Page images
PDF
EPUB

même. Or, au nombre des choses qui sont tellement claires qu'on les connaît par elles-mêmes, on peut mettre le doute, la pensée et l'existence.

Je ne crois pas qu'il y ait jamais eu personne d'assez stupide pour avoir eu besoin d'apprendre ce que c'est que l'existence, avant de pouvoir conclure et affirmer qu'il existât. Il en est ainsi du doute et de la pensée. J'ajoute même qu'il est impossible d'apprendre ces choses autrement que de soi-même, et d'en être persuadé autrement que par sa propre expérience, et par cette conscience ou ce témoignage intérieur que chaque homme trouve en lui-même quand il examine une observation quelconque; de telle sorte que, comme il serait inutile de définir ce que c'est que le blanc pour le faire comprendre à un aveugle, tandis que pour le connaître il nous suffit d'ouvrir les yeux et de voir du blanc, de même, pour savoir ce que c'est que le doute et la pensée, il suffit de douter et de penser. Cela nous apprend tout ce que nous pouvons savoir à cet égard, et même nous en dit plus que les définitions les plus exactes. Il est donc vrai que Poliandre a dû connaître ces choses avant d'en pouvoir déduire les conclusions qu'il a formulées. Au reste, puisque nous l'avons élu pour juge, demandons-lui s'il a jamais ignoré ce que c'est que le doute, l'existence, la pensée.

POL. Je l'avoue, c'est avec le plus grand plaisir que je vous ai entendu discuter sur une chose que vous n'avez pu apprendre que de moi, et je ne vois pas sans quelque joie qu'il faut, du moins en cette occasion, me reconnaître pour votre maître et vous reconnaître vous-mêmes pour mes disciples. C'est pourquoi, pour vous tirer d'embarras et résoudre sur-lechamp votre difficulté ( on dit en effet d'une chose qu'elle est faite sur-le-champ lorsqu'elle arrive contre toute espérance et contre toute attente), je puis vous certifier que jamais je n'ai douté de ce que c'est que le doute, bien que je n'aie commencé à le connaître, ou plutôt à y réfléchir, que lorsque Épistémon a voulu le mettre en doute. A peine m'aviez-vous montré le peu de certitude que nous avons de l'existence des choses que nous ne connaissons que par le secours des sens,

que j'ai commencé à douter de ces choses, et il a suffi de cela pour me faire connaître en même temps et mon doute, et la certitude de ce doute; je puis donc affirmer que j'ai commencé à me connaître aussitôt que j'ai commencé à douter; mais ce n'était pas aux mêmes objets que se rapportaient mon doute et ma certitude. Car mon doute s'appliquait seulement aux choses qui existent hors de moi, et ma certitude s'appliquait à mon doute et à moi-même. Eudoxe avait donc raison de dire qu'il est des choses que nous ne pouvons apprendre qu'en les voyant. De même, pour apprendre ce que c'est que le doute, ce que c'est que la pensée, il ne faut que douter et penser soi-même. Ainsi de l'existence. Il faut savoir seulement ce qu'on entend par ce mot; aussitôt on connaît la chose, autant du moins qu'il est possible à l'homme de la connaître, et pour cela il n'est pas besoin de définitions; elles obscurciraient la chose plutôt qu'elles ne l'éclairciraient.

ÉPIST. Puisque Poliandre est content, je me rends également, et je ne pousserai pas plus loin la dispute; cependant je ne vois pas qu'il ait beaucoup avancé depuis deux heures que nous sommes ici à raisonner. Tout ce qu'il a appris à l'aide de cette belle méthode que vous vantez tant, c'est qu'il doute, qu'il pense, et qu'il est une chose pensante. Découverte admirable en vérité! Voilà beaucoup de paroles pour bien peu de choses. On aurait pu tout dire en quatre mots, et nous aurions tous été d'accord. Quant à moi, s'il devait m'en coûter autant de paroles et de temps pour apprendre une chose d'un aussi mince intérêt, j'aurais de la peine à m'y résigner. Nos maîtres nous en disent bien plus et sont beaucoup plus hardis; rien ne les arrête, ils prennent tout sur eux et prononcent sur tout; rien ne les détourne de leur but ni ne les frappe d'étonnement; quoi qu'il arrive enfin, lorsqu'ils se voient trop pressés, une équivoque ou le distinguo les retire de tout embarras. Soyez même certain que leur méthode sera toujours préférée à la vôtre, qui doute de tout et qui craint tellement de broncher qu'en piétinant sans cesse elle n'avance jamais.

