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transcendance absolue de Dieu qui imprime un caractère de contingence à tous ses rapports avec le monde.

Thomas subordonne tout au fait que Dieu est à lui-même son propre but, et, par conséquent, il regarde comme accident toute œuvre produite par Dieu dans le monde. L'incarnation ellemême n'échappe point à ce caractère, et n'est aucunement considérée par Thomas comme nécessaire. Il en est de mème de la satisfaction opérée par Christ. Cette tendance est encore plus accentuée chez Duns Scot, pour qui le bon plaisir de Dieu est si absolu, qu'il ne peut pas même être question de rechercher une raison ou un motif à l'œuvre que Dieu opère réellement dans le monde.

Cette doctrine sur Dieu conduit saint Thomas à hésiter sur la question de la valeur du péché de l'homme. Comme violation de la volonté de l'Etre infini, il participe en quelque manière à l'infinité ; comme acte d'un être fini et violation particulière de la loi, il rentre dans la catégorie du fini. La même hésitation se manifeste dans sa théorie sur la satisfaction que peut seul opérer un être surhumain, si elle doit être suffisante par elle-même. Si l'acceptation de Dieu vient se joindre à la satisfaction pour la rendre parfaite, celle-ci peut fort bien être opérée par un homme. Thomas d'Aquin se prononce en réalité pour la satisfaction admise par Anselme, mais en l'appliquant aux hommes d'une tout autre manière. Christ, en satisfaisant à la justice divine, obtient un mérite qu'il reporte sur l'église en sa qualité de chef de l'humanité régénérée.

Saint Thomas évite l'écueil contre lequel Anselme était allé se heurter, en déclarant que l'œuvre de Christ ayant, en vertu de sa divinité, une valeur infinie, et le péché n'étant infini que dans un certain sens, nous devons admettre une satisfactio Christi superabundans. Ainsi est résolue la contradiction où était tombé Anselme en regardant l'œuvre de Christ à la fois comme personnelle et comme non exigible. Mais cette superabundantia détruit par la base la notion de satisfaction qui repose sur l'équivalence. Nouvelle preuve de l'incertitude du point de vue juridique et de son insuffisance.

Saint Thomas s'éloigne aussi de ce point de vue par sa notion

du mérite de Christ. La grâce est le mérite que Jésus acquiert par le renoncement à ce qu'il possédait de droit; et il l'obtient non-seulement personnellement, mais pour l'église dont il est le chef. Ce mérite, il l'obtient à cause de sa dignité (ex condigno), tandis que l'homme ne peut posséder vis-à-vis de Dieu aucun mérite que sous la condition d'une institution divine. Aussi Dieu, en lui octroyant une récompense, agit-il bien plutôt comme son propre débiteur que comme devant quelque chose à l'homme qu'il récompense. La grâce seule peut rendre l'homme digne de recevoir cette récompense qui est la vie éternelle.

Cette notion du mérite comparée à celle de la satisfaction seule, a l'avantage de mettre en jeu l'action tout entière de Christ et non-seulement sa mort; elle nous fait progresser du bien purement négatif de l'enlèvement de la coulpe, à l'obtention de la vie éternelle. Mais quelle dialectique que celle qui reconnaît une égalité juridique entre deux êtres dont l'un ne peut la posséder que par la grâce, preuve continuelle de son infériorité et de sa dépendance!

Duns Scot procède plus rigoureusement en partant de sa notion de la liberté absolue de Dieu. Il refuse de regarder le péché, même le péché contre Dieu, comme infini; ce serait pour lui établir une puissance du mal égale à celle de Dieu. Quant au mérite, il ne peut être que purement subjectif dans son appréciation et soumis à l'acceptation de Dieu; meritum est quod acceptatum. Aussi le mérite de Christ est-il considéré par Scot comme une œuvre finie, dépendant absolument du bon vouloir de Dieu, et exactement proportionnelle au nombre des élus auxquels Dieu veut que cette œuvre profite. Dieu a accepté cette œuvre pour les élus, et c'est pour eux seuls qu'elle est efficace. Le mérite de Christ acquiert donc aux élus, suivant Duns Scot, non le bienfait négatif du pardon des péchés, mais le bienfait positif de la grâce et de l'espérance du salut. Il est vrai que le pardon est compris dans le don positif. Mais l'accent n'est pas mis par Duns Scot, comme par Anselme et Thomas d'Aquin, sur la satisfaction, qui ne peut que rétablir un état légal de l'homme, mais sur le mérite de Christ, auquel ces derniers

théologiens sont bien obligés de recourir pour expliquer la constitution d'un rapport nouveau entre l'homme et Dieu.

La théorie du bon plaisir divin n'est poursuivie dans sa rigueur que par Duns Scot, qui nie toute nécessité de la rédemption comme fondée sur la nature de Dieu ou sur la nature humaine. Cette doctrine fondamentale de la scolastique du moyen âge est donc incapable de fournir une solution suffisante au problème de la réconciliation, car Thomas d'Aquin ne sort pas du droit privé; et Duns Scot, toute morale que soit sa tendance, ne trouve en Dieu que l'équité d'un particulier. Aussi n'est-ce que d'une manière tout à fait formelle que la réformation leur a emprunté les mots de satisfaction et de mérite.

