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LES

FLEURS HISTORIQUES

ABIME DE PASCAL.

Génie profond, caractère étrange, Pascal était constamment plongé dans les plus hautes méditations philosophiques et religieuses. L'idée qui semble prédominante dans ses Pensées, petits fragments jetés sans ordre sur des papiers enfilés, c'est l'idée de l'abaissement et de la misère de l'homme quand il est seul, quand Dieu lui manque, quand il se débat par ses propres forces contre la nature et contre lui-même. M. Cousin a donné une appréciation motivée de ce penseur extraordinaire, de ce Montaigne converti, qui rassemble toutes ses forces pour annihiler la raison, et qui n'échappe au scepticisme qu'en se condamnant à une foi bien cher achetée, et elle-même pleine de doute. De là ces défaillances que l'on remarque dans les esprits les plus sains et les intelligences les plus vigoureusement trempées : Socrate avait un démon familier; Brutus aperçut un fantôme la veille de la bataille de Philippes; Pascal, vers la fin de sa vie, et il mourut jeune, fut tourmenté par une vision singulière : il croyait toujours apercevoir à son côté gauche un abîme ouvert pour l'engloutir, et quoiqu'il eût soin de placer près de lui une chaise, afin de convaincre sa raison qu'elle était dupe de son imagination, il ne put chasser tout à fait de son esprit cette bizarre hallucination, dont quelques historiens attribuent l'origine à un accident qui faillit lui coûter la vie, sur les bords de la Seine.

La santé de Pascal s'était affaiblie. Les médecins lui conseillèrent les distractions du monde. Il y prit goût. Les conversations, le jeu mème, le séduisirent. Se trouvant heureux de ce régime nouveau, il allait s'attacher à la vie du siècle par un mariage, lorsque l'aventure du pont de Neuilly le rappela à Dieu par une secousse vigoureuse et imprévue. Il se promenait dans une voiture attelée de quatre chevaux; tout à coup l'attelage s'emporta, le carrosse fut entraîné vers le fleuve, deux chevaux y tombèrent; mais les courroies qui les attachaient s'étant rompues, les voyageurs n'eurent que la peur de la mort.

« Cet accident, dit M. Geruzez, produisit sur l'imagination de Pascal une impression terrible. La mort l'avait menacé dans un moment où, tout entier aux plaisirs du siècle, son âme n'était pas en règle avec Dieu. Le gouffre sur les bords duquel il s'était arrêté, comme par miracle, fut pour lui l'image de l'éternité; dès lors il vit toujours devant lui cet abime de l'infini prêt à l'engloutir.

Voilà ce que les hommes ont appelé sa vision et presque sa folie. L'abime sans cesse présent sous les yeux de Pascal, ce fut la pensée de l'éternité, pensée austère et sublime qui gouverna le reste de sa vie, et régla tous ses mouvements, toutes ses actions, par la perspective de la inort, toujours incertaine, mais inévitable. « C'est en vain, dit-il, que les hommes détournent leur pensée de cette » éternité qui les attend, comme s'ils la pouvaient anéantir en n'y pensant point. » Elle subsiste malgré eux, elle s'avance, et la mort, qui la doit ouvrir, les » mettra infailliblement dans l'horrible nécessité d'ètre éternellement anéantis » ou malheureux. »>

Ce dévoûment actif et sincère de M. de Talleyrand pour toutes les grandeurs qui montent, cette ingratitude froide et délibérée pour toutes les grandeurs qui descendent, enfin, cette cruauté apparente dans les principes, mêlée à je ne sais quelle douceur réelle dans le langage, dans les manières, dans les goûts, dans les habitudes, n'est-ce point là un mélange incompréhensible de toutes les idées, quelque chose d'inconnu, d'impénétrable et de ténébreux, comme le gouffre imaginaire qui s'entr'ouvrait sans cesse sous les pieds chancelants de Pascal?...

LOUIS LURINE, Voyage dans le passé.

La philosophie de Herder exprime d'une manière satisfaisante un certain nombre de faits d'un ordre inférieur; mais, à mesure que l'ordre des phénomènes s'élève, elle a plus de peine à les saisir. Si bien que, lorsqu'il s'agit de fonder les grandes lois de la destinée, ces étonnants problèmes qui épouvantent et glacent le cœur d'effroi, elle abandonne l'homme qui s'était reposé sur elle. Des allégories, des analogies, des pressentiments secrets, des prodiges de divination, voilà ce qui nous reste. Mais cet éclat éphémère, ces fêtes de l'imagination, ne sont plus qu'un leurre décevant et sans empire, quand l'abîme de Pascal est devant nous.

EDGAR QUINET, Étude sur Herder.

Dans ce livre, qui n'est rien, il y a de tout il y est question de peinture et de statuaire, de Lulli et de Mozart, de tous les poëtes connus et inconnus : c'est une bibliothèque en désordre; c'est à en devenir fou, car il y a un fragment sur Dieu, un abîme qui eût effrayé Pascal. Ce livre, c'est ma vie.

