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Les peuples sont ce que les rois ou les ministres les font être. Le courage, la force, l'industrie, tous les talens restent ensevelis, jusqu'à ce qu'il paraisse un génie qui les ressuscite. On a cru que la monarchie Espagnole était anéantie, parce que les rois Philippe III. Philippe IV. et Charles II. ont été malheureux ou faibles. Mais que l'on voie comment cette monarchie a repris tout d'un coup une nouvelle vie sous le cardinal Albéroni.

Il serait aussi déraisonnable de condamner toute une nation pour les crimes éclatans de quelques particuliers, que de la canoniser sur la éforme de la Trappe. Voltaire.

Grecs et Romains comparés avec l'Europe Moderne.

Les anciens Romains éclipsèrent, il est vrai, toutes les autres nations de l'Europe, quand la Grèce fut amollie et désunie, et quand les autres peuples étaient encore des barbares, destitués de bonnes lois, sachant combattre et ne sachant pas faire la guerre, incapables de se réunir à propos contre l'ennemi commun, privés du commerce, privés de tous les arts et de toutes les ressources. Aucun peuple n'égale encore les anciens Romains. Mais l'Europe entière vaut aujourd'hui beaucoup mieux que ce peuple vainqueur et législateur; soit que l'on considère tant de connaissances perfectionnées, tant de nouvelles inventions; ce commerce immense et habile qui embrasse les deux mondes; tant de villes opulentes élevées dans des lieux qui n'étaient que des déserts sous les consuls et sous les Césars; soit qu'on jette les yeux sur ces armées nombreuses et disciplinées, qui défendent vingt royaumes policés: soit qu'on perce cette politique toujours profonde, toujours agissante, qui tient la balance entre tant de nations. Enfin, la jalousie même qui règne entre les peuples modernes, qui excite leur génie et qui anime leurs travaux, sert encore à élever l'Europe au-dessus de ce qu'elle admirait autrefois stérilement dans l'ancienne Rome, sans avoir ni la force, ni même le désir de l'imiter.

La France ni l'Espagne ne peuvent être en guerre avec l'Angleterre, que cette secousse qu'elles donnent à l'Europe, ne se fasse sentir aux extrémités du monde. Si l'industrie et l'audace de nos nations modernes ont un avantage sur le reste de la terre, et sur toute l'antiquité, c'est par nos expéditions maritimes. On n'est pas assez étonné peut-être, de voir sortir des ports de quelques petites pro vinces inconnues autrefois aux anciennes nations civilisées, des flottes dont un seul vaisseau eût détruit, les navires des anciens Grecs et des Romains. D'un côté, ces flottes vont au-delà du Gange, se livrer des combats à la vue des plus puissans empires, qui sont les spectateurs tranquilles d'un art et d'une fureur qui n'ont point encore passé jusqu'à eux: de l'autre, elles vont au-delà de l'Amérique se disputer des esclaves dans un nouveau monde.

Serait-il vrai ce qu'on lit dans les Lettres Persannes, que les hommes

inanquent à la terre, et qu'elle est dépeuplée, en comparaison de ce qu'elle était il y a deux mille ans? Rome, il est vrai, avait alors plus de citoyens qu'aujourd'hui. J'avoue qu'Alexandrie et Carthage étaient de grandes villes; mais Paris, Londres, Constantinople, le Grand-Caire, Amsterdam, Hambourg, n'existaient pas. Il y avait trois cents nations dans les Gaules; mais ces trois cents nations ne valaient pas la nôtre, ni en nombre d'hommes ni en industrie. L'Allemagne était une forêt; elle est couverte de cent villes opulentes. Il semble que l'esprit de critique, lassé de ne persécuter que des particuliers, ait pris pour objet l'univers. On crie toujours que ce monde dégénère, et on veut encore qu'il se dépeuple. Quoi donc? Nous faudra-t-il regretter les temps où il n'y avait pas de grands chemins de Bordeaux à Orléans, et où Paris était une petite ville dans laquelle on s'égorgeait? On a beau dire, l'Europe a plus d'hommes qu'alors, et les hommes valeut mieux. Le même.

Les Anciens et les Modernes, ou la Toilette de Madame de Pompadour.

Mde. de Pompadour. Quelle est donc cette dame au nez aquilin, aux grands yeux noirs, à la taille si haute et si noble, à la mine si fière et en même temps si coquette, qui entre à ma toilette sans se faire annoncer, et qui fait la révérence en religieuse?

