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Bientôt sa renommée fut très grande, surtout lorsqu'il eut guéri quelques malades sujets à des affections nerveuses et dont on attribuait l'état à l'influence d'esprits malfaisants. Autour de lui se groupa une troupe de disciples, parmi lesquels se trouvaient aussi quelques femmes, et partout où il se présentait la foule se pressait pour l'entendre. Il choisit pour l'accompagner continuellement douze de ses disciples, qu'il se plut à instruire d'une manière plus suivie, et qui devinrent ses amis intimes. Ce sont eux qu'il comptait envoyer annoncer partout la prochaine venue du royaume.

Il n'est pas possible de déterminer exactement combien de temps il travailla ainsi en Galilée. D'ordinaire, mais sans motifs suffisants, on assigne trois ans environ à la durée de ce ministère. D'autres pensent qu'il ne s'est pas étendu beaucoup au delà d'une année (34-35), et les arguments qui plaident pour cette opinion ne manquent pas de force. Mais, quoi qu'il en soit de ce point, ce qui est certain, c'est que cette période a été pour Jésus un temps d'activité infatigable, incessante, tellement qu'il lui arriva souvent, lorsqu'il éprouvait le besoin de se recueillir pour se rendre compte de son œuvre et de la situation, et pour se fortifier dans la prière, de devoir sacrifier à ce besoin le temps du sommeil, toutes les heures de la journée se trouvant plus qu'occupées.

Sa ligne de conduite par rapport à la religion d'Israël est très remarquable. Il ne s'en sépare pas, mais s'efforce de la développer dans l'esprit des anciens prophètes du huitième et du septième siècle'. Les cérémonies extérieures, les prescriptions touchant le sabbat, la pureté lévitique, la distinction des viandes et autres choses de ce genre, précisément l'essence

de la religion aux yeux de ses contemporains, n'ont guère de valeur à ses yeux; ce qu'il met au premier plan, ce sont les exigences morales de la loi. Il développe ces dernières. Une conduite irréprochable ne lui suffit pas, il exige la pureté de cœur, une charité illimitée, la commisération, l'humilité, la

Il ne faut pas oublier que le lecteur a derrière lui l'étude complète de l'Ancien Testament. (Trad.)

douceur. Il fait connaître Dieu comme le Père céleste, qui enveloppe tout de son amour et veut que tous soient sauvés. Il s'élève au-dessus des étroits préjugés nationaux, il reconnaît à toute âme humaine sans exception un prix inestimable; il est si fermement, si profondément pénétré de l'excellence de la nature humaine, qu'il croit pouvoir ouvrir le chemin du salut à tous, même à ceux qui sont tombés le plus bas.

Une action exercée dans ce sens devait amener une collision entre Jésus et les chefs spirituels du peuple, tel que nous l'avons vu développer sa religion depuis Esdras; l'opposition devait finir par s'étendre jusqu'aux organes de l'autorité suprême. Au début, les sadducéens n'accordent guère d'attention au nouveau prophète, et les esséniens se tenaient trop en dehors de la société pour qu'il eût eu quelque occasion de les rencontrer sur son chemin une fois son ministère commencé ; par contre, nous le voyons, dès le début de sa vie publique jusqu'à la fin, en contact avec les pharisiens. Il n'y a pas de doute que son éducation n'eût tendu à lui inspirer un grand respect à leur égard; c'est d'eux, particulièrement des docteurs de la loi en Galilée, qu'il avait reçu dans la synagogue ses premières notions touchant l'Ecriture sainte; ce sont eux qui, avec leur zèle pour le règne de Dieu, leur ardent désir de son avénement, leur recherche infatigable de la << justice,» avaient été ses initiateurs. Petit à petit il fut choqué de bien des détails de leur pratique et de leur tendance; il ne put plus se mouvoir à l'aise dans leur formalisme, leur culte de la lettre, leur orgueil, leur impitoyable mépris de ceux qui avaient encouru le ban de l'église et de la société; mais dans les commencements il se sentait porté vers eux. De leur côté, ils n'assistèrent pas sans intérêt à ses débuts; ils s'occupèrent de lui, non sans bienveillance, attirant amicalement son attention sur les points qu'ils croyaient devoir blâmer. Mais leurs rapports mutuels finirent par se tendre. Les relations de Jésus avec les impurs paraissaient aux pharisiens une profanation du service de Jahwè. Ils remarquèrent avec un déplaisir croissant les témoignages toujours plus évidents de son peu de scrupule dans l'observance des

commandements concernant les dehors de la vie. A la fin, il leur fut clair que c'était un nouveau principe de vie religieuse qu'il voulait faire régner, que sa prédication se mettait en contradiction toujours plus directe avec l'esprit de la religion populaire de son temps. Alors Jésus fut à leurs yeux un faux prophète, un séducteur du peuple. Quant à lui, l'opposition même à laquelle il se heurta servit à lui faire mieux connaître le mauvais côté du pharisaïsme, et il se mit à le combattre avec énergie, s'efforçant de détruire son prestige aux yeux de la multitude. La lutte une fois entamée ne s'interrompit plus. Au contraire, elle devint intense, pour finir par une tempête terrible.

IV

Dans l'esprit même de Jésus s'était opérée une transformation sous l'empire de l'expérience; ses idées touchant sa propre personne, le sort qui l'attendait, l'avenir de son peuple, s'étaient profondément modifiées.

