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vous assurent; que vous pouvez ainsi utilement vous servir en un même temps de plus de diverses expériences que le travail d'un très-grand nombre d'hommes adroits n'en saurait fournir; et enfin, que vous ne sauriez avoir ces hommes adroits qu'à force d'argent, à cause que, si quelques-uns s'y voulaient gratuitement employer, ils ne s'assujettiraient pas assez à suivre vos ordres, et ne feraient que vous donner occasion de perdre du temps; considérant, dis-je, toutes ces choses, je comprends aisément que vous ne pouvez achever dignement le dessein que vous avez commencé dans vos Principes, c'est-à-dire expliquer en particulier. tous les minéraux, les plantes, les animaux et l'homme, en la même façon que vous y avez déjà expliqué tous les éléments de la terre et tout ce qui s'observe dans les cieux, si ce n'est que le public fournisse les frais qui sont requis à cet effet, et que d'autant qu'ils vous seront plus libéralement fournis, d'autant pourrez-vous mieux exécuter votre dessein.

Or, à cause que ces mêmes choses peuvent aussi fort aisément être comprises par un chacun, et sont toutes si vraies qu'elles ne peuvent être mises en doute, je m'assure que, si vous les représentiez en telle sorte qu'elles vinssent à la connaissance de ceux à qui Dieu ayant donné le pouvoir de commander aux peuples de la terre a aussi donné la charge et le soin de faire tous leurs efforts pour avancer le bien public, il n'y aurait aucun qui ne voulût contribuer à un dessein si manifestement utile à tout le monde. Et bien que notre France, qui est votre patrie, soit un État si puissant qu'il semble que vous pourriez obtenir d'elle seule tout ce qui est requis à cet effet, toutefois, à cause que les autres nations n'y ont pas moins d'intérêt qu'elle, je m'assure que plusieurs seraient assez généreuses pour ne lui pas céder cet office, et qu'il n'y en aurait aucune qui fût si barbare que de ne vouloir point y avoir part.

Mais si tout ce que j'ai écrit ici ne suffit pas pour faire que vous changiez d'humeur, je vous prie au moins de m'obliger tant que de m'envoyer votre traité des Passions, et de trouver bon que j'y ajoute une préface avec laquelle il soit

imprimé; je tâcherai de la faire en telle sorte qu'il n'y aura rien que vous puissiez désapprouver, et qui ne soit si conforme au sentiment de tous ceux qui ont de l'esprit et de la vertu, qu'il n'y en aura aucun qui, après l'avoir lue, ne participe au zèle que j'ai pour l'accroissement des sciences, et pour être, etc.

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Parmi les injures et les reproches que je trouve en la grande lettre que vous avez pris la peine de m'écrire, j'y remarque tant de choses à mon avantage, que, si vous la faisiez imprimer, ainsi que vous déclarez vouloir faire, j'aurais peur qu'on ne s'imaginât qu'il y a plus d'intelligence entre nous qu'il n'y en a, et que je vous ai prié d'y mettre plusieurs choses que la bienséance ne permettait pas que je fisse moi-même savoir au public. C'est pourquoi je ne m'arrêterai pas ici à y répondre de point en point; je vous dirai seulement deux raisons qui me semblent vous devoir empêcher de la publier : la première est que je n'ai aucune opinion que le dessein que je juge que vous avez eu en l'écrivant puisse réussir; la seconde, que je ne suis nullement de l'humeur que vous vous imaginez; que je n'ai aucune indignation ni aucun dégoût qui m'ôte le désir de faire tout ce qui sera en mon pouvoir pour rendre service au public, auquel je m'estime très-obligé de ce que les écrits que j'ai publiés ont été favorablement reçus de plusieurs ; et que je ne vous ai ci-devant refusé ce que j'avais écrit des passions, qu'afin de n'être point obligé de le faire voir à quelques autres qui n'en eussent pas fait leur profit. Car d'autant que je ne l'avais composé que pour être lu par une princesse dont l'esprit est tellement au-dessus du commun, qu'elle conçoit sans aucune peine ce qui semble être le plus difficile à nos docteurs, je ne m'étais arrêté à y expliquer que ce que je pensais être nouveau. Et afin que vous ne doutiez pas de mon dire, je

vous promets de revoir cet écrit des Passions, et d'y ajouter ce que je jugerai être nécessaire pour le rendre plus intelligible, et qu'après cela je vous l'enverrai pour en faire ce qu'il vous plaira. Car je suis, etc.