EUD. Je n'ai jamais eu le dessein de prescrire à qui que ce

soit la méthode qu'il faut suivre dans la recherche de la vérité; j'ai voulu seulement exposer celle dont je me suis. servi, afin que si on la juge mauvaise on la rejette; si au contraire bonne et utile, d'autres s'en servent aussi. Du reste, je laisse chacun entièrement libre de l'admettre ou de la rejeter. Si maintenant on dit qu'elle ne m'a guère avancé, c'est à l'expérience d'en juger; et je suis certain, pourvu que vous continuiez de me prêter votre attention, que vous-même vous m'avouerez que nous ne pouvons être assez circonspects dans l'établissement des principes, et qu'une fois les principes solidement posés nous pourrons pousser les conséquences plus loin et les déduire plus facilement que nous n'eussions osé nous le promettre. Aussi je pense que toutes les erreurs qui arrivent dans les sciences viennent seulement de ce que nous avons en commençant jugé avec trop de hâte, en admettant pour principes des choses obscures, et dont nous n'avions aucune notion claire et distincte. Ce qui prouve la vérité de cette assertion, c'est le peu de progrès que nous avons faits dans les sciences dont les principes sont certains et connus de tous, tandis que d'autre part, dans celles dont les principes sont obscurs et incertains, ceux qui veulent être sincères sont forcés d'avouer qu'après avoir dépensé beaucoup de temps et lu beaucoup de volumes ils ont reconnu qu'ils ne savaient rien et qu'ils n'avaient rien appris. Ne vous étonnez donc pas, mon cher Épistémon, si, voulant conduire Poliandre dans une voie plus sûre que celle qui m'a été enseignée, je suis sévère au point de ne tenir pour vrai que ce dont j'ai une certitude égale à celle où je suis que j'existe, que je pense et que je suis une chose pensante.

ÉPIST. Vous me paraissez semblable à ces sauteurs qui retombent toujours sur leurs pieds; vous revenez toujours à votre principe: si vous continucz de la sorte, vous n'irez ni loin ni vite. Comment en effet trouverons-nous toujours des vérités dont nous puissions être aussi certains que de notre existence?

EUD. Cela n'est pas aussi difficile que vous le croyez, car toutes les vérités se suivent l'une l'autre, et sont unies entre

elles par un même lien. Tout le secret consiste à commencer par les premières et par les plus simples, et à s'élever ensuite peu à peu et comme par degrés jusqu'aux vérités les plus éloignées et les plus composées. Or, qui doutera que ce que j'ai posé comme principe ne soit la première de toutes les choses que nous pouvons connaître avec quelque méthode? Il est constant en effet que nous ne pouvons douter d'elle, quand même nous douterions de la vérité de tout ce que renferme l'univers. Puis donc que nous sommes certains d'avoir bien commencé, il faut, pour ne pas nous égarer dans la suite, avoir soin, et c'est ce que nous faisons, de ne point admettre comme vrai ce qui est sujet au moindre doute. A cette fin il faut, selon moi, laisser parler Poliandre seul. Car comme il ne suit aucun autre maître que le sens commun, et comme sa raison n'est altérée par aucun préjugé, il est presque impossible qu'il se trompe, ou du moins il s'en apercevra fa-. cilement, et il reviendra sans peine dans le droit chemin.

ÉPIST. Écoutons-le donc parler, et laissons-lui exposer les choses qu'il dit être contenues dans votre principe.

POL. Il y a tant de choses contenues dans l'idée que présente un être pensant, qu'il nous faudrait des jours entiers pour les développer. Mais pour le moment nous ne traiterons que des principales et de celles qui servent à rendre plus claire la notion de cet être, et qui la distinguent de tout ce qui n'a pas de rapport avec elle. J'entends par être pensant... ( Le reste manque.)

FIN.

DES ŒUVRES PHILOSOPHIQUES ET MORALES DE DESCARTES.

Pages.

Avertissement de la première édition française des Méditations.
Le libraire au lecteur. .

A MM. les Doyen et Docteurs de la sacrée faculté de théologie de

Paris.

[merged small][merged small][ocr errors][merged small]
[ocr errors]
[merged small][ocr errors][merged small][merged small][merged small][merged small]

- Premières objections par Cratérus.

ib.

« PreviousContinue »