Page images
PDF
EPUB

Voici les œuvres d'un des hommes qui ont le plus honoré l'humanité, en ce sens qu'il a le plus contribué à nous délivrer de l'erreur. Descartes est un génie presque universel; son nom fait époque dans l'histoire de l'esprit humain. Physicien, il découvre la loi de la réfraction de la lumière, cherchée inutilement pendant quinze siècles; donne l'explication de l'arc-en-ciel, et constate la pesanteur de l'air en indiquant à Pascal la fameuse expérience du Puy-de-Dôme. Anatomiste, il voulait qu'on fit servir la médecine à perfectionner l'homme moral, c'est-à-dire à le rendre plus heureux. Mathématicien, on lui doit, outre la notation des puissances, la découverte de l'application de l'algèbre à la théorie des courbes et des surfaces, l'une des branches les plus fécondes de la science. Ses erreurs même ont quelque chose de grand, qui surpasse la portée des esprits vulgaires; et lorsqu'on le voit créer le soleil et le monde avec la poussière subtile de ses tourbillons, on sent qu'il n'appartient qu'aú génie de se tromper ainsi.

Mais les sciences sont transitoires, elles vieillissent comme les hommes, sans jamais mourir toutefois, car en vieillissant elles se renouvellent; plus leurs progrès sont éclatants, plus elles effacent le passé, jusque-là que les lumières d'un siècle sont les ténèbres du siècle qui le suit. Il en résulte que les travaux de la science perdent de leur intérêt à mesure que d'autres travaux leur succèdent. Il n'y a point de trône éternel: Newton, comme physicien, voit chaque jour tomber quelques feuilles de sa couronne; Lavoisier a cessé de régner; et

DESCARTES.

si Descartes n'avait écrit que des Météores, de l'algèbre et de la lumière, on admirerait encore son génie, mais, il faut bien le dire, on n'imprimerait plus ses ouvrages.

Les vérités mathématiques découvertes par les grands hommes restent comme des trésors acquis à l'humanité; mais les méthodes inventées pour arriver à ces découvertes sont bientôt effacées par des méthodes meilleures ; la route s'abrége et s'éclaire: ainsi vient le travail de la patience après la mission du génie.

C'est comme penseur que Descartes a conservé toute sa supériorité; comme penseur, sa place est marquée aux deux extrémités de la chaîne philosophique; en sorte que ses ouvrages sont à la fois le point de départ et le point d'arrivée des bonnes études morales, psychologiques, scientifiques et théologiques, ce dernier mot pris dans le sens littéral de son étymologie. Par sa Méthode, Descartes est le commencement de toute science, et par ses Méditations il en est la fin, puisqu'au sommet de toute science viennent se placer nécessairement la connaissance de l'âme humaine et la connaissance de Dieu.

Nous publions aujourd'hui cette série si importante des travaux de Descartes, c'est-à-dire ses œuvres morales et philosophiques. La seconde série, renfermant la géométrie, la physique, l'anatomie, etc., n'offre plus que les pièces justificatives de l'histoire de la science.

Après ces observations générales, il nous reste à donner quelques renseignements sur la manière dont nous avons établi le texte de notre édition, et sur les ouvrages qu'elle renferme. Plusieurs éditeurs de beaucoup de mérite nous ont précédé ; nous les avons tous consultés, depuis Clerselier, ami et disciple de Descartes, jusques à M. Cousin, le plus illustre de ses interprètes.

A la tête des chefs-d'œuvre de Descartes, nous avons

placé l'essai sur sa vie et ses ouvrages, publié par M. Amédée Prévost, jeune homme de grande espérance, et dont les sciences philosophiques déplorent aujourd'hui la fin douloureuse et prématurée. Cet essai, que nous devons à son amitié, est le dernier travail dont il ait pu s'occuper : nous le plaçons ici, comme un hommage rendu à sa mémoire.

