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succèdent aux miracles; la divinité tombe sous les sens; on se prosterne la face contre terre, dans le vif sentiment de son approche. A cette phase de courte durée succède le sentiment d'un grand éloignement. La terre paraît abandonnée de Dieu; le fil qui rattachait le ciel à la terre est brisé ; on se sent abandonné de cette main qui jadis conduisait les pères. C'est alors que l'esprit humain se met à chercher dans le lointain cette divinité qu'il trouvait naguère sous la main. Peine inutile! car ce n'est que de son propre sein que chaque génération doít tirer la consolation religieuse dont elle a besoin. Aussi, dès que l'illusion est reconnue, la vie intérieure cesse : l'esprit humain peut pendant des siècles demeurer indifférent à ces représentations dans lesquelles il contemplait autrefois une manifestation de ses rapports avec l'absolu. Il est néanmoins indestructible dans le cœur de l'homme, ce besoin de se représenter l'univers comme un tout harmonique. Arrivent alors les philosophes, qui, remplaçant par la réflexion ce que l'intuition immédiate ne donne plus, imaginent toute une arrière-scène qui doit sauvegarder cette unité à laquelle on ne veut décidément pas renoncer. Les anciennes idées se transforment alors; peu à peu la conscience religieuse en vient à se représenter son sentiment immédiat de l'absolu au moyen des images découlant de cette conception nouvelle de l'univers, jusqu'à ce qu'elle arrive à acquérir par leur moyen cette même certitude du divin que les siècles antérieurs trouvaient dans d'antiques formules devenues des hiéroglyphes.

Une évolution de ce genre s'accomplit au commencement de l'ère chrétienne. A la religion naturiste des Egyptiens et des peuples de l'Asie, avait succédé la religion esthétique des Grecs qui avait été remplacée par la religion morale des Romains. Celle-ci à son tour était tombée en discrédit avec les institutions de l'état auquel elle était intimement unie. Le fait que Rome était devenue le centre d'un empire universel avait également été fatal à la religion nationale.

Le sentiment religieux, qui n'abdique jamais ses droits, chercha alors sa satisfaction dans un monothéisme philosophique et dans la foi à un monde supérieur. Cette aspiration

vers le monothéisme datait des plus anciens philosophes grecs : Xénophane, Héraclite. La démoralisation amenée par la sophistique avait provoqué une réaction qui avait cherché à satisfaire les besoins religieux, en réchauffant les antiques traditions ou en important les cultes naturistes de l'Asie; tandis que l'école socratique avait progressé dans la direction d'une religion spirituelle. Sans se prononcer contre les dieux nationaux, Socrate avait enseigné un monothéisme qui ne pouvait manquer de supplanter le polythéisme. Considérant la divinité comme la raison du monde, bien que transcendante, Socrate enseignait une harmonie de l'univers qui devait conduire à reconnaître, non pas plusieurs dieux, mais une divinité unique produisant et embrassant tout. En exposant une idée de Dieu qui ne devait jamais être dépassée et en mettant cette divinité dans une opposition abstraite avec la matière, Platon avait provoqué une conception dualiste du monde qui dominait à l'apparition du christianisme. Le dualisme n'a d'abord son siége que dans l'intelligence humaine qui s'affirme en se distinguant de la nature; puis nous avons l'antithèse du corps et de l'esprit, de la matière et de la forme, de la nature et de l'esprit, du monde d'en deçà et de celui d'au delà. La déchirure est profonde, et l'harmonie parfaite qui avait fait le bonheur du monde antérieur à Socrate est perdue sans retour. A côté de notre monde phénoménal, auquel il conteste toute réalité, Platon place tout un monde d'idées auquel seul appartient la substantialité. Les platoniciens furent ainsi conduits à admettre un Dieu saint, une vie éternelle et une rétribution après la mort. Toutefois ces convictions abstraites ne possédaient pas la force nécessaire pour devenir une religion positive et populaire. Mais, dès qu'il y aurait une impulsion historique indispensable, elles pouvaient servir de cadre à une nouvelle religion populaire. Les deux derniers siècles de l'ancien monde, - qui furent loin d'être une époque de bonheur terrestre, eurent pour mission d'exalter le besoin religieux jusqu'à ce degré d'intensité où cet instinct non satisfait éprouve nécessairement le besoin d'engendrer et où l'esprit devient nécessairement créateur.

En faisant tout dépendre des idées du sujet, Socrate avait inauguré le subjectivisme et provoqué une révolution qui devait tout transformer. Les siècles compris entre le règne de Philippe de Macédoine et l'ère chrétienne avaient été consacrés à faire pénétrer ce subjectivisme absolu dans toutes les sphères de la vie. Ne se préoccupant plus du bien de l'ensemble, les philosophes n'ont dès lors qu'une pensée : placer le moi dans une position telle à l'égard du monde que rien ne puisse contrarier la volonté de l'individu, ni troubler son repos et sa paix. Le monde entier est mis au service de la volonté morale du moi (stoïciens), du moi désireux de jouir (épicuriens), du moi avide de connaitre (scepticisme). Mais celui qui rapporte le monde entier à sa personne ne sera jamais heureux. On ne l'est en effet qu'en s'oubliant soi-même pour se perdre dans les choses. Alors seulement l'homme sent l'harmonie du tout qui le porte et le rend heureux : au contraire il ne cessera jamais d'être troublé par le bruit peu harmonieux du monde, celui qui se sera pris lui-même pour point ferme autour duquel tout doit tourner. Ce fut là l'erreur fondamentale des stoïciens et des épicuriens. Les sceptiques ne réussirent pas mieux en plaçant le bonheur dans la connaissance des choses. Celle-ci leur échappant, ils aboutirent à la négation de toute connaissance objective: ils demandèrent ainsi à la certitude que nous ne connaissons pas l'essence des choses, cette sérénité sublime qui devait rendre l'homme heureux. Ces trois centres de gravité successifs qui devaient fournir à l'individu le ferme appui qu'il avait perdu en rompant avec l'ensemble, avec l'état, ne tinrent nullement ce qu'ils avaient paru promettre. On ne tarde pas à s'apercevoir que l'ataraxie et l'apathie, ce plaisir et cette jouissance dont il est tant question, ne tiennent pas ce qu'on en espère. Comptez bien que lorsque la paix avec soi-même et avec la nature devient l'objet d'un problème philosophique, elle est perdue sans retour. Les époques qui n'en parlent pas ont seules le privilége de la posséder. Maintenant au contraire les préceptes pour être heureux abondent et ils n'aboutissent qu'à faire reconnaître que la question n'est rien moins que claire. L'orgueil du stoïcien, l'égoïsme de l'épi

