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ferment les entrées de ces veines, au moyen de quoi il étouffe le feu, lequel il a coutume d'entretenir lorsqu'il n'entre dans le cœur que par mesure.

ARTICLE CXXIII.

Pourquoi on ne pâme point de tristesse.

Il semble qu'une grande tristesse qui survient inopinément doit tellement serrer les orifices du cœur qu'elle en peut aussi éteindre le feu, mais néanmoins on n'observe point que cela arrive, ou, s'il arrive, c'est très rarement; dont je crois que la raison est qu'il ne peut guère y avoir si peu de sang dans le cœur qu'il ne suffise pour entretenir la chaleur lorsque ses orifices sont presque fermés.

ARTICLE CXXIV.

Du ris.

Le ris consiste en ce que le sang qui vient de la cavité droite du cœur par la veine artérieuse, enflant les poumons subitement et à diverses reprises, fait que l'air qu'ils contiennent est contraint d'en sortir avec impétuosité par le sifflet où il forme une voix inarticulée et éclatante, et tant les poumons en s'enflant que cet air en sortant, poussent tous les muscles du diaphragme, de la poitrine et de la gorge, au moyen de quoi ils font mouvoir ceux du visage qui ont quelque connexion avec eux; et ce n'est que cette action du visage, avec cette voix inarticulée et éclatante, qu'on nomme le ris.

ARTICLE CXXV.

Pourquoi il n'accompagne point les plus grandes joies.

Or, encore qu'il semble que le ris soit un des principaux signes de la joie, elle ne peut toutefois le causer que lorsqu'elle est seulement médiocre et qu'il y a quelque admiration ou quelque haine mêlée avec elle car on trouve par expérience que lorsqu'on est extraordinairement joyeux, jamais le sujet de cette joie ne fait qu'on éclate de rire, et même on ne peut pas si aisément y être invité par quelque

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autre cause que lorsqu'on est triste; dont la raison est que dans les grandes joies le poumon est toujours si plein de sang qu'il ne peut être davantage enflé par reprises.

ARTICLE CXXVI.

Quelles sont ses principales causes.

Et je ne puis remarquer que deux causes qui fassent ainsi enfler subitement le poumon. La première est la surprise de l'admiration, laquelle, étant jointe à la joie, peut ouvrir si promptement les orifices du cœur qu'une grande abondance de sang, entrant tout à coup en son côté droit par la veine cave, s'y raréfie, et, passant de là par la veine artérieuse, enfle le poumon. L'autre est le mélange de quelque liqueur qui augmente la raréfaction du sang, et je n'en trouve point propre à cela que la plus coulante partie de celui qui vient de la rate, laquelle partie du sang étant poussée vers le cœur par quelque légère émotion de haine, aidée par la surprise de l'admiration et s'y mêlant avec le sang qui vient des autres endroits du corps, lequel la joie y fait entrer en abondance, peut faire que ce sang s'y dilate beaucoup plus que l'ordinaire; en même façon qu'on voit quantité d'autres liqueurs s'enfler tout à coup étant sur le feu lorsqu'on jette un peu de vinaigre dans le vaisseau où elles sont; car la plus coulante partie du sang qui vient de la rate est de nature semblable au vinaigre. L'expérience aussi nous fait voir qu'en toutes les rencontres qui peuvent produire ce ris éclatant qui vient du poumon, il y a toujours quelque petit sujet de haine, ou du moins d'admiration. Et ceux dont la rate n'est pas bien saine sont sujets à être non-seulement plus tristes, mais aussi, par intervalles, plus gais et plus disposés à rire que les autres, d'autant que la rate envoie deux sortes de sang vers le cœur, l'un fort épais et grossier, qui cause la tristesse ; l'autre fort fluide et subtil, qui cause la joie. Et souvent après avoir beaucoup ri on se sent naturellement enclin à la tristesse, pource que la plus fluide partie du sang de la rate étant épuisée, l'autre, plus grossière, la suit vers le cœur.

ARTICLE CXXVI.

Quelle est sa cause en l'indignation,

Pour le ris qui accompagne quelquefois l'indignation, il est ordinairement artificiel et feint; mais lorsqu'il est naturel, il semble venir de la joie qu'on a de ce qu'on voit ne pouvoir être offensé par le mal dont on est indigné; et, avec cela, de ce qu'on se trouve surpris par la nouveauté ou par la rencontre inopinée de ce mal; de façon que la joie, la haine et l'admiration y contribuent. Toutefois, je veux croire qu'il peut aussi être produit, sans aucune joie, par le seul mouvement de l'aversion qui envoie du sang de la rate vers le cœur, où il est raréfié et poussé de là dans le poumon, lequel il enfle facilement lorsqu'il le rencontre presque vide; et généralement tout ce qui peut enfler subitement le poumon en cette façon cause l'action extérieure du ris, excepté lorsque la tristesse a change en celle des gémissements et des cris qui accompagnent les larmes. A propos de quoi Vivès 1 écrit de soi-même que, lorsqu'il avait été longtemps sans manger, les premiers morceaux qu'il mettait en sa bouche l'obligeaient à rire; ce qui pouvait venir de ce que son poumon, vide de sang par faute de nourriture, était promptement enflé par le premier suc qui passait de son estomac vers le cœur, et que la seule imagination de manger y pouvait conduire, avant même que celui des viandes qu'il mangeait y fût parvenu.

