refforts humains, qui leur donnent l'impulfion & la direction, pour produire l'action qui eft l'objet du Poëme.

Ainfi, dans ce premier coup-d'oeil on voit, d'un côté dans l'Hiftoire, un récit des actions, & l'expofition de leurs caufes naturelles. De l'autre côté, on voit dans l'Epopée, auffi un récit, mais une feule action & non plufieurs, & outre les caufes naturelles l'influence des caufes furnaturelles.

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Je définirai donc l'Hiftoire, le récit véritable d'actions naturelles. Et par oppofition, je définirai l'Epopée, le récit poëtique d'une action merveilleufe.

Comme le terme poëtique renferme tout ce qui tient à l'imitation de la Nature, on a dans ces quatre mots, la différence de l'Epopée avec les Romans,

qui font au-delà du vraisemblable; avec P'Hiftoire, qui ne va pas jufqu'au merveilleux; avec le Dramatique, qui n'est pas un récit; avec les autres petits poëmes dont les fujets n'ont rien de noble, ni d'héroïque.

Tout ce que nous dirons fur ce genre de poésie, fe réduit à développer cette définition, & à la vérifier par la conduite des poëtes qui ont mérité le suffrage de tous les fiécles.

L

tion.

CHAPITRE II.

Matiere de l'Epopée.

A matiere de l'Epopée n'est pas une habitude, une paffion : c'est une ac

Une habitude n'a rien de fenfible par elle-même : ce n'eft qu'une facilité d'agir bien ou mal, felon qu'elle eft vertu, ou vice; mais facilité, qui ne fe montre que lorfqu'on agit. Un artifan endormi a en lui l'habitude & la fcience de fon art. Une habitude ne peut donc être la matiere d'un récit : cela eft évident.

Il en eft de même d'une paffion. Toute paffion eft un mouvement du cœur, plus

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