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hommes. Que de grands besoins religieux se manifestent et aussitôt on exprimera le désir de voir le logos devenir homme de nouveau, comme jadis, lorsqu'il discourait avec Abraham sous les chênes de Mamré. Les livres contemporains des chrétiens présentent comme une réalité historique ce qui, pour Philon, n'était encore qu'une simple possibilité.

Philon ne fournit pas seulement les bases de la christologie chrétienne, mais aussi celles de l'anthropologie paulinienne qui n'est encore qu'une combinaison d'idées bibliques et grecques. Moïse, d'après Philon, aurait enseigné la préexistence de l'âme, sa chute préhistorique et la possibilité de se sauver par elle-même. Dieu doit également avoir créé deux hommes, l'un céleste, naturellement immortel et sans sexe (Gen. I, 26), l'autre terrestre (II, 7), dont la chute est racontée dans le troisième chapitre de la Genèse. Mais au lieu de faire incarner le logos, comme le firent ses disciples devenus chrétiens, Philon fait élever les hommes jusqu'au logos au moyen de l'ascétisme. C'est ainsi que le philosophe juif juxtapose deux conceptions anthropologiques qui se contredisent: l'absolu pessimisme et l'absolu optimisme. Ces prémisses réclamaient impérieusement la sotériologie de saint Paul. Si Philon ne s'en est pas avisé, c'est qu'il croyait posséder le salut objectif dans les institutions du mosaïsme; c'est parce qu'il a cru trouver le sauveur de l'humanité dans Moïse, qu'il n'a éprouvé ni le besoin de donner une couleur religieuse à la doctrine du logos, ni la nécessité de faire incarner ce logos pour la rédemption de l'humanité. Le choc de toutes ces idées ne manqua pas de provoquer à Alexandrie de vives controverses religieuses. C'est ainsi qu'on représente les plaies d'Egypte comme provoquées par l'iniquité des ancêtres des juifs, peuplade de misérables lépreux dont on fut heureux de se débarrasser. Un sophiste et spirite de l'époque, l'Egyptien Apion, qui occupe une place marquante parmi les charlatans historiques, se fit le champion des préjugés populaires contre les juifs. Ses attaques, fruit des controverses, eurent pour but de les envenimer encore. Entre les mains de ce romancier, l'histoire d'Israël n'est plus reconnaissable. C'est lui qui a mis en circulation la fable de la tête d'âne adorée C. R. 1873.

par les juifs, celle des sacrifices humains, et beaucoup d'autres. Bien que réfuté par Josèphe, cet ouvrage n'en a pas moins servi de source à Tacite qui, comme on sait, raconte les choses les plus bizarres sur le compte des juifs. Déjà fort indisposés par les empiétements des juifs, les habitants d'Alexandrie accueillirent avec empressement les fables d'Apion, qui contribuèrent puissamment à provoquer la réaction qui eut lieu après la mort de Tibère.

Les troubles qui signalèrent en Judée les dernières années de Tibère, l'avènement de Caligula, et en particulier la guerre des Romains contre Artabane, roi des Parthes; l'invasion du pays par les Bédouins conduits par Arétas, désireux de se venger de son ancien ennemi Antipas, expliquent comment l'attention fut détournée des questions religieuses. Au lieu d'entrer dans la voie de la pénitence ouverte par Jean-Baptiste, le peuple se contente de voir dans la guerre qui éclate tout à coup un châtiment de ceux qui l'ont mis à mort. Tout semblait annoncer un réveil national alors que les préoccupations militaires viennent absorber l'attention. C'est là l'unique moyen d'expliquer comment tout souvenir de Jésus s'est entièrement perdu dans le sein de la nation: celle-ci fut exclusivement absorbée par la guerre qui suivit immédiatement la mort du Sauveur. Les chrétiens crurent rêver lorsque, dans le cours d'une année, ils virent disparaître de la scène Pilate, Caïphe, Antipas, tous les meurtriers de leur Maître. Le cri de guerre qui retentit tout à coup leur parut un signe du prompt retour de Jésus-Christ. Ce n'est que lorsque l'attente eut été démentie par l'événement que leurs espérances furent tempérées par cette réserve: «Mais ce n'est pas encore la fin, » (Math. XXIV, 6-8) qui impliquait en même temps que les dernières douleurs avaient commencé.

Les folles prétentions de Caligula, qui voulait se faire adorer comme Dieu, agitèrent bientôt le peuple entier. Les juifs d'Alexandrie furent les premières victimes. Excitée par le manque de tact d'un aventurier de haut parage, Hérode Agrippa, qui, au lieu de se rendre directement à Jérusalem pour prendre possession de son royaume, était allé se faire porter en triomphe

par les juifs d'Alexandrie, la population de cette ville se livra à des persécutions qui aboutirent à la destruction de plusieurs synagogues. Le désordre fut bientôt tel que Philon dut se rendre à Rome à la tête d'une députation de juifs, !pour y être tourné en ridicule par Apion qui conduisait une autre ambassade chargée de le contredire. Le proconsul romain Pétronius, un de ces administrateurs sérieux élevés à l'école d'Auguste et de Tibère, fut très embarrassé quand il reçut l'ordre d'établir dans le temple de Jérusalem une statue de Caligula, afin qu'on lui rendît les honneurs divins. N'osant encourir ni la responsabilité de faire des représentations au fou couronné qui lui avait donné cet ordre, ni celle de mettre le pays en feu en l'exécutant, il prit le parti de traîner l'affaire en longueur autant que possible. Un artiste de Sidon reçut l'ordre de couler une statue de Caligula, mais en y mettant le temps nécessaire. Agrippa dut se rendre à Rome pour intercéder pour son peuple auprès de son ancien compagnon de débauche. Le danger fut conjuré et Caligula fut assassiné le 24 janvier 41.