En ce qui concerne sa propre personne, il avait peu réfléchi à lui-même; jusqu'à la fin, l'œuvre qu'il avait à accomplir le préoccupa beaucoup plus que ce qu'il était lui-même. Aussi ne s'était-il au début présenté que comme le héraut du règne de Dieu, dont la tâche consistait tout spécialement à rechercher les « brebis perdues» de la maison d'Israël. Mais bientôt il eut conscience de posséder en lui de quoi satisfaire tous les besoins religieux qui peuvent surgir dans un cœur humain; l'acte même de formuler la vérité religieuse qu'il avait découverte dans son âme et par la communion avec Dieu, avait servi à le convaincre que cette vérité était la plus haute et la plus pure que l'homme pût trouver, qu'elle manifestait pour tous, tant pour les pécheurs repentants que pour les hommes vertueux, les plus intimes relations que l'on puisse avoir avec Dieu, le culte parfait de Dieu, le lien naturel entre l'homme et Dieu. C'est alors qu'il comprit par conséquent qu'il n'y avait à attendre personne après lui, point de prophète plus grand, point de Messie dont il n'aurait été que le précurseur et qui

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serait placé au-dessus de lui, et, enfin, il prit la résolution héroïque d'être lui-même le Messie et, coûte que coûte, de fonder ce royaume de Dieu dont il avait prêché l'approche.

Cependant il ne songea pas un instant à monter sur un trône terrestre en sa qualité de Messie. Loin de là. Dès longtemps il s'était fait du royaume de Dieu une idée bien plus pure que celle des Israélites ordinaires, même que celle de Jean; il n'avait guère, comme ce dernier, fait entendre la menace d'un jugement terrible devant précéder l'avénement du royaume, jamais, comme son peuple, rêvé des vengeances qui atteindraient leurs oppresseurs païens; au lieu de cela, sa pensée, plus profonde et plus sublime, prévoyait une société nouvelle qui, pénétrée des principes de la piété et de la vertu les plus pures, s'étendrait peu à peu par la force de sa propre puissance intérieure, jusqu'au moment où une intervention directe de Dieu viendrait subitement la faire s'épanouir dans tout son éclat. C'est pourquoi, lorsque le projet de fonder lui-même ce royaume messianique fut parvenu en lui à maturité, il se trouva qu'il avait en même temps renoncé à toutes les pensées de gloire mondaine que le titre de Messie réveillait dans l'esprit de ses concitoyens. Il prévoyait bien plutôt une fin tragique de sa carrière. Il comprenait que les applaudissements de la multitude n'offraient rien sur quoi l'on pût compter, que l'opposition à ses principes et à sa personne allait grandissant, que la lutte entreprise par lui contre la tendance réguante dans la religion de son peuple, contre le pharisaïsme, prenait une tournure toujours plus dangereuse pour sa sûreté personnelle. Ce n'était pas là ce qu'il avait espéré lors de ses débuts. Alors le ciel lui paraissait serein; mais un noir orage s'était amassé peu à peu dans ses profondeurs, et le sort de Jean, tombé martyr de son zèle pour le règne de Dieu, semblait à Jésus lui pronostiquer sa propre destinée. Ce ne fut premièrement qu'un pressentiment; mais il prit avec le temps de la force et de la netteté. Non pas que Jésus se réconciliât sans peine dès l'abord avec cette perspective, mais la réflexion finit par le familiariser avec la pensée que s'il était obligé de donner sa vie pour son œuvre, cette

mort faisait partie de la tâche qui lui avait été assignée et servirait d'inauguration au règne de Dieu dont il avait jeté les premiers fondements. C'est ainsi que la première période de son ministère avait porté le caractère joyeux de la confiance active et sereine, mais que, durant la seconde période, ses allures eurent quelque chose de plus contraint et sa prédication prit une teinte de mélancolie.

Cette transformation ne tenait pas cependant uniquement au nouveau point de vue auquel il avait appris à envisager son propre sort; ce qu'il pensait et espérait d'Israël était modifié aussi. Il aimait ardemment sa patrie; il mettait à haut prix les priviléges de sa nation; avec les anciens prophètes il avait espéré qu'Israël remplirait sa vocation et occuperait le premier rang dans le royaume de Dieu; sans doute les païens y seraient admis, mais ce serait toujours Israël qui serait le guide et la lumière des nations. Mais après s'être heurté à tant de haine ou à tant d'indifférence, il avait mieux appris à connaitre son peuple, et il prévit que sa belle histoire devait avoir une conclusion bien différente; comme peuple, les Juifs devaient être exclus du royaume; la patrie de Jésus allait audevant d'une ruine lamentable.

Jésus a compris que le moment qui décidera de son œuvre, de son sort, de celui de son peuple, est arrivé. Il veut préparer à leur tour ses disciples au dénoûment prochain. Jamais encore il ne s'est désigné comme le Messie, jamais non plus il n'a laissé soupçonner ses sombres pressentiments; mais pendant une excursion dans la partie septentrionale du pays, profitant de ce qu'il était seul avec ses disciples, il se décide à leur demander pour qui on le prend et ce qu'eux-mêmes pensent de lui. Ils répondent que le plus grand nombre de ses partisans le considèrent encore comme le précurseur du Messie, mais que, quant à eux, ils le regardent comme le Messie lui-même. Jésus accepte leur hommage, mais leur défend sévèrement d'en rien communiquer à personne; puis il ajoute que, loin de devenir roi, il trouvera probablement la mort à Jérusalem. Mais ses disciples ne le comprennent ni ne le croient; c'est im

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