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tranchant et de despotique dans sa manière de développer ses doctrines, et aussi son aigreur et son intolérance dans la polémique. Descartes était évidemment un de ces esprits absolus dont l'individualité est tellement puissante qu'ils ne peuvent concevoir que leurs 'propres pensées, et que toute contradiction les surprend et les irrite. Parmi les écrivains avec lesquels Descartes a eu des discussions philosophiques, se trouvent quelques penseurs de premier ordre, tels que Gassendi et Hobbes. Cependant Descartes s'emporte et s'indigne toujours; il accuse tous ses adversaires de mensonge et de perfidie, et descend même quelquefois aux injures les plus indignes d'un philosophe.

Non-seulement Descartes n'était pas tolérant dans la discussion, mais il n'était pas non plus indulgent. On le reconnaît par la manière dont il parle de quelques philosophes contemporains, qui, loin d'être ses adversaires, pouvaient être considérés comme ses collaborateurs dans la grande œuvre philosophique qu'il accomplissait. Il fait l'éloge de Bacon dans ses lettres; mais son langage est celui de l'estime, et nullement de l'admiration. Il recommande la méthode de Bacon comme une méthode sage, mais très-lente et très-limitée, pouvant être une préparation assez convenable et assez utile pour arriver à la philosophie, mais ne pouvant jamais donner des résultats qui satisfassent les exigences d'un vrai philosophe. Il parle de Campanella dans des termes encore plus dédaigneux, et dit, au sujet du grand philosophe italien, que ceux qui s'égarent en affectant de suivre des chemins extraordinaires sont beaucoup moins excusables que ceux qui tombent dans l'erreur en suivant les routes battues.

Nous trouvons dans les lettres de Descartes un passage curieux qui nous prouve combien peu son esprit était disposé à l'îndulgence. Il est relatif aux découvertes de Pascal, dont Descartes a méconnu entièrement le génie précoce. Mersenne lui avait mandé qu'un enfant de seize ans (Pascal) avait composé un traité des coniques mieux qu'Apollonius et que tous les mathématiciens du jour. Descartes se contente de répondre dédaigneusement qu'il n'y a là rien d'extraordinaire, attendu qu'Apollonius est extrêmement long et embarrassé, et que tout ce qu'il a démontré est facile; mais que, quant aux questions plus difficiles relatives aux coniques, l'enfant dont on parle ne pourrrait certainement pas les résoudre.

En réunissant ces différents faits, on peut se former une idée assez exacte et assez complète du caractère et de l'esprit de notre philosophe. Toute la vie de Descartes nous fait reconnaître les qualités

de cette mâle intelligence, remarquable par l'indépendance, l'originalité et l'audace; elle nous montre en même temps les defauts de l'esprit de Descartes, esprit exclusif, tranchant, despotique, dépourvu d'étendue, de tolérance, et de souplesse.

En étudiant le système de Descartes, après sa biographie, on y voit aussi l'influence des défauts de son caractère. On reconnaît le manque d'étendue de ses idées dans le mépris déraisonnable qu'il témoigne pour les études historiques. Il dit, dans le Discours de la Méthode, que quand on est trop curieux des choses qui se pratiquaient aux siècles passés, on demeure ordinairement fort ignorant de celles qui se pratiquent en celui-ci. Ailleurs il dit qu'il n'y a qu'une seule chose en laquelle les autres hommes ( et il n'excepte pas même les hommes éminents par le talent ou le savoir) puissent être utiles à un grand philosophe, savoir, en fournissant aux frais de ses expériences, et du reste en empêchant que son loisir ne lui soit ôté par l'importunité de personne.

Ainsi Descartes veut en philosophie un individualisme absolu; il veut que le philosophe se fie uniquement à ses méditations personnelles, rejetant toute autorité, toute tradition, tout secours puisé dans les livres ou dans les conseils des hommes. Cette tendance exclusive de la philosophie de Descartes s'est communiquée à ses successeurs immédiats, Malebranche et Spinoza. Mais, plus tard, deux philosophes cartésiens, Vico et Leibniz, ont rejeté l'individualisme absolu de leur maître, et ont commencé une réaction en faveur des études historiques. Cette réaction s'est continuée jusqu'à nos jours, et a fini par aboutir au grand principe de la nouvelle école allemande, l'identité de la philosophie et de l'histoire.