D'Egmont, le 4 décembre 1648.

LETTRE II.

A M. DESCARTES.

Monsieur,

Hy a si longtemps que vous m'avez fait attendre votre traité des Passions que je commence à ne le plus espérer, et à m'imaginer que vous ne me l'aviez promis que pour m'empêcher de publier la lettre que je vous avais ci-devant écrite. Car j'ai sujet de croire que vous seriez fâché qu'on vous ôtât l'excuse que vous prenez pour ne point achever votre physique, et mon dessein était de vous l'ôter par cette lettre, d'autant que les raisons que j'y avais déduites sont telles qu'elles ne me semblent pas qu'elles puissent être lues d'aucune personne qui ait tant soit peu l'honneur et la vertu en recommandation, qu'elles ne l'incitent à désirer comme moi que vous obteniez du public ce qui est requis pour les expériences que vous dites vous être nécessaires; et j'espérais qu'elle tomberait aisément entre les mains de quelques-uns qui auraient le pouvoir de rendre ce désir efficace, soit à cause qu'ils ont de l'accès auprès de ceux qui disposent des biens du public, soit à cause qu'ils en disposent eux-mêmes. Ainsi, je me promettais de faire en sorte que vous auriez malgré vous de l'exercice; car je sais que vous avez tant de cœur que vous ne voudriez pas manquer de rendre avec usure ce qui vous serait donné en cette façon, et que cela vous ferait entièrement quitter la négligence dont je ne puis à présent m'abstenir de vous accuser, bien que je sois, etc.

Le 24 juillet 1649.

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Je suis fort innocent de l'artifice dont vous voulez croire que j'ai usé pour empêcher que la grande lettre que vous m'aviez écrite l'an passé ne soit publiée. Je n'ai eu aucun besoin d'en user; car outre que je ne crois nullement qu'elle pût produire l'effet que vous prétendez, je ne suis pas si enclin à l'oisiveté que la crainte du travail auquel je serais obligé pour examiner plusieurs expériences, si j'avais reçu du public la commodité de les faire, puisse prévaloir au désir que j'ai de m'instruire, et de mettre par écrit quelque chose qui soit utile aux autres hommes. Je ne puis pas si bien m'excuser de la négligence dont vous me blâmez, car j'avoue que j'ai été plus longtemps à revoir ce petit traité que je n'avais été cidevant à le composer, et que néanmoins je n'y ai ajouté que peu de chose, et n'ai rien ajouté au discours, lequel est si simple et si bref, qu'il fera connaître que mon dessein n'a pas été d'expliquer les passions en orateur ni même en philosophe moral, mais seulement en physicien. Ainsi je prévois que ce traité n'aura pas meilleure fortune que mes autres écrits; et bien que son titre convie peut-être davantage de personnes à le lire, il n'y aura néanmoins que ceux qui prendront la peine de l'examiner avec soin auquel il puisse satisfaire. Tel qu'il est, je le mets entre vos mains, etc.

D'Egmont, le 14 août 1649

i

DES PASSIONS EN GÉNÉRAL,

ET, PAR OCCASION, DE TOUTE LA NATURE DE L'HOMME.

ARTICLE PREMIER.

Que ce qui est passion au regard d'un sujet est toujours action à quelque autre égard.

Il n'y a rien en quoi paraisse mieux combien les sciences que nous avons des anciens sont défectueuses, qu'en ce qu'ils ont écrit des passions; car, bien que ce soit une matière dont la connaissance a toujours été fort recherchée, et qu'elle ne semble pas être des plus difficiles, à cause que, chacun les sentant en soi-même, on n'a point besoin d'emprunter d'ailleurs aucune observation pour en découvrir la nature, toutefois ce que les anciens en ont enseigné est si peu de chose, et pour la plupart si peu croyable, que je ne puis avoir aucune espérance d'approcher de la vérité qu'en m'éloignant des chemins qu'ils ont suivis. C'est pourquoi je serai obligé d'écrire ici en même façon que si je traitais d'une matière que jamais personne avant moi n'eût touchée; et, pour commencer, je considère que tout ce qui se fait ou qui arrive de nouveau est généralement appelé par les philosophes une passion au regard du sujet auquel il arrive, et une action au regard de celui qui fait qu'il arrive; en sorte que, bien que l'agent et le patient soient souvent fort différents, l'action et la passion ne laissent pas d'être toujours une même chose qui a ces deux noms, à raison des deux divers sujets auxquels on la peut rapporter.

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