Tullia. Je suis Tullia, née à Rome il y a environ dix-huit cents ans; je fais la révérence à la Romaine, et non à la Française; je suis venue, je ne sais d'où, pour voir votre pays, votre personne, et votre toilette.

Mde. de Pom. Ah! madame, faites-moi l'honneur de vous asseoir. Un fauteuil à madame Tullia.

Tullia. Qui? moi, madame, que je m'asseye sur cette espèce de petit trône incommode, pour que mes jambes pendent à terre, et deviennent toutes rouges!

Mde. de Pom. Comment vous asseyez-vous donc, madame?
Tullia. Sur un bon lit, madame.

Mde. de Pom. Ah, j'entends, vous voulez dire sur un bon canapé. En voilà un sur lequel vous pouvez vous étendre à votre aise.

Tullia. J'aime à voir que les Françaises sont aussi bien meublé‹ s que nous.

Mde. de Pom. Ah! ah! madame, vous n'avez point de bas; vos jambes sont nues; vraiment elles sont ornées d'un ruban fort joli en forme de brodequin.

Tullia. Nous ne connaissions point les bas; c'est une invention agréable et commode que je préfère à nos brodequins.

Mde. de Pom. Dieu me pardonne! madame, je crois que vous n'avez point de chemise!

Tullia. Non, madame, nous n'en portions point de notre temps, Mde. de Pom. Et dans quel temps viviez-vous, madame?

Tullia. Du temps de Sylla, de Pompée, de César, de Caton, de Catilina, de Cicéron, dont j'ai l'honneur d'être la fille; de ce Cicéron, qu'un de vos protégés* a fait parler en vers barbares. J'allai hier à la comédie de Paris; on y jouait Catilina, et tous les personnages de mon temps; je n'en reconnus pas un. Mon père m'exhortait à faire des avances à Catilina; je fus bien surprise. Mais, madame, il me semble que vous avez là de beaux miroirs; votre chambre en est pleine. Nos miroirs n'étaient pas la sixième partie des vôtres. Sontils d'acier?

Mde. de Pom. Non, madame; ils sont faits avec du sable, et rien n'est si commun parmi nous.

Tullia. Voilà un bel art; j'avoue que cet art nous manquait. Ah! le joli tableau que vous avez là !

Mde. de Pom. Ce n'est point un tableau, c'est une estampe; cela n'est fait qu'avec du noir de fumée: on en tire cent copies en un jour, et ce secret éternise les tableaux que le temps consume.

Tullia. Ce secret est admirable: nos Romains n'ont jamais eu rien de pareil.

Un Savant, qui assistait à la toilette, prit alors la parole, et dit à Tullia, en tirant un livre de sa poche: Vous serez bien étonnée, madame, quand vous saurez que ce livre n'est point écrit à la main, qu'il est imprimé à-peu-près comme les estampes, et que cette invention éternise aussi les ouvrages de l'esprit.

Le Savant présenta son livre à Tullia; c'était un recueil de vers pour madame la marquise. Tullia en lut une page, admira les caractères, et dit à l'auteur: Monsieur, l'impression est une belle chose: et si elle peut immortaliser de pareils vers, cela me paraît le plus grand effort de l'art. Mais n'auriez-vous pas du moins employé cette invention à imprimer les ouvrages de mon père?

Le Savant. Oui, madame, mais on ne les lit plus; j'en suis fâché pour monsieur votre père; mais aujourd'hui nous ne connaissons guère que son nom.

Alors on apporta du chocolat, du thé, du café, des glaces. Tullia fut étonnée de voir en été de la crème et des groseilles gelées. On lui dit que ces boissons figées avaient été composées en six minutes par le moyen du salpêtre dont on les avait entourées, et que c'était avec du mouvement qu'on avait produit cette fixation et ce froid glaçant. Elle demeurait interdite d'admiration. La noirceur du chocolat et du café lui inspira quelque dégout; elle demanda comment ces liqueurs étaient extraites des plantes du pays. Un duc et pair qui se trouva là lui répondit: Les fruits dont ces boissons sont composées viennent d'un autre monde, et du fond de l'Arabie.

Tullia. Pour l'Arabie, je la connais; mais je n'avais pas entendu parler de ce que vous appelez café; et pour l'autre monde, je ne conuais que celui d'où je viens, et je vous assure qu'il n'y a point de chocolat dans ce monde-là.

* Crébillon, auteur de Catiliua, &c.