On peut signaler un autre grand défaut dans la philosophie de Descartes, qui est résulté aussi de l'excessive confiance qu'il avait dans ses idées, et de la précipitation aventureuse qui caractérisait son esprit. C'est l'importance beaucoup trop absolue qu'il attribuait aux principes vagues et abstraits qu'il appelait sa méthode, tels que ceux-ci : « Il faut examiner avant d'affirmer; toutes les idées claires et distinctes sont vraies, etc. » On ne peut pas passer immédiatement aux applications en partant de principes aussi généraux. C'est ce que n'a pas reconnu Descartes, qui, dans sa précipitation présomptueuse, conclut immédiatement tout un système de philosophie, de physique et d'astronomie, en parlant d'une méthode abstraite et générale.

C'est par le changement de la méthode, des principes généraux, que commencent toutes les grandes révolutions, non-seulement

dans les sciences, mais aussi dans les affaires politiques et en toutes choses. Mais les principes généraux, étant vagues et élastiques de leur nature, peuvent conduire également aux conséquences les plus opposées. Il faut donc y joindre des principes plus spéciaux; en outre, il ne faut pas les maintenir d'une manière absolue, tels qu'on les a conçus a priori; il faut les mettre en regard des applications, et se servir de ce moyen pour les modifier et les perfectionner.

Lorsqu'un philosophe établit dans son système une séparation trop absolue entre la méthode et les applications, il risque de donner prise à une objection des sceptiques qui est un des arguments les plus spécieux qu'on ait jamais fait valoir en faveur du pyrrhonisme. Pour arriver à une connaissance quelconque, disent les sceptiques, il faut une méthode; pour poser d'une manière certaine les règles de cette méthode, il en faudrait une autre; pour celle-ci une troisième, et ainsi de suite à l'infini.

Spinoza répond, dans un de ses ouvrages, à cette objection, qui avait été proposée de son temps contre la philosophie, et qui était assez naturellement amenée par le principe de Descartes, qui séparait entièrement la science de la méthode et celle des applications. Spinoza répond que ceux qui font ce raisonnement contre la philosophie pourraient l'appliquer aussi aux faits d'expérience, et, par exemple, prouver par cette argumentation qu'il est impossible que les hommes soient jamais arrivés à forger du fer; car pour forger du fer il faut un marteau, et pour faire un marteau il faut du fer forgé. Il y a donc là le même cercle vicieux qu'on reproche à la philosophie.

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Mais il y a une réponse à faire qui s'applique également aux arts mécaniques et à la philosophie : c'est que les instruments ou les méthodes ne se développent pas indépendamment des résultats, mais avec eux et par eux. Les premiers hommes qui ont forgé du fer ont dû le forger avec de très-grossiers instruments; mais, à mesure que le fer a été mieux forgé, on a eu de meilleurs instruments et une meilleure manière de s'en servir les instruments et les produits se sont perfectionnés en même temps. Il en a été de même en philosophie: on a commencé sans méthode, ou avec une mauvaise méthode; ensuite, à mesure que les vérités découvertes par les philosophes ont été plus nombreuses, les méthodes se sont perfectionnées; il y a eu action mutuelle des résultats sur les méthodes, et des méthodes sur les résultats; mais jamais une de ces deux parties de la philosophie n'a pu se développer indépendamment de l'autre. Tous ceux qui ont accompli une mission novatrice et révolution

naire dans le monde ont eu le défaut commun d'accorder trop d'importance aux principes généraux. C'est à la fois la grandeur et la faiblesse de l'assemblée constituante d'avoir eu une foi absolue dans les grands principes qu'elle lançait dans le monde sous le titre de droits de l'homme et du citoyen par là elle a marqué le point de départ inébranlable de la politique moderne, mais elle a beaucoup plus détruit qu'édifié; et quant aux principes qu'elle a apportés dans le monde, ce sont des principes d'initiation et nullement d'organisation. Il en a été de même en philosophie : ce sont des titres de gloire tout différents que ceux de Descartes et de Leibniz, de Kant et de Hégel. A Descartes appartient la fougue, la présomption et l'audace de l'esprit initiateur; à Leibniz, le calme et l'étendue de l'intelligence organisatrice. L'un est un hardi démolisseur qui a brisé l'édifice du passé, et a posé quelques pierres angulaires dans les fondements de la philosophie moderne; l'autre est un habile et profond architecte, dont le talent a su élever un édifice admirable qui est encore aujourd'hui un des foyers de lumière où s'éclaire la route de la philosophie moderne.

