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bien disposé; ce qui fait une impression dans le cerveau, laquelle étant instituée de nature pour témoigner cette bonne disposition et cette force, la représente à l'âme comme un bien qui lui appartient, en tant qu'elle est unie avec le corps, et ainsi excite en elle la joie. C'est presque la même raison qui fait qu'on prend naturellement plaisir à se sentir émouvoir à toutes sortes de passions, même à la tristesse et à la haine, lorsque ces passions ne sont causées que par les aventures étranges qu'on voit représenter sur un théâtre,' ou par d'autres pareils sujets qui, ne pouvant nous nuire en aucune fasemblent chatouiller notre âme en la touchant. Et la cause qui fait que la douleur produit ordinairement la tristesse est que le sentiment qu'on nomme douleur vient toujours de quelque action si violente qu'elle offense les nerfs; en sorte qu'étant institué de la nature pour signifier à l'âme le dommage que reçoit le corps par cette action, et sa faiblesse en ce qu'il ne lui a pu résister, il lui représente l'un et l'autre comme des maux qui lui sont toujours désagréables, excepté lorsqu'ils causent quelques biens qu'elle estime plus qu'eux.

çon,

ARTICLE XCV.

Comment elles peuvent aussi être excitées par des biens et des maux que l'âme ne remarque point, encore qu'ils lui appartiennent, comme sont le plaisir qu'on prend à se hasarder ou à se souvenir du mal passé.

Ainsi le plaisir que prennent souvent les jeunes gens à entreprendre des choses difficiles et à s'exposer à de grands périls, encore même qu'ils n'en espèrent aucun profit ni aucune gloire, vient en eux de ce que la pensée qu'ils ont que ce qu'ils entreprennent est difficile fait une impression dans leur cerveau qui, étant jointe avec celle qu'ils pourraient former s'ils pensaient que c'est un bien de se sentir assez courageux, assez heureux, assez adroit ou assez fort pour oser se hasarder à tel point, est cause qu'ils y prennent plaisir. Et le contentement qu'ont les vieillards lorsqu'ils se souviennent des maux qu'ils ont soufferts vient de ce qu'ils se représentent que c'est un bien d'avoir pu, nonobstant cela, subsister.

ARTICLE XCVI.

Quels sont les mouvements du sang et des esprits qui causent les cinq passions précédentes.

Les cinq passions que j'ai ici commencé à expliquer sont tellement jointes ou opposées les unes aux autres, qu'il est plus aisé de les considérer toutes ensemble que de traiter séparément de chacune, ainsi qu'il a été traité de l'admiration; et leur cause n'est pas comme la sienne dans le cerveau seul, mais aussi dans le cœur, dans la rate, dans le foie et dans toutes les autres parties du corps, en tant qu'elles servent à la production du sang et ensuite des esprits; car encore que toutes les veines conduisent le sang qu'elles contiennent vers le cœur, il arrive néanmoins quelquefois que celui de quelques-unes y est poussé avec plus de force que celui des autres; il arrive aussi que les ouvertures par où il entre dans le cœur, ou bien celles par où il en sort, sont plus élargies ou plus resserrées une fois que l'autre.

ARTICLE XCVII.

Les principales expériences qui servent à connaitre ces mouvements en l'amour.

Or, en considérant les diverses altérations que l'expérience fait voir de notre corps pendant que notre âme est agitée de diverses passions, je remarque en l'amour quand elle est seule, c'est-à-dire quand elle n'est accompagnée d'aucune forte joie, ou désir, ou tristesse, que le battement du pouls est égal et beaucoup plus grand et plus fort que de coutume, qu'on sent une douce chaleur dans la poitrine, et que la digestion des viandes se fait fort promptement dans l'estomac; en sorte que cette passion est utile pour la santé.

ARTICLE XCVIII.

En la haine.

Je remarque au contraire en la haine que le pouls est inégal et plus petit, et souvent plus vite; qu'on sent des froideurs entremêlées de je ne sais quelle chaleur âpre et piquante dans la poitrine; que l'estomac cesse de faire son office, et

est enclin à vomir et rejeter les viandes qu'on a mangées, ou du moins à les corrompre et convertir en mauvaises humeurs.

ARTICLE XCIX.

En la joie.

En la joie, que le pouls est égal et plus vite qu'à l'ordinaire, mais qu'il n'est pas si fort ou si grand qu'en l'amour; et qu'on sent une chaleur agréable qui n'est pas seulement en la poitrine, mais qui se répand aussi en toutes les parties extérieures du corps avec le sang qu'on y voit venir en abondance; et que cependant on perd quelquefois l'appétit, à cause que la digestion se fait moins que de coutume.

ARTICLE C.

En la tristesse.