ARTICLE CXXVIII.

De l'origine des larmes.

Comme le ris n'est jamais causé par les plus grandes joies, ainsi les larmes ne viennent point d'une extrême tristesse, mais seulement de celle qui est médiocre, et accompagnée ou suivie de quelque sentiment d'amour, ou aussi de joie. Et

I Vivès est un des auteurs de la réaction contre Aristote et la scolastique; il eut pour amis Érasme et Budé. Parmi ses ouvrages on distingue un commentaire sur la Cité de Dicu, de saint Augustin. Né à Valence en 1492, il mourut à Bruges en 1540.

pour bien entendre leur origine, il faut remarquer que, bien qu'il sorte continuellement quantité de vapeurs de toutes les parties de notre corps, il n'y en a toutefois aucune dont il en sorte tant que des yeux, à cause de la grandeur des nerfs optiques et de la multitude des petites artères par où elles y viennent; et que comme la sueur n'est composée que des vapeurs qui, sortant des autres parties, se convertissent en eau sur leur superficie, ainsi les larmes se font des vapeurs qui sortent des yeux.

ARTICLE CXXIX.

De la façon que les vapeurs se changent en eau.

Or comme j'ai écrit dans les Météores, en expliquant en quelle façon les vapeurs de l'air se convertissent en pluie, que cela vient de ce qu'elles sont moins agitées ou plus abondantes qu'à l'ordinaire, ainsi je crois que lorsque celles qui sortent du corps sont beaucoup moins agitées que de coutume, encore qu'elles ne soient pas si abondantes, elles ne laissent pas de se convertir en eau, ce qui cause les sueurs froides qui viennent quelquefois de faiblesse quand on est malade; et je crois que lorsqu'elles sont beaucoup plus abondantes, pourvu qu'elles ne soient pas avec cela plus agitées, elles se convertissent aussi en eau, ce qui est cause de la sueur qui vient quand on fait quelque exercice. Mais alors les yeux ne suent point, pour ce que, pendant les exercices du corps, la plupart des esprits allant dans les muscles qui servent à le mouvoir, il en va moins par le nerf optique vers les yeux. Et ce n'est qu'une même matière qui compose le sang pendant qu'elle est dans les veines ou dans les artères; et les esprits, lorsqu'elle est dans le cerveau, dans les nerfs ou dans les muscles; et les vapeurs, lorsqu'elle en sort en forme d'air; et enfin la sueur ou les larmes, lorsqu'elle s'épaissit en eaux sur la superficie du corps ou des yeux.

ARTICLE CXXX.

Comment ce qui fait de la douleur à l'œil l'excite à pleurer.

Et je ne puis remarquer que deux causes qui fassent que

les vapeurs qui sortent des yeux se changent en larmes. La première est quand la figure des pores par où elles passent est changée par quelque accident que ce puisse être; car cela retardant le mouvement de ces vapeurs, et changeant leur ordre, peut faire qu'elles se convertissent en eau. Ainsi il ne faut qu'un fétu qui tombe dans l'oeil pour en tirer quelques larmes, à cause qu'en y excitant de la douleur il change la disposition de ses pores; en sorte que, quelques-uns devenant plus étroits, les petites parties des vapeurs y passent moins vite, et qu'au lieu qu'elles en sortaient auparavant également distantes les unes des autres et ainsi demeuraient séparées, elles viennent à se rencontrer, à cause que l'ordre de ces pores est troublé, au moyen de quoi elles se joignent, et ainsi se convertissent en larmes.

ARTICLE CXXXI.

Comment on pleure de tristesse.

L'autre cause est la tristesse, suivie d'amour ou de joie, ou généralement de quelque cause qui fait que le cœur pousse beaucoup de sang par les artères. La tristesse y est requise, à cause que, refroidissant tout le sang, elle étrécit les pores des yeux; mais pource qu'à mesure qu'elle les étrécit elle diminue aussi la quantité des vapeurs auxquelles ils doivent donner passage, cela ne suffit pas pour produire des larmes, si la quantité de ces vapeurs n'est à même temps augmentée par quelque autre cause; et il n'y a rien qui augmente davantage que le sang qui est envoyé vers le cœur en la passion de l'amour; aussi voyons-nous que ceux qui sont tristes ne jettent pas continuellement des larmes, mais seulement par intervalles, lorsqu'ils font quelque nouvelle réflexion sur les objets qu'ils affectionnent.

ARTICLE CXXXII.

Des gémissements qui accompagnent les larmes.

Et alors les poumons sont aussi quelquefois enflés tout à coup par l'abondance du sang qui entre dedans et qui en chasse l'air qu'ils contenaient, lequel, sortant par le sifflet, engendre les gémissements et, les cris qui ont coutume d'ac

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