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180. DE L'EXISTENCE DES CHOSES MATÉRIELLES, ETC.

toutes les causes de mes erreurs, je ne dois plus craindre désormais qu'il se rencontre de la fausseté dans les choses qui me sont le plus ordinairement représentées par mes sens. Et je dois rejeter tous les doutes de ces jours passés, comme hyperboliques et ridicules, particulièrement cette incertitude si générale touchant le sommeil, que je ne pouvais distinguer de la veille; car à présent j'y rencontre une très-notable différence, en ce que notre mémoire ne peut jamais lier et joindre nos songès les uns avec les autres, et avec toute la suite de notre vie, ainsi qu'elle a de coutume de joindre les choses qui nous arrivent étant éveillés. Et en effet, si quelqu'un, lorsque je veille, m'apparaissait tout soudain et disparaissait de même comme font les images que je vois en dormant, en sorte que je ne pusse remarquer ni d'où il viendrait ni où il irait, ce ne serait pas sans raison que je l'estimerais un spectre ou un fantôme formé dans mon cerveau, et semblable à ceux qui s'y forment quand je dors, plutôt qu'un vrai homme. Mais lorsque j'aperçois des choses dont je connais distinctement et le lieu d'où elles viennent, et celui où elles sont, et le temps auquel elles m'apparaissent, et que sans aucune interruption je puis lier le sentiment que j'en ai avec la suite du reste de ma vie, je suis entièrement assuré que je les aperçois en veillant, et non point dans le sommeil. Et je ne dois en aucune façon douter de la vérité de ces choses-là, si, après avoir appelé tous mes sens, ma mémoire et mon entendement pour les examiner, il ne m'est rien rapporté par aucun d'eux qui ait de la répugnance avec ce qui m'est rapporté par les autres. Car de ce que Dieu n'est point trompeur, il suit nécessairement que je ne suis point en cela trompé. Mais parce que la nécessité des affaires nous oblige souvent à nous déterminer avant que nous avons eu le loisir de les examiner si soigneusement, il faut avouer que la vie de l'homme est sujette à faillir fort souvent dans les choses particulières, et enfin il faut reconnaître l'infirmité et la faiblesse de notre nature.

FIN DES MÉDITATIONS.

DES OBJECTIONS

FAITES

CONTRE LES MÉDITATIONS

ET DES RÉPONSES DE L'AUTEUR.

PREMIÈRES OBJECTIONS,

PAR CRATERUS.

I. Il n'y a pas d'autre réalité objective dans l'entendement que l'acte même de l'esprit; et cet acte n'a pas besoin d'une cause productrice étrangère. Ainsi l'idée de Dieu ne demande pas une cause en dehors de l'esprit. Les idées sont déterminées par la nécessité de la vérité; et si toutes les idées ne sont pas semblables, c'est que la vérité ne se montre à nous que par fragments. On a raison de dire que l'idée n'est rien, si par là on entend qu'elle n'est pas une réalité; mais on a tort, si on la déclare par là un être imaginaire : c'est un acte de conception, lequel toutefois n'a pas besoin d'une cause productrice étrangère à l'esprit.

II. Pour appuyer l'existence de Dieu sur l'argument de la cause efficiente, il fallait rechercher non la cause de nos idées, mais la cause de nous-mêmes. Le mot par soi a deux sens; l'un positif, être par soi comme par une cause; l'autre négatif, étre de soi, non par autrui. La première acception est absurde; dans la seconde, ce qui est par soi est limité de sa nature, et n'a pas pu se donner toutes les perfections.

III. Les choses que nous concevons fort clairement et fort distinctement sont toutes vraies; mais connaissons-nous clairement et distinctement l'infini? De ce que nous aurions l'idée

claire de l'infini, vous concluriez qu'il existe, parce que l'existence est une perfection qui ne peut manquer à l'être souverainement parfait; mais il résulterait de ce raisonnement que les choses signifiées par le nom de Dieu sont dans l'entendement et non dans la nature. Dieu peut avoir eu de toute éternité l'idée du composé, Lion existant, sans que cette idée impliquât que l'une ou l'autre partie de ce composé fût réellement dans la nature.

IV. La distinction de l'âme et du corps est une distinction formelle, dont on ne peut conclure la distinction réelle.

RÉPONSES AUX PREMIÈRES OBJECTIONS.

I. L'objet extérieur n'est que dans l'entendement; mais il y a dans l'entendement une entité représentative de l'objet extérieur, et c'est ce que j'appelle la réalité objective de l'idée. J'accorde que cette réalité objective n'est pas un être réel, en ce sens qu'elle n'est pas hors de l'entendement; je suis également d'avis que ce n'est pas un être de raison, mais quelque chose de réel qui est conçu; or cette conception a besoin d'une cause. Il ne suffit pas de dire que l'entendement la produit comme une de ses opérations, car il faut indiquer la source de la réalité objective de cette conception. La réalité objective de l'idée de Dieu ne peut venir de ce que les choses ne se montrent à nous que par fragments, de même que l'i— dée d'une machine parfaite ne peut venir de ce que nous ne savons pas la mécanique.