M. de Duc. Le monde dont on vous parle, madame, est un continent nommé l'Amérique, presque aussi grand que l'Asie, l'Europe, et l'Afrique ensemble, et dont on a des nouvelles beaucoup plus certaines que de celui d'où vous venez.

Tullia. Comment! nous qui nous appelions les maîtres de l'univers, nous n'en aurions donc possédé que la moitié? cela est humiliant.

Le Savant, piqué de ce que madame Tullia avait trouvé ses vers mauvais, lui répliqua brusquement: Vos Romains, qui se vantaient d'être les maîtres de l'univers, n'en avaient pas conquis la vingtième partie : nous avons à présent au bout de l'Europe un empire qui est plus vaste lui seul que l'empire Romain; encore est-il gouverné par une femme,* qui a plus d'esprit que vous, qui est plus belle que vous, et qui porte des chemises. Si elle lisait mes vers, je suis sûr qu'elle les trouverait bons.

Madame la marquise fit taire le savant qui manquait de respect à une dame Romaine, à la fille de Cicéron. M. le duc expliqua comment on avait découvert l'Amérique, et tirant sa montre à laquelle pendait galamment une petite boussole, il lui fit voir que c'était avec une aiguille qu'on était arrivé dans un autre hémisphère. La surprise de la Romaine redoublait à chaque mot qu'on lui disait, et à chaque chose qu'elle voyait. Elle s'écria enfin: Je commence à craindre que les modernes ne l'emportent sur les anciens; j'étais venue pour m'en éclaircir, et je sens que je vais rapporter de tristes nouvelles à mon père.

Voici ce que lui répondit M. le Duc. Consolez-vous, madame; nul bomine n'approche parmi nous de votre illustre père, pas même l'auteur de la Gazette Ecclésiastique, ou celui du Journal Chrétien ; nul homme n'approche de César avec qui vous avez vécu, ni de vos Scipions qui l'avaient précédé. Il se peut que la nature forme aujourd'hui, comme autrefois, de ces ames sublimes; mais ce sont de beaux germes qui ne viennent point à maturité dans un mauvais terrain.

Il n'en est pas de même des arts et des sciences; le temps et d'heu reux hasards les ont perfectionnés. Il nous est plus aisé, par exemple, d'avoir des Sophocles et des Euripides, que des personnages semblables à monsieur votre père, parce que nous avons des théâtres, et que nous ne pouvons avoir de tribune aux harangues. Vous avez sifflé la tragédie de Catilina: quand vous verrez jouer Phèdre, vous conviendrez peut-être que le rôle de Phèdre dans Racine est prodigieusement supérieur au modèle que vous connaissez dans Euripide. J'espère que vous conviendrez que notre Molière l'emporte sur votre Térence. J'aurai l'honneur, si vous le permettez, de vous donner la main à l'opéra, et vous serez étonnée d'entendre chanter en parties. C'est encore là un art qui vous est inconnu.

Voici, madame, une petite lunette: ayez la bonté d'appliquer votre œil à ce verre, et regardez cette maison qui est à une lieue.

Tullia. Par les dieux immortels! cette maison est au bout de ma lunette, et beaucoup plus grande qu'elle ne paraissait!

M. le Duc. Eh bien, madame, c'est avec ce joujou que nous avons vu de nouveaux cieux, comme c'est avec une aiguille que nous avons connu

* Catherine II.

un nouvel hémisphère. Voyez-vous cet autre instrument verni dans lequel il y a un petit tuyau de verre proprement enchassé? C'est cette bagatelle qui nous a fait découvrir la quantité juste de la pesanteur de l'air.

Enfin, après bien des tâtonnemens, il est venu un homme qui a décou vert le premier ressort de la nature, la cause de la pesanteur, et qui a démontré que les astres pèsent sur la terre, et la terre sur les astres. Il a parfilé la lumière du soleil, comme nos dames parfilent une étoffe d'or. Tullia. Qu'est-ce que parfiler, monsieur?

M. le Duc. Madame, l'équivalent de ce mot ne se trouve pas dans les oraisons de Cicéron. C'est effiler une étoffe, la détisser fil à fil, et en séparer l'or; c'est ce que Newton a fait des rayons du soleil; les astres lui ont été soumis; et un nommé Locke en a fait autant de l'entendement humain.

Tullia. Vous en savez beaucoup pour un duc et pair; vous me paraissez plus savant que ce savant qui veut que je trouve ses vers bons, et vous êtes beaucoup plus poli que lui.

M. le Duc. Madame, c'est que j'ai été mieux élevé; mais pour ma science, elle est très-commune: les