Notre édition s'ouvre par le Traité de la Méthode, petit volume de 100 pages, médité dans les camps par un jeune homme de vingt-trois ans, et qui devait produire une des plus grandes révolutions dont les annales philosophiques aient conservé le souvenir. Cet ouvrage fut modestement publié, pour la première fois, avec la Dioptrique, les Météores et la Géométrie, à Leyde, 1637, format in-4°; puis à Paris, 1658 et 1668, toujours format in-4°. L'auteur l'écrivit en français; et ce fut seulement en 1644 que l'abbé de Courcelles en fit une traduction latine, qu'il s'empressa de soumettre à la révision de l'auteur cette révision fut faite avec soin. Descartes ajouta à son ouvrage plusieurs lignes importantes, comme le témoigne l'avis au lecteur qu'on lit en tête de cette édition, et que nous citons ici :

R. DESCARTES LECTORI SUO.

Hæc specimina gallice a me scripta et anno 1637 vulgata, paulo post ab amico in linguam latinam versa fuere, ac versio mihi tradita, ut quidquid in ea minus placeret pro meo jure mutarem: quod variis in locis feci; sed forsan etiam alia multa prætermisi, hæcque ab illis ex eo dignoscentur, quod ubique fere fidus interpres verbum verbo reddere conatus sit, ego vero sententias ipsas sæpe mutarim, et non ejus verba, sed meum sensum emendare ubique studuerim. Vale.

« DESCARTES A SON LEcteur.

« J'ai écrit cet essai en français, et je l'ai publié en 1637. Peu de temps après, un de mes amis le traduisit en latin, et m'envoya sa traduction pour y faire les changements que je jugerais convenables, comme cela était juste. J'ai donc remanié divers passages, mais peutêtre aussi en ai-je négligé beaucoup d'autres. Ceux-ci on les reconnaîtra facilement, parce que le traducteur, fidèle au texte, s'est efforcé, presque partout, de traduire littéralement; tandis que moi j'ai souvent changé le sens même de la phrase, m'étudiant toujours non à corriger les expressions du traducteur, mais à corriger ma pensée. Adieu. »

En lisant ces lignes si positives, on ne peut s'empêcher de déplorer la négligence avec laquelle la plupart des éditeurs publient aujourd'hui les textes de nos plus grands écrivains. Qui croirait, en effet, qu'on soit venu jusqu'au dix-neuvième siècle sans posséder une édition correcte et complète de la Méthode et même des Méditations? Nous n'en exceptons que l'édition donnée par M. Garnier, le premier qui se soit avisé de comparer les textes, guidé qu'il était, comme nous, par la petite Préface de Descartes.

A la suite de la Méthode nous avons placé les Méditations. D'abord écrites en latin, elles furent publiées pour la première fois en 1641, et traduites en français, six ans plus tard, par le duc de Luynes, qui les fit imprimer à Paris en 1647. Descartes s'est pour ainsi dire approprié ce travail, en y faisant des additions et des corrections dont alors personne ne songea à enrichir l'édition latine; nous avons pris soin de les indiquer en publiant le texte français adopté par l'auteur.

Une chose remarquable, c'est que Descartes ne donna cet ouvrage au public qu'après l'avoir communiqué en manuscrit aux hommes les plus doctes de l'Europe, sollicité leurs conseils et répondu à leurs objections. «< Son but, disait-il dans une lettre au P. Mersenne, était d'obtenir des approbations qui pussent soutenir l'ouvrage, et empêcher les cavillations des ignorants qui auraient envie de contredire, s'ils n'étaient retenus par l'autorité des personnes doctes. » Le grand Arnauld, seulement âgé de vingt-huit ans, fut du nombre des personnes consultées. Descartes s'étonna de la profondeur et de la sagacité d'un homme si jeune ; mais il s'en faut de beaucoup qu'il ait porté le même jugement des objections de Hobbes et de Gassendi. Quant aux remarques théologiques du P. Mersenne, Descartes y répondit si sincèrement et si clairement, que le P. Mersenne devint son disciple et son défenseur le plus ardent. « Je suis ravi en admiration, écrivait le P. Mersenne, de voir qu'un homme qui n'a point étudié en théologie m'ait répondu si pertinemment; ce que considérant en moi-même, et relisant de nouveau ses six Méditations et les Réponses qu'il a faites aux quatrièmes objections, qui sont très-subtiles, j'ai cru que Dieu avait mis en ce grand homme une lumière toute particulière, que j'ai trouvée depuis si conforme à l'esprit et à la doctrine de saint Augustin, que je remarque presque les mêmes choses dans les écrits de l'un que dans les écrits de l'autre, etc. » Il est impossible de citer un exemple plus frappant de la toute-puissance de la vérité sur les esprits dignes de la connaître, lors même que ces esprits sont imbus des préjugés de leur temps. Ces lignes sont précieuses d'ailleurs, en ce qu'elles montrent le genre de difficultés que Descartes eut à vaincre pour faire triompher sa pensée.

A ces ouvrages nous avons joint la traduction de deux

« PreviousContinue »