curien, la vertu et la jouissance individuelles, aboutissent à un résultat identique : l'homme est un vase beaucoup trop faible pour entrer en lutte contre l'univers entier. Le sceptique à son tour qui a cherché le repos par le moi, a été lancé dans l'agitation délétère de l'éternel procès dialectique: il se voit condamné à contredire à tout jamais toute assertion positive. Le stoïcien est obligé de confesser que l'homme est trop faible pour être heureux; l'épicurien reconnaît que le monde est trop mauvais pour qu'on puisse être heureux; tandis que le sceptique irrité s'écrie que l'homme et l'univers sont par trop problématiques pour qu'il puisse être question de bonheur. Restait une dernière ressource devant laquelle le stoïcien et l'épicurien ne reculèrent pas. Comment le sage pourrait-il être vaincu et devenir malheureux? Ne lui reste-t-il pas la suprême ressource de se donner la mort? De sorte que cette prétendue victoire sur le monde aboutit à le fuir, à se sauver en se détruisant! Peut-on avouer plus clairement la complète défaite de ce moi, d'abord si sûr de lui-même ? En cherchant à ne compter que sur lui, le moi humain avait transformé le non-moi tout entier en quelque chose de mauvais. La vie est un mal, s'écrie Sénèque, l'univers est un mal, le moi à son tour qui est trop faible pour tenir tête au non-moi, est lui aussi un mal.

Voilà comment le monde gréco-romain en était venu à un résultat qui avait été le point de départ de la civilisation juive. La confiance en la gloire de l'humanité a décidément pris fin. D'une génération à l'autre on entend augmenter les plaintes sur les faiblesses, les misères, les péchés de la nature humaine, qui hors d'état de plaire aux dieux, est devenue l'objet de leur colère. La philosophie grecque sur le déclin répète les lamentations que la conscience juive avait connues dès les premiers temps historiques. C'est d'abord le corps qui est le grand obstacle, quoique Sénèque reconnaisse que la cause du mal est bien en nous, dans le plus profond de notre être. Ce péché qui a son siége dans l'esprit exerce son action sur l'humanité tout entière. Nous sommes tous esclaves du péché, dit Sénèque, avec cette seule différence que la chaine de l'un est

plus longue que celle de l'autre ; seulement, tandis que le sage se regimbe contre sa croix, le fou y plante de nouveaux clous. Nos ancêtres se sont plaints, nous nous plaignons, la postérité se plaindra à son tour de la corruption des mœurs, du règne de la méchanceté, de ce que l'humanité va en empirant et de ce que toutes les choses saintes sont en décadence. Mais il en a été et il en sera toujours de même. On surprend les échos des psaumes de la pénitence et les dispositions d'un jour d'humiliation et de jeûne, chez ces sages qui s'étaient livrés à tous les efforts imaginables pour trouver en eux-mêmes appui et consolation contre les maux du monde extérieur. Ce désespoir et cette mélancolie n'ont du reste rien d'efféminé, ni de maladif; c'est bien la mâle douleur d'une race qui n'a pas été matée. Pour la première fois le paganisme proclame la nature humaine pécheresse et contemple ce monde comme une vallée de larmes.

Mais comment peut-il en être ainsi, si l'homine et le monde ont été créés par un Dieu intelligent, sage et bon? Aussi le plus grand penseur du premier siècle, chez lequel le platonisme et le stoïcisme se rejoignent, avec une prédominance du premier, Plutarque, n'hésite-t-il pas à admettre un mauvais principe primitif. A l'en croire, cette foi au diable aurait été partagée par la plupart et par les meilleurs d'entre les philosophes. Fallût-il reconnaître ici une influence des idées juives, la disposition à les accueillir n'en impliquerait pas moins que le monde grec avait dû renoncer à son idéal.

Les tentatives infructueuses des philosophes pratiques pour trouver dans la force humaine le moyen d'être heureux, avaient fait naître le besoin d'une rédemption objective. Le besoin d'un secours d'en haut, si général et si profond à cette époque, était la conséquence de cette étude de soi-même excessive, cultivée par les stoïciens, les épicuriens et les sceptiques. Les malheurs publics, à partir du commencement de l'empire, avaient contribué à rendre plus acéré encore cet aiguillon de la connaissance de soi-même. Les tristes faits dont on était journellement témoin, ne confirmaient que trop les déclarations peu flatteuses des diverses écoles philosophiques sur la nature

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