2. LA JUSTIFICATION

La doctrine de la justification se trouve indiquée chez Anselme et Abailard par la pensée que la liberté en vertu de laquelle l'homme répond à l'œuvre de la satisfaction, est déjà déterminée en une certaine mesure par la grâce de Dieu. Chez Thomas d'Aquin la doctrine de la justification est, par imitation de Pierre Lombard, mise avant celle de la satisfaction et dans un tout autre chapitre. Elle plonge ses racines dans sa notion de la liberté humaine, qui est la capacité de tendre à un but final et général dans toutes ses actions. Et comme ce but ne peut être que la contemplation de l'essence de Dieu, l'homme ne peut y arriver par sa nature, et, même indépendamment du péché, il a besoin pour cela d'une grâce particulière.

Cette grâce est un don spécial de l'amour de Dieu. Dans l'état actuel de l'humanité elle peut seule, en pénétrant dans l'âme dont elle devient une qualité, la débarrasser du péché et lui obtenir la vie éternelle. Considérée comme agissante (gratia operans) lorsqu'elle conduit l'âme à rechercher un but supérieur, elle accompagne et soutient la liberté dans les actes volontaires de l'homme (gratia cooperans).

La grâce qui existe ainsi dans une âme reçoit le nom de justification en raison du but auquel elle tend, qui est de rendre l'homme juste. Thomas la représente tantôt comme basée sur

le pardon des péchés, tantôt comme produisant celui-ci dans l'âme qui s'est détournée du péché et aime la justice.

Ici se trouve le point faible de la conception de Thomas. Le rapport qui existe entre la justification proprement dite et le pardon des péchés n'est point suffisamment élucidé, non plus que les rapports qui unissent la doctrine de la justification à celle de la satisfaction par Christ. Celle-ci, à l'imitation de Pierre Lombard, est reléguée dans son système beaucoup plus loin que la justification, et perd presque toute sa signification.

Duns Scot regarde la grâce comme un état de l'âme ( habitus), qui est l'œuvre de Dieu, et qui produit en l'homme un changement réel par lequel seul celui-ci peut obtenir des mérites devant Dieu. Mais l'accent, ne nous y trompons pas, est mis par Duns Scot sur l'acte qui suit plus que sur l'état qui l'amène. L'acte en effet a sa valeur par lui-même; il n'est pas nécessairement déterminé par la grâce qui réside dans le cœur, et qui n'a d'ailleurs sa valeur que parce que Dieu veut bien l'accepter comme mérite. Duns Scot se sépare de saint Thomas sur ce point encore, que le pardon du péché est considéré par lui comme indifférent à la justification. Cette œuvre, purement négative, ne peut que faire cesser un rapport d'hostilité entre Dieu et l'homme, mais n'amène pas la communion de l'un avec l'autre. Le changement positif qui s'opère dans la justification peut seul amener ce résultat.

Remarquons ici la logique du système de Scot. A la satisfaction opérée par Christ correspond le pardon des péchés; et ces deux opérations, toutes deux négatives, sont subordonnées au mérite positif de Christ et à la justification réelle de l'homme. La prépondérance qu'il accorde à la volonté fait de lui d'ailleurs le plus fidèle représentant du dogme catholique du mérite des

œuvres.

Les nominalistes, après lui, sont allés encore plus loin dans cette voie. Occam et Gabriel Biel ont attribué tout le mérite à l'acte volontaire, qui, suivant eux, ne se fonde aucunement sur l'habitus gratiæ. En conséquence, le mérite de Christ, tout en étant la cause principale du mérite, n'est ni unique ni complet par lui-même. Pour l'enfant même qui n'a pas encore

commis de péché particulier, il faut le baptême comme meritum de condigno, et pour l'adulte les bonnes dispositions de l'âme, le repentir, l'amour, le désir du salut, l'usage volontaire des sacrements ont la même valeur. Cela est clair, et l'église du moyen âge qui n'a pas repoussé ces doctrines en est responsable ainsi que de leurs conséquences.

La doctrine réformée de la justification séparée de la régénération n'a aucun précédent dans l'église du moyen âge; et il est nécessaire de comprendre que les mots ont dans les deux systèmes un sens bien différent. La réforme ne regarde pas la justification par Christ comme une doctrine objective de son système théologique, mais comme la règle suprème d'après laquelle chacun s'estime soi-même, comme la seule base sur laquelle, à l'exclusion des œuvres, le chrétien fonde l'assurance de son salut. Toutefois il est juste d'ajouter que nous trouvons des analogies nombreuses avec cette conception dans la piété du moyen âge, qui s'élève souvent au-dessus des doctrines ecclésiastiques de la justification et du mérite. Le point de vue religieux qui fait tout dépendre de Dieu, se trouve chez Thomas lui-même lorsqu'il affirme que si la grâce est considérée comme un don gratuit, tout mérite répugne à la grâce; il se poursuit à travers tout le moyen âge, jusqu'au moment où les réformateurs en tirèrent toutes les conséquences doctrinales et ecclésiastiques.

Bernard de Clairvaux, tout en restant purement catholique dans sa doctrine, et en juxtaposant la grâce et le mérite de l'homme, nous présente des affirmations précieuses dans ses sermons et même dans son traité: De gratia et de libero arbitrio. Au point de vue religieux, il attribue la somme du bien à la grâce divine; au point de vue moral, il rapporte tout à la libre volonté, à laquelle la grâce a conquis la liberté. Il présente ainsi les deux côtés du problème que toute théologie évangélique est chargée de résoudre. Non-seulement il regarde la grâce comme le fondement nécessaire de toute sanctification, mais encore il fonde toute l'assurance du chrétien sur la miséricorde de Dieu, qui supplée à l'insuffisance de toutes les bonnes œuvres.

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