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ARSENE HOUSSAVE, l'Amour et la Muse.

Swammerdam mourut à quarante-trois ans : qui l'avait tué réellement? sa science elle-même. Cette trop brusque révélation (1) le frappa et l'emporta. Si Pascal vit près de lui s'ouvrir un abîme imaginaire, que pouvait-il arriver de ce Pascal hollandais qui voyait l'abîme réel et l'approfondissement sans terme de ce monde inattendu? MICHELET, l'Insecte.

ABSALON SUSPENDU PAR LES CHEVEUX.

« Il n'y avait pas, dit l'Écriture, entre tous les enfants d'Israël, un homme aussi beau qu'Absalon : depuis la plante des pieds jusqu'à la tête, il était sans défaut. » L'orgueil ne tarda pas à enivrer Absalon; il afficha un luxe royal, gagna l'affection du peuple, et conspira contre son père, qui fut obligé de s'enfuir à pied de Jérusalem. L'armée du jeune prince et celle de David, commandée par Joab, se rencontrèrent dans le bois d'Ephraïm. Les rebelles furent taillés en pièces, et vingt mille hommes restèrent sur le champ de bataille. Absalon, monté sur une mule, chercha son salut dans la fuite; mais en passant sous un chène touffu, son énorme chevelure s'embarrassa dans les branches, et il resta suspendu entre le ciel et la terre. Joab, sans tenir compte des ordres de David, qui lui avait commandé d'épargner son fils, saisit trois javelots et lui en perça

le cœur.

La fin tragique d'Absalon a merveilleusement inspiré un perruquier qui était menacé dans son existence, je veux dire dans sa clientèle.

Il avait pour rival un artiste dont le talent se bornait à faire la barbe et à entretenir les cheveux. Or, celui-ci, héritier de Figaro pour l'imagination, avait eu l'idée originale, afin d'achalander sa boutique, de représenter sur une énorme enseigne un homme qui se noyait. Un nageur charitable s'élançait pour le tirer du perfide élément, et croyait le sauver en le saisissant par les cheveux; mais il ne lui restait à la main qu'une perruque, et le pauvre diable tombait au fond de l'eau. Aussi l'enseigne portait-elle en grosses lettres : « A l'inconvénient des perruques ! »>

L'exemple était trop frappant pour qu'il ne produisit pas l'effet désiré. L'autre barbier, qui faisait, lui, des perruques, voyant tous les amateurs, effrayés de ce saisissant apologue, courir à son confrère le tondeur, se hâta de fabriquer à son tour une enseigne parlante. Il y fit représenter Absalon au moment où il vient d'ètre abandonné par sa mule, et il écrivit au-dessous ces mots : « S'il avait porté perruque !... »

L'histoire ne dit pas quelle fut l'issue de cette lutte d'un nouveau genre. A en juger par le présent, les perruques eurent le dessous. Mais leur tour pourra revenir; la mode a opéré bien d'autres prodiges!

Dans ces interminables sentiers de traverse, resserrés par une double haie d'aubépines, tantôt je me sentais arrêté par les basques (1) Les métamorphoses des insectes.

de mon habit, tantôt mon chapeau roulait loin de moi; et lorsque je me baissais pour le ramasser, une hamadryade, cachée dans les branches, me saisissait par les cheveux, au risque de faire de moi un autre Absalon, ou lançait malicieusement mon cigare à dix pas de là. SAINTINE, Métamorphoses de la Femme.

Dans sa course enragée, notre Bucéphale vint à passer sous une enseigne; je profitai de l'occasion: je lâchai bride et bâton; je saisis de mes deux mains la branche de fer, et, me laissant tirer du cabriolet comme une lame de son fourreau, je restai suspendu ainsi qu'Absalon; seulement, comme ce n'était point par les cheveux, je n'eus qu'à lâcher prise pour me retrouver immédiatement sur la ALEX. DUMAS, Impressions de voyage.

terre.

ADAM ET ÈVE.

Dieu avait placé Adam et Ève dans l'Éden, jardin de délices, et il leur avait dit : « Mangez de tous les fruits des arbres du Paradis, mais gardez-vous de toucher à l'arbre de la science du bien et du mal; si vous en mangez, vous mourrez. » Le démon, jaloux du bonheur de l'homme, voulut l'entrainer dans sa chute. Il prit la forme du serpent, le plus rusé de tous les animaux, et s'adressant à la femme : « Pourquoi, lui dit-il, ne mangez-vous pas de tous les fruits du Paradis ? » Ève répondit : « Dieu nous a défendu de toucher à l'arbre de la science; si nous en mangeons, nous mourrons. Vous ne mourrez pas, répondit le serpent, mais vos yeux seront ouverts, et vous deviendrez comme des dieux, connaissant le bien et le mal. » Ève se laissa séduire par ces paroles; elle cueillit le fruit fatal et en présenta à Adam, qui en mangea comme elle. Aussitôt leurs yeux s'ouvrirent, et s'étant aperçus qu'ils étaient nus, ils entrelacèrent des feuilles de figuier pour se couvrir. Alors la voix de l'Eternel retentit, et ils se cachèrent loin de sa face: « Adam, Adam, où es-tu ? J'ai entendu votre voix, et je me suis caché parce que je suis nu. Comment sais-tu que tu es nu, sinon parce que tu as mangé du fruit que je t'avais défendu de manger? »