Les terreurs de ces années 39 et 40 exercèrent une influence religieuse dont la trace nous a été conservée dans la littérature de l'époque. L'attentat de Caligula contre le temple avait rappelé aux juifs, d'une manière très vive, que d'après l'avis de tous les prophètes les derniers temps devaient être signalés par une lutte des puissances païennes contre le vrai Dieu. Daniel, plus précis, avait annoncé la lutte d'un prince païen contre Israël. On crut donc que les angoisses des derniers temps arriveraient à leur point culminant lorsque l'antichrist souillerait le temple en se faisant placer dans le sanctuaire pour obtenir les honneurs divins. Il se trouvait que le livre de Daniel, le plus aimé et le plus lu de tous les écrits prophétiques, tout en décrivant comme quelque chose de futur ce qui s'était passé en 168 avant notre ère, lorsque Antiochus Epiphane avait consacré le temple de Jérusalem à Jupiter, avait paru prévoir l'attentat de Caligula. Toujours d'après le livre de Daniel, cette profanation du temple, l'abomination qui causera la désolation, devait être un signe de l'approche du jugement dernier et des derniers temps.

Plus tard, alors qu'arrivèrent les calamités de l'époque romaine, on ne vit plus ce royaume de fer dans la monarchie grecque, mais dans l'empire des Césars. On fut d'autant plus porté à perdre Antiochus de vue que son attentat n'avait pas été le signe des derniers temps. Daniel parut donc annoncer d'une manière générale un adversaire futur de Jéhovah, comme Ezechiel avait aussi prédit pour les derniers jours une lutte avec le prince Gog du pays de Magog. De sorte que la dernière période de l'histoire d'Israël fut tour à tour désignée par cette expression « les jours de Gog, » ou le temps de « l'abomination qui causera la désolation. » Toutes ces déclarations décrivaient si bien la situation provoquée par la tentative de Caligula qu'on ne pouvait manquer de confondre les deux époques. Il est vrai, la prophétie ne se réalisa pas; la mort de Caligula détourna le coup. Mais l'idée de l'antichrist avait joué un trop grand rôle et trop puissamment agité les esprits pour disparaître de l'eschatologie.

Aussi joue-t-elle toujours le plus grand rôle. On applique à l'antichrist des passages qui évidemment ne le concernent pas, ainsi Esa. XI, 4, auquel le Targum de Jonathan ajoute : le criminel Armillus, l'enrubanné, surnom de Caligula qui se produisait en public avec des rubans autour de ses bras. Les passages Nomb. IV, 11, 26, Deut. XXXIV, 2 et le Ps. II sont également interprétés comme se rapportant à l'antichrist.

L'Apocalypse nous montre combien cette idée de l'antichrist était encore présente à tous les esprits dans les vingt années qui suivirent. La marche de l'antichrist vers la cité sainte y est décrite (XX, 7) comme dernière lutte décisive. L'église chrétienne a conservé dans son eschatologie des traits appartenant tout particulièrement à cette époque. Comme la foi des fidèles comptait surtout sur le prompt retour de Christ, ils observaient attentivement si l'abomination amenant la désolation s'établissait dans le lieu saint, estimant bien que dans ce cas-là, suivant les promesses expresses du livre de Daniel, le jour du Seigneur devait être proche. Aussi la seconde épître aux Thessaloniciens explique-t-elle le retard dans la venue du Seigneur par le fait que les menaces de Caligula ne se sont pas réalisées.

(2 Thes. II, 3-11.) On craignait sans cesse qu'un autre prince ne reprit le projet de Caligula. Et après que la guerre de Judée eut éclaté en 68, l'Apocalypse présente Néron comme un faux dieu, reprenant le projet de son prédécesseur, comme la bête que toute la terre suit. A la même époque l'évangile de saint Matthieu présente aussi la profanation du temple comme un signe avant-coureur du jugement dernier. La tentative de Caligula avait à tel point agi sur les contemporains que dans toutes les écoles, juives ou chrétiennes, on était convaincu que l'apparition de la Jérusalem nouvelle serait précédée d'une profanation de l'ancienne.

Les juifs hellénisants d'Alexandrie se représentaient les choses tout autrement. C'est que d'abord pour eux, l'attentat de Caligula n'était pas demeuré une simple menace. Pendant les troubles civils qui n'avaient pas duré moins de trois ans, ils avaient dû maintes fois purifier leurs synagogues profanées. Ensuite ils n'attendaient pas avec tant de confiance la venue prochaine du Messie. Tandis que pour les juifs de Palestine Caligula était devenu le type de l'antichrist, ceux d'Egypte ne voyaient en lui qu'un exemple de la folie de tout le paganisme. Tandis que les premiers sont irrités contre cet empereur, type de toutes les puissances démoniaques, les seconds en font l'objet de leurs sarcasmes qui atteignent le paganisme tout entier. Il justifie pour les juifs de Palestine l'attente d'une fin prochaine du monde, tandis que ceux d'Egypte, plus éclairés, prétendent que les autres dieux grecs auront le même sort que la divinité éphémère de Caligula. A partir du chapitre VI, le livre de la Sapience fait évidemment allusion aux tiraillements incessants entre les Grecs et les juifs d'Alexandrie. Salomon y est présenté comme le type du roi sage et modeste en opposition aux folles prétentions de Caligula qui se croit Dieu. De tous ces événements, le pieux Israélite d'Alexandrie tire la précieuse consolation que le Seigneur n'a jamais abandonné son peuple et qu'en tout temps et en tout lieu il se tient près de lui.

Le troisième livre des Machabées qui date de la même époque, s'adresse, au contraire, à ceux d'entre les juifs qui dans ces

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