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compagner les larmes; et ces cris sont ordinairement plus aigus que ceux qui accompagnent le ris, bien qu'ils soient produits quasi en même façon; dont la raison est que les nerfs qui servent à élargir ou étrécir les organes de la voix, pour la rendre plus grosse ou plus aiguë, étant joints avec ceux qui ouvrent les orifices du cœur pendant la joie et les étrécissent pendant la tristesse, ils font que ces organes s'élargissent ou s'étrécissent au même temps.

ARTICLE CXXXIII.

Pourquoi les enfants et les vieillards pleurent aisément.

Les enfants et les vieillards sont plus enclins à pleurer que ceux de moyen âge, mais c'est pour diverses raisons. Les vieillards pleurent souvent d'affection et de joie; car ces deux passions jointes ensemble envoient beaucoup de sang à leur cœur, et de là beaucoup de vapeurs à leurs yeux, et l'agitation de ces vapeurs est tellement retardée par la froideur de leur naturel qu'elles se convertissent aisément en larmes, encore qu'aucune tristesse n'ait précédé. Que si quelques vieillards pleurent aussi fort aisément de fâcherie, ce n'est pas tant le tempérament de leur corps que celui de leur esprit qui les y dispose; et cela n'arrive qu'à ceux qui sont si faibles qu'ils se laissent entièrement surmonter par de petits sujets de douleur, de crainte ou de pitié. Le même arrive aux enfants, lesquels ne pleurent guère de joie, mais bien plus de tristesse, même quand elle n'est point accompagnée d'amour, car ils ont toujours assez de sang pour produire beaucoup de vapeurs, le mouvement desquelles étant retardé par la tristesse, elles se convertissent en larmes.

ARTICLE CXXXIV.

Pourquoi quelques enfants pâlissent au lieu de pleurer.

Toutefois il y en a quelques-uns qui pâlissent au lieu de pleurer quand ils sont fâchés, ce qui peut témoigner en eux un jugement et un courage extraordinaire, à savoir lorsque cela vient de ce qu'ils considèrent la grandeur du mal et se préparent à une forte résistance, en même façon que ceux

qui sont plus âgés; mais c'est plus ordinairement une marque de mauvais naturel, à savoir lorsque cela vient de ce qu'ils sont enclins à la haine ou à la peur, car ce sont des passions qui diminuent la matière des larmes. Et on voit au contraire que ceux qui pleurent fort aisément sont enclins à l'amour et à la pitié.

ARTICLE CXXXV.

Des soupirs.

La cause des soupirs est fort différente de celle des larmes, encore qu'ils présupposent comme elles la tristesse; car, au lieu qu'on est incité à pleurer quand les poumons sont pleins de sang, on est incité à soupirer quand ils en sont presque vides, et que quelque imagination d'espérance ou de joie ouvre l'orifice de l'artère veineuse que la tristesse avait étrécie, pource que alors le peu de sang qui reste dans les poumons, tombant tout à coup dans le côté gauche du cœur par cette artère veineuse, et y étant poussé par le désir de parvenir à cette joie, lequel agite en même temps tous les muscles du diaphragme et de la poitrine, l'air est poussé promptement par la bouche dans les poumons, pour y remplir la place que laisse ce sang; et c'est cela qu'on nomme soupirer.

ARTICLE CXXXVI.

D'où viennent les effets des passions qui sont particulières à certains hommes.

Au reste, afin de suppléer ici en peu de mots à tout ce qui pourrait y être ajouté touchant les divers effets ou les diverses causes des passions, je me contenterai de répéter le principe sur lequel tout ce que j'en ai écrit est appuyé, à savoir qu'il y a telle liaison entre notre âme et notre corps que lorsque nous avons une fois joint quelque action corporelle avec quelque pensée, l'une des deux ne se présente point à nous par après que l'autre ne s'y présente aussi, et que ce ne sont pas toujours les mêmes actions qu'on joint aux mêmes pensées; car cela suffit pour rendre raison de tout ce qu'un chacun peut remarquer de particulier en soi ou en d'autres touchant cette matière, qui n'a point été ici

DESCARTES.

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expliquée. Et pour exemple, il est aisé de penser que les étranges aversions de quelques-uns qui les empêchent de souffrir l'odeur des roses ou la présence d'un chat, ou choses semblables, ne viennent que de ce qu'au commencement de leur vie ils ont été fort offensés par quelques pareils objets, ou bien qu'ils ont compati au sentiment de leur mère qui en a été offensée étant grosse; car il est certain qu'il y a du rapport entre tous les mouvements de la mère et ceux de r'enfant qui est en son ventre, en sorte que ce qui est contraire à l'un nuit à l'autre. Et l'odeur des roses peut avoir causé un grand mal de tête à un enfant lorsqu'il était encore au berceau, ou bien un chat le peut avoir fort épouvanté, sans que personne y ait pris garde, ni qu'il en ait eu après aucune mémoire, bien que l'idée de l'aversion qu'il avait alors pour ces roses ou pour ce chat demeure imprimée en son cerveau jusques à la fin de sa vie.

ARTICLE CXXXVII.