En la tristesse, que le pouls est faible et lent, et qu'on sent comme des liens autour du cœur qui le serrent, et des glaçons qui le gèlent et communiquent leur froideur au reste du corps; et que cependant on ne laisse pas d'avoir quelquefois bon appétit et de sentir que l'estomac ne manque point à faire son devoir, pourvu qu'il n'y ait point de haine mêlée avec la tristesse.

ARTICLE CI
Au désir.

Enfin je remarque cela de particulier dans le désir, qu'il agite le cœur plus violemment qu'aucune des autres passions, et fournit au cerveau plus d'esprits, lesquels, passant de là dans les muscles, rendent tous les sens plus aigus et toutes les parties du corps plus mobiles.

ARTICLE CH.

Le mouvement du sang et des esprits en l'amour.

Ces observations, et plusieurs autres qui seraient trop longues à écrire, m'ont donné sujet de juger que lorsque l'entendement se représente quelque objet d'amour, l'impression que cette pensée fait dans le cerveau conduit les es

prits animaux, par les nerfs de la sixième partie, vers les muscles qui sont autour des intestins et de l'estomac, en la façon qui est requise pour faire que le suc des viandes, qui se convertit en nouveau sang, passe promptement vers le cœur sans s'arrêter dans le foie, et qu'y étant poussé avec plus de force que celui qui est dans les autres parties du corps, il y entre en plus grande abondance et y excite une chaleur plus forte, à cause qu'il est plus grossier que celui qui a déjà été raréfié plusieurs fois en passant et repassant par le cœur; ce qui fait qu'il envoie aussi des esprits vers le cerveau dont les parties sont plus grosses et plus agitées qu'à l'ordinaire; et ces esprits, fortifiant l'impression que la première pensée de l'objet aimable y a faite, obligent l'âme à s'arrêter sur cette pensée; et c'est en cela que consiste la passion d'amour.

ARTICLE CIII.

En la haine.

Au contraire en la haine, la première pensée de l'objet qui donne de l'aversion conduit tellement les esprits qui sont dans le cerveau vers les muscles de l'estomac et des intestins, qu'ils empêchent que le suc des viandes ne se mêle avec le sang, en resserrant toutes les ouvertures par où il a coutume d'y couler; et elle les conduit aussi tellement vers les petits nerfs de la rate et de la partie inférieure du foie, où est le réceptacle de la bile, que les parties du sang qui ont coutume d'être rejetées vers ces endroits-là en sortent, et coulent avec celui qui est dans les rameaux de la veine cave vers le cœur; ce qui cause beaucoup d'inégalités en sa chaleur, d'autant que le sang qui vient de la rate ne s'échauffe et se raréfie qu'à peine, et qu'au contraire celui qui vient de la partie inférieure du foie, où est toujours le fiel, s'embrase et se dilate fort promptement. Ensuite de quoi les esprits qui vont au cerveau ont aussi des parties fort inégales et des mouvements fort extraordinaires, d'où vient qu'ils y fortifient les idées de haine qui s'y trouvent déjà imprimées, et disposent l'âme à des pensées qui sont pleines d'aigreur et d'amertume.

DESCARTES.

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ARTICLE CIV.

En la joie.

Ena joie ce ne sont pas tant les nerfs de la rate, du foie, de l'estomac ou des intestins qui agissent, que ceux qui sont en tout le reste du corps, et particulièrement celui qui est autour des orifices du cœur, lequel, ouvrant et élargissant ces orifices, donne moyen au sang que les autres nerfs chassent des veines vers le cœur d'y entrer et d'en sortir en plus grande quantité que de coutume; et pource que le sang qui entre alors dans le cœur y a déjà passé et repassé plusieurs fois, étant venu des artères dans les veines, il se dilate fort aisément, et produit des esprits dont les parties étant fort égales et subtiles, elles sont propres à former et fortifier les impressions du cerveau, qui donnent à l'âme des pensées gaies et tranquilles.

ARTICLE CV.

En la tristesse.

Au contraire, en la tristesse les ouvertures du cœur sont fort rétrécies par le petit nerf qui les environne, et le sang des veines n'est aucunement agité, ce qui fait qu'il en va fort peu vers le cœur; et cependant les passages par où le suc des viandes coule de l'estomac et des intestins vers le foie demeurent ouverts, ce qui fait que l'appétit ne diminue point, excepté lorsque la haine, laquelle est souvent jointe à la tristesse, les ferme.

ARTICLE CVI.
Au désir.

Enfin, la passion du désir a cela de propre que la volonté qu'on a d'obtenir quelque bien ou de fuir quelque mal envoie promptement les esprits du cerveau vers toutes les parties du corps qui peuvent servir aux actions requises pour cet effet, et particulièrement vers le cœur et les parties qui lui fournissent le plus de sang, afin qu'en recevant plus grande abondance que de coutume, il envoie plus grande quantité d'esprits vers le cerveau, tant pour y entretenir et

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