Après ces remarques générales sur le génie et la mission de Descartes, nous arrivons aux détails de sa vie, dans lesquels nous retrouverons constamment le caractère général que nous venons d'esquisser.

Descartes (René) naquit le 31 mars 1596, à La Haye (Indre-etLoire). Deux provinces de France se sont disputé la gloire de compter Descartes au nombre de leurs enfants, la Bretagne et la Touraine. Descartes appartenait à une famille originaire de cette dernière province; son grand-père l'avait quittée pour aller s'établir à Rennes, où il avait été nommé conseiller au parlement de Bretagne. Son fils, le père de Descartes, lui succéda dans cette charge de conseiller. Il demeurait habituellement à Rennes, et ce fut le hasard qui fit que Descartes ne naquit pas dans cette ville. La peste s'étant déclarée à Rennes, sa mère s'était retirée momentanément en Touraine : c'est là que Descartes est né; mais on l'a considéré quelquefois comme appartenant à la Bretagne, parce qu'il y a passé la plus grande partie de son enfance. A l'âge de huit ans, Descartes fut placé par son père au collége des jésuites à La Flèche. Il embarrassa souvent ses maîtres par les objections qu'il leur proposait; et il montrait dès cette époque un tel penchant pour la méditation, que ses camarades l'avaient surnommé le Philosophe. Il quitta le collége à seize ans, et passa un an à Rennes auprès de ses parents; ensuite il alla à Paris, où il se

lia avec d'autres jeunes gentilshommes, et se livra aux plaisirs de son âge, mais sans excès et sans désordre. En 1617, âgé de vingt et un ans, il se décida à céder aux sollicitations de son père, qui voulait le faire entrer au service. Il servit pendant quatre ans, d'abord dans l'armée de Maurice de Nassau, ensuite dans celle du duc de Bavière, qui était un des chefs du parti catholique dans la guerre de trente ans. Il fit ensuite de grands voyages: il parcourut presque toute l'Allemagne, la Suède, le Danemark, la Hollande; puis il revint à Rennes, et de là à Paris. Malgré cette vie de voyages, Descartes trouvait toujours le temps de s'occuper de ses études. C'est même à l'époque où il était au service qu'il commença son Discours sur la méthode, son ouvrage sur la musique, et quelques-uns de ses travaux mathématiques. Il regardait ses voyages comme un moyen de recueillir des observations philosophiques propres à le conduire peu à peu à un ensemble de connaissances certaines. Il nous en fait part lui-même dans son Discours de la méthode: il dit que les études qu'il avait faites à La Flèche ne lui avaient laissé que des doutes sur tous les sujets: c'est ce qui lui fit concevoir le projet d'abandonner les livres, et de parcourir différents pays. Mais il reconnut bientôt que l'étude du livre du monde n'était pas propre à lui donner la certitude qu'il cherchait; car il vit qu'il y avait autant de diversité entre les coutumes des peuples qu'entre les philosophes. Il continua cependant ses voyages, qui pouvaient au moins l'aider à exécuter le projet qu'à cette époque il avait déjà formé, d'effacer de son esprit toutes les croyances qui ne reposaient chez lui que sur le préjugé et sur la tradition « En toutes les neuf années suivantes, dit-il, je ne fis autre chose que rouler çà et là dans le monde, tâchant d'y être spectateur plutôt qu'acteur en toutes les comédies qui s'y jouent en faisant particulièrement réflexion en chaque matière sur ce qui pouvait la rendre suspecte et nous donner occasion de nous méprendre, je déracinais cependant de mon esprit toutes les erreurs qui avaient pu s'y glisser auparavant. »

Un fait remarquable raconté par les biographes de Descartes, et qui se rapporte à la période de sa vie dont nous parlons, c'est une vision qu'il eut à l'époque où il commença ses réflexions sur la méthode. Il crut entendre une voix du ciel qui l'appelait à réformer la philosophie. On trouve des faits du même genre dans la vie de presque tous les grands hommes: Socrate croyait avoir un démon qui inspirait ses paroles et ses actes; Christophe Colomb croyait, comme Descartes, qu'une voix du ciel l'avait appelé à la découverte de l'Amérique; Bacon lui-même, avec son esprit si éminemment

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