De l'usage des cinq passions ici expliquées, en tant qu'elles se rapportent au corps.

Après avoir donné les définitions de l'amour, de la haine, du désir, de la joie, de la tristesse, et traité de tous les mouvements corporels qui les causent ou accompagnent, nous n'avons plus ici à considérer que leur usage. Touchant quoi il est à remarquer que, selon l'institution de la nature, elles se rapportent toutes au corps et ne sont données à l'âme qu'en tant qu'elle est jointe avec lui; en sorte que leur usage naturel est d'inciter l'âme à consentir et contribuer aux actions qui peuvent servir à conserver le corps ou à le rendre en quelque façon plus parfait; et en ce sens la tristesse et la joie sont les deux premières qui sont employées. Car l'âme n'est immédiatement avertie des choses qui nuisent au corps que par le sentiment qu'elle a de la douleur, lequel produit en elle premièrement la passion de la tristesse, puis ensuite la haine de ce qui cause cette douleur, et en troisième lieu le désir de s'en délivrer; comme aussi l'âme n'est immédiatement avertie des choses utiles au corps que par quelque

sorte de chatouillement qui excite en elle de la joie, fait ensuite naître l'amour de ce qu'on croit en être la cause, et enfin le désir d'acquérir ce qui peut faire qu'on continue en cette joie, ou bien qu'on jouisse encore après d'une semblable. Ce qui fait voir qu'elles sont toutes cinq très-utiles au regard du corps, et même que la tristesse est en quelque façon première et plus nécessaire que la joie, et la haine que l'amour, à cause qu'il importe davantage de repousser les choses qui nuisent et peuvent détruire, que d'acquérir celles qui ajoutent quelque perfection sans laquelle on peut subsister.

ARTICLE CXXXVIII.

De leurs défauts, et des moyens de les corriger.

Mais encore que cet usage des passions soit le plus naturel qu'elles puissent avoir, et que tous les animaux sans raison ne conduisent leur vie que par des mouvements corporels semblables à ceux qui ont coutume en nous de les suivre, et auxquels elles incitent notre âme à consentir, il n'est pas néanmoins toujours bon, d'autant qu'il y a plusieurs choses nuisibles au corps qui ne causent au commencement aucune tristesse ou même qui donnent de la joie, et d'autres qui lui sont utiles, bien que d'abord elles soient incommodes. Et outre cela elles font paraître presque toujours, tant les biens que les maux qu'elles représentent, beaucoup plus grands et plus importants qu'ils ne sont, en sorte qu'elles nous incitent à rechercher les uns et fuir les autres avec plus d'ardeur et plus de soin qu'il n'est convenable, comme nous voyons aussi que les bêtes sont souvent trompées par des appâts, et que pour éviter de petits maux elles se précipitent en de plus grands; c'est pourquoi nous devons nous servir de l'expérience et de la raison pour distinguer le bien d'avec le mal et connaître leur juste valeur, afin de ne prendre pas l'un pour l'autre et de ne nous porter à rien avec excès.

expliquée. Et pour exemple, il est aisé de penser que les étranges aversions de quelques-uns qui les empêchent de souffrir l'odeur des roses ou la présence d'un chat, ou choses semblables, ne viennent que de ce qu'au commencement de leur vie ils ont été fort offensés par quelques pareils objets, ou bien qu'ils ont compati au sentiment de leur mère qui en a été offensée étant grosse; car il est certain qu'il y a du rapport entre tous les mouvements de la mère et ceux de r'enfant qui est en son ventre, en sorte que ce qui est contraire à l'un nuit à l'autre. Et l'odeur des roses peut avoir causé un grand mal de tête à un enfant lorsqu'il était encore au berceau, ou bien un chat le peut avoir fort épouvanté, sans que personne y ait pris garde, ni qu'il en ait eu après aucune mémoire, bien que l'idée de l'aversion qu'il avait alors pour ces roses ou pour ce chat demeure imprimée en son cerveau jusques à la fin de sa vie.

ARTICLE CXXXVII.

De l'usage des cinq passions ici expliquées, en tant qu'elles se rapportent au corps.

Après avoir donné les définitions de l'amour, de la haine, du désir, de la joie, de la tristesse, et traité de tous les mouvements corporels qui les causent ou accompagnent, nous n'avons plus ici à considérer que leur usage. Touchant quoi il est à remarquer que, selon l'institution de la nature, elles se rapportent toutes au corps et ne sont données à l'âme qu'en tant qu'elle est jointe avec lui; en sorte que leur usage naturel est d'inciter l'âme à consentir et contribuer aux actions qui peuvent servir à conserver le corps ou à le rendre en quelque façon plus parfait; et en ce sens la tristesse et la joie sont les deux premières qui sont employées. Car l'âme n'est immédiatement avertie des choses qui nuisent au corps que par le sentiment qu'elle a de la douleur, lequel produit en elle premièrement la passion de la tristesse, puis ensuite la haine de ce qui cause cette douleur, et en troisième lieu le désir de s'en délivrer; comme aussi l'âme n'est immédiatement avertie des choses utiles au corps que par quelque

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