II. Je n'ai pas appuyé l'existence de Dieu sur les causes des objets sensibles, parce qu'elle est plus évidente que ces objets, et parce que l'impossibilité d'admettre une série infinie de causes ne prouve que l'imperfection de notre esprit ; mais je l'ai fondée sur la cause qui me conserve moi-même, en tant que j'ai l'idée de l'infini. Il n'est pas impossible qu'un être soit la cause efficiente de lui-même; car la cause efficiente est contemporaine de son effet. Dieu se conserve lui-même; et cette conservation étant une création perpétuelle, on peut dire qu'il est sa propre cause. C'est l'imperfection de notre esprit qui nous fait admettre souvent qu'une cause est par soi

dans le sens négatif, c'est-à-dire sans cause. Mais quand nous arrivons à nous demander comment elle se conserve, nous nous trouvons forcés de concevoir qu'elle se conserve par soi positivement, c'est-à-dire comme par une cause ou qu'elle est conservée par un être qui est lui-même par soi positivement, ou comme sa propre cause à lui-même. Or, si moi, qui suis une chose qui pense, je ne me connais pas la puissance de me conserver moi-même, je conclus que je suis par un autre, qui, ayant la force de me conserver, doit à plus forte raison se conserver lui-même, et qui par conséquent est par soi.

III. L'infini peut être, non pas embrassé, mais saisi du moins par la pensée; car entendre clairement qu'une chose ne peut avoir de limites, c'est avoir idée de l'infini, qu'il faut distinguer de l'indéfini ou des choses dont je n'aperçois pas la fin, bien qu'elles en aient une. Il ne faut pas distinguer en Dieu l'existence de l'essence, comme dans les autres objets; car il est le seul dont l'existence soit nécessaire. Les choses qui ne sont pas unies par leur nature, mais par une fiction de l'entendement, peuvent être désunies de la même manière, comme un lion existant, un triangle inscrit dans un carré ; mais il n'en est pas ainsi de Dieu existant.

IV. La distinction qui existe entre l'esprit et le corps est réelle, et non pas formelle.

SECONDES OBJECTIONS,

RECUEILLIES PAR LE R. P. MERSENNE.

I. C'est par une fiction que vous avez rejeté les apparences des corps; vous ne pouvez donc conclure de là qu'en réalité la pensée n'est pas le mouvement de quelque corps.

II. L'idée d'un être souverain peut dériver des perfections que vous voyez en vous et dans les autres. Il n'est pas besoin que toutes les perfections de l'effet soient dans la cause : les mouches et les plantes sont produites par l'action du soleil,

de la pluie et de la terre, qui n'ont point de vie. L'idée de la souveraine perfection vous vient de l'éducation, de l'idée des choses corporelles (car vous ne nous avez pas indiqué le moyen de nous former l'idée de quelque chose d'incorporel), et enfin de la généralisation.

III. Puisque vous n'êtes assuré d'une vérité qu'à la condition d'être certain de l'existence de Dieu, vous ne savez pas encore certainement que vous êtes une chose qui pense, au moment où vous vous appuyez sur ce principe. Un athée conçoit clairement les propositions géométriques, quoiqu'il nie Dieu. La présence du mal et la pluralité des êtres sont en contradiction avec l'hypothèse d'un être infini et parfait, lequel exclut non-seulement tout mal, mais encore toute autre existence que la sienne; car si quelque chose existe avec lui, il n'est pas infini.

IV. Quelques scolastiques admettent, contre votre opinion, que Dieu peut être trompeur, comme lorsqu'il annonce dans l'Écriture des événements qui cependant n'arrivent pas, lorsqu'il endurcit le cœur de Pharaon, et qu'il met l'esprit de mensonge dans les prophètes. Ne peut-il pas tromper les hommes pour leur bien, comme un père ses enfants, comme un médecin ses malades? D'ailleurs l'erreur ne peut-elle pas venir de votre nature? La clarté n'est pas une preuve de vé– rité, puisqu'on s'est trompé souvent en des choses qui paraissent plus claires que le soleil.

V. Si la volonté ne pèche qu'en s'attachant aux conceptions confuses et obscures de l'entendement, les infidèles ne pèchent-ils pas en embrassant la religion catholique, dont ils ne connaissent pas clairement la vérité?

VI. La question est de savoir si l'existence de Dieu n'est pas en contradiction avec son essence. De plus, nous ne connaissons pas assez clairement la nature de Dieu pour en rien conclure; vous avouez vous-mème que vous ne concevez l'infini qu'imparfaitement.

VII. Les Méditations ne contiennent aucune démonstration de l'immortalité de l'âme, ni même de la distinction de l'âme et du corps. Il serait fort utile de présenter à la suite

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