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vaincre également. Il ne me paraît donc pas que nous puissions acquérir la connaissance complète de toutes les choses sur lesquelles on n'a que des opinions probables, parce que nous ne pouvons sans présomption espérer de nous-mêmes plus que les autres n'ont fait; si donc notre calcul est exact, il ne reste de toutes les sciences déjà connues que l'arithmétique et la géométrie à l'étude desquelles nous ramène l'observation de cette règle.

Toutefois, nous ne condamnons pas la manière dont on a philosophé jusqu'à présent, ni l'emploi des syllogismes probables, armes très-propres aux combats qui se livrent dans les écoles; en effet, ils exercent l'intelligence des jeunes gens et les aiguillonnent par l'émulation; or, il vaut beaucoup mieux les former au moyen de pareilles opinions, bien qu'évidemment elles soient incertaines, puisqu'elles ont été controversées entre les savants, que de les abandonner entièrement à eux-mêmes; car peut-être sans guide tomberaient-ils dans des abîmes. Mais tant qu'ils marchent sur les traces qu'on leur a marquées, bien qu'ils s'écartent quelquefois de la vérité, encore est-il qu'ils suivent une route plus sûre en ce sens qu'elle a été déjà explorée par des hommes plus habiles. Nous-mêmes nous nous réjouissons d'avoir aussi été élevés de la sorte dans les écoles. Mais maintenant que nous sommes déliés du serment qui nous enchaînait aux paroles du maître, et qu'étant d'un âge assez mûr nous avons soustrait notre main à la férule, si nous voulons sérieusement nous proposer à nous-mêmes des règles avec le secours desquelles nous nous élevions au faîte des connaissances humaines, nous devons certes mettre au premier rang celle qui nous défend d'abuser de notre loisir, comme font beaucoup de gens qui négligent toutes les études aisées et ne s'occupent que des choses difficiles. Sans doute ils forment ingénieusement sur ces choses les conjectures les plus subtiles et les raisonnements les plus probables; mais après de nombreux travaux, ils s'aperçoivent trop tard qu'ils n'ont fait qu'augmenter la somme des doutes, sans avoir appris aucune science.

Et maintenant, comme nous avons dit un peu plus haut

qu'entre toutes les sciences connues l'arithmétique et la géométrie étaient les seules exemptes de fausseté et d'incertitude, remarquons, pour exposer plus amplement la justesse de nos paroles, que l'on arrive à la connaissance des choses par deux voies : l'expérience et la déduction. Remarquons de plus que l'expérience est souvent trompeuse; la déduction, au contraire, ou, en d'autres termes, l'opération par laquelle on infère une chose d'une autre, il se peut qu'on l'omette si on ne l'aperçoit pas, mais l'intelligence la moins propre au raisonnement ne peut la mal faire. Les entraves au moyen desquelles les dialecticiens croient diriger la raison humaine. me semblent ici d'une médiocre utilité, quoique je ne nie pas qu'elles ne soient très-bonnes pour d'autres usages. En effet, toutes les erreurs dans lesquelles peuvent tomber les hommes (je ne dis pas les animaux) ne naissent jamais d'une mauvaise induction, mais de ce qu'on pose en principe certaines expériences peu comprises, ou de ce qu'on porte des jugements téméraires et sans fondement.

Ceci nous montre clairement pourquoi l'arithmétique et la géométrie sont beaucoup plus certaines que toutes les autres sciences; c'est que leur objet, à elles seules, est si clair et si simple qu'elles n'ont besoin de rien supposer que l'expérience puisse révoquer en doute, et qu'elles ne consistent entièrement que dans des conséquences à déduire par la voie du raisonnement. Elles sont donc les plus faciles et les plus claires de toutes les sciences, et leur objet est tel que nous le désirons, puisque, à moins d'inadvertance, il semble à peine possible à un homme de s'y égarer. Toutefois on ne doit pas s'étonner que beaucoup d'esprits se livrent plus volontiers à d'autres études ou à la philosophie; cela vient de ce que chacun se permet plus hardiment de deviner dans un sujet obscur que dans un sujet clair, et qu'il est bien plus facile de former des conjectures sur une question quelconque que d'atteindre à la vérité même dans une seule question, si facile qu'elle soit.

Concluons de ce qui précède, non pas, il est vrai, qu'il faut apprendre l'arithmétique et la géométrie seulement,

mais que ceux qui cherchent le droit chemin de la vérité ne doivent s'occuper d'aucun objet dont ils ne puissent avoir une certitude égale aux démonstrations de l'arithmétique et de la géométrie.

RÈGLE III.

Sur les objets dont on se propose l'étude, il faut chercher, non pas les opinions d'autrui ou ses propres conjectures, mais ce que l'on peut voir clairement, avec évidence, ou déduire avec certitude; car la science ne s'acquiert pas autrement.