Alors le Seigneur maudit le serpent; puis il dit à la femme : « Tu enfanteras dans la douleur, et tu resteras dans la puissance de l'homme. » Et à Adam : « La terre te sera rebelle, elle produira des épines et des ronces, et tu mangeras ton pain à la sueur de ton front. » Ensuite le Seigneur les chassa du Paradis, et plaça à la porte un chérubin armé d'un glaive flamboyant pour leur en défendre l'entrée.

La chute de l'homme est le plus ancien et le plus grand événement de l'histoire de l'humanité. De savants rabbins ont confondu Ève avec le fruit défendu. D'après cette opinion, reprise au dernier siècle et soutenue par la philosophie allemande, tous les maux, toutes les infirmités physiques et morales de l'homme

auraient suivi la perte de sa virginité. Suivant d'autres, la malédiction divine aurait frappé les aspirations de l'homme vers la vérité, et sa lutte incessante contre les forces vives de la nature.

Ainsi, il y aurait une grande analogie entre le mythe chrétien et le mythe grec de Prométhée, de ce Prométhée, fils de la Terre, l'Adam des Grecs, qui dérobe au ciel le feu, c'est-à-dire le principe de vie; que Jupiter punit en le clouant sur un rocher, où un vautour ronge son foie sans cesse renaissant, jusqu'à ce que l'Hercule rédempteur, fils aimé de Jupiter, vienne mettre un terme à cette magnifique trilogie, en tuant le vautour et en brisant les liens de Prométhée, fils de la Terre

Du reste, l'idée défigurée de la chute de l'homme et du péché originel se retrouve à la naissance de toutes les sociétés, et forme le fondement de la cosmogonie de tous les peuples.

On lit dans le Chi-king :

« Nous avions d'heureux champs, la femme nous les a ravis. Tout nous était soumis, la femme nous a jetés dans l'esclavage; ce qu'elle hait, c'est l'innocence, et ce qu'elle aime, c'est le crime.

>> Le mari sage élève l'enceinte des murs; mais la femme, qui veut tout savoir, les renverse. Oh! qu'elle est éclairée ! c'est un oiseau dont le cri est funeste; elle a eu trop de langue; c'est l'échelle par où sont descendus tous nos maux..... » Elle a perdu le genre humain; ce fut d'abord une erreur, puis un crime.>>> « Le désir immodéré de la science, dit Hoï-nan-tsé, a perdu le genre hu

>> main. >>>

« Il ne faut pas, dit un proverbe chinois, écouter les discours de la femme ; >> car la femme a été la source et la racine du mal. >>

Au Japon, nous voyons la création représentée par le symbole d'un gros arbre autour duquel se roule un horrible serpent.

Chez les Mongols, nous trouvons cette tradition, que l'état de félicité de nos premiers parents ne fut pas de longue durée; qu'ils virent bientôt s'échapper par leur faute toutes les félicités qui avaient jusqu'alors embelli leur existence; qu'à la surface du sol croissait en abondance la plante du schimæ, blanche et douce comme le sucre, que son aspect séduisit un homme qui en mangea, et que tout fut consommé.

Les Tartares nous disent que nos premiers parents, d'abord heureux, devinrent malheureux en mangeant d'une plante funeste dont la douceur égalait la beauté.

Les Perses nous montrent le Zend-Avesta, où nous lisons: «Mesquia et Mesquiane étaient d'abord purs et plaisaient à Ormuzd; Ahriman, jaloux de leur bonheur, les aborda sous la forme d'une couleuvre, leur présenta des fruits, et leur persuada que lui, Ahriman, était l'auteur de l'univers ; ils le crurent et devinrent ses esclaves; leur nature fut dès lors corrompue, et cette corruption infecta leur postérité. Le péché ne vient donc pas d'Ormuzd, mais d'Ahriman, c'est-àdire l'être caché dans le crime. »>

Les Scythes appelaient leur mère commune la femme-serpent.

Les Scandinaves nous disent, dans les Eddas, que le principe du mal, le terrible fils de Loke, est un serpent qui enveloppe le monde et le pénètre de son venin. En Grèce, nous trouvons l'histoire de l'âge d'or, celle de la boîte de Pandore, et enfin, comme nous l'avons dit plus haut, le drame de Prométhée enchaîné.

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