On doit lire les ouvrages des anciens, parce que c'est un grand avantage de pouvoir user des travaux d'un si grand nombre d'hommes, tant pour connaître ce qui jadis a été inventé de bon que pour savoir ce qui reste à découvrir dans toutes les sciences. Et toutefois il est à craindre qu'une lecture trop attentive, quelle que soit d'ailleurs notre défiance, n'introduise à notre insu dans notre esprit quelques-unes des erreurs de ces ouvrages. En effet, c'est la coutume des écrivains chaque fois que, par crédulité ou irréflexion, ils se sont laissé prendre à quelque opinion controversée, de mettre en œuvre les arguments les plus subtils pour nous la faire partager; tandis qu'au contraire, chaque fois qu'ils ont eu le bonheur de trouver quelque chose de certain et d'évident, ils ne l'exposent jamais que d'une manière ambiguë, soit qu'ils craignent que la simplicité des preuves ne diminue le mérite de l'invention, soit qu'ils nous envient la connaissance distincte de la vérité.

Que dis-je! lors même qu'ils seraient tous francs et clairs, et qu'ils ne nous donneraient jamais des choses douteuses pour des vérités, mais exposeraient tout de bonne foi, comme il est à peine une seule opinion émise par l'un dont le contraire ne soit soutenu par l'autre, nous ne saurions jamais auquel croire, et il ne nous servirait de rien de compter les suffrages pour suivre l'opinion qui en réunit le plus; car s'il s'agit d'une question difficile, il est plus croyable que la véritable solution a pu être trouvée par la minorité que par la majorité. Mais quand même tous seraient d'accord, leur doc

trine ne nous suffirait pas; car nous ne deviendrons jamais mathématiciens, sussions-nous par cœur toutes les démonstrations données par les autres, si notre esprit n'est luimême capable de résoudre. toute espèce de problème; et nous ne deviendrons jamais philosophes, eussions-nous lu tous les raisonnements de Platon et d'Aristote, si nous ne pouvons porter un jugement solide sur une proposition quelconque. Et en effet, ce serait avoir appris non des sciences, mais de l'histoire.

Nous sommes en outre avertis de ne jamais mêler aucune conjecture à nos jugements sur la vérité des choses. Cet avertissement n'est pas de peu d'importance; car la meilleure raison pour laquelle, dans la philosophie ordinaire, on ne trouve rien d'assez évident et d'assez certain pour ne pas donner matière à controverse, c'est que les savants, non contents de reconnaître les choses claires et certaines, ont osé d'abord affirmer des choses obscures et inconnues, auxquelles ils n'arrivaient que par des conjectures probables; et qu'ensuite y ajoutant par degrés une foi entière et les mêlant indistinctement aux choses vraies et évidentes, ils ont fini par ne pouvoir plus rien conclure qui ne parût dépendre de quelque proposition obscure, et dès lors qui ne fût incertain.

Mais pour ne pas tomber dans la même erreur, nous allons énumérer ici tous les actes de notre intelligence au moyen desquels nous pouvons atteindre à la connaissance des choses sans aucune crainte d'erreur. On n'en admet que deux. l'intuition et l'induction.

J'entends par intuition, non la croyance au témoignage variable des sens ou les jugements trompeurs de l'imagination, mauvaise régulatrice, mais la conception d'un esprit sain et attentif, si facile et si distincte qu'aucun doute ne reste sur ce que nous comprenons; ou bien, ce qui est la même chose, la conception ferme qui naît dans un esprit sain et attentif des seules lumières de la raison, et qui, plus simple, est conséquemment plus sûre que la déduction ellemême, qui cependant, comme nous l'avons remarqué plus haut, ne peut être mal faite par l'homme. Ainsi chacun peut

voir par intuition qu'il existe, qu'il pense, qu'un triangle se termine par trois lignes, qu'un globe n'a qu'une surface, et d'autres vérités semblables, qui sont plus nombreuses qu'on ne le croit communément, parce qu'on dédaigne d'appliquer son esprit à des choses si faciles.

Au reste, de peur de choquer par l'emploi nouveau du mot intuition et de quelques autres que dans la suite je serai obligé de détourner pareillement de leur signification ordinaire, je déclare ici, en général, que je m'inquiète peu du sens donné par les écoles à ces expressions dans ces derniers temps, parce qu'il serait très-difficile de se servir des mêmes termes pour exprimer des idées entièrement différentes, mais que je considère seulement la signification de chaque mot en latin, afin qu'à défaut de l'expression propre j'emploie métaphoriquement les mots qui me semblent les plus convenables pour rendre ma pensée.

Or, ce n'est pas seulement dans les énonciations, mais dans toute espèce de raisonnements, que l'intuition doit avoir cette évidence et cette certitude. Ainsi, par exemple, étant donné ce résultat : deux et deux font la même chose que trois et un, non-seulement il faut voir intuitivement que deux et deux font quatre et que trois et un font aussi quatre, mais encore que la troisième proposition est la conséquence nécessaire des deux autres.

On se demandera peut-être pourquoi j'ai ajouté à l'intuition une autre manière de connaître, qui consiste dans la déduction, opération par laquelle nous comprenons toutes les choses qui sont la conséquence nécessaire de certaines autres dont nous avons une connaissance sûre. Mais j'ai dû le faire parce qu'il est beaucoup de choses que l'on peut savoir sûrement, bien qu'elles ne soient pas évidentes par ellesmêmes, pourvu toutefois qu'on les déduise de principes avérés et connus, au moyen d'un mouvement continu et non interrompu de la pensée, avec une intuition claire de chaque chose. C'est ainsi que nous savons que le dernier anneau d'une longue chaîne est uni au premier, bien que nous ne puissions embrasser d'un seul coup d'œil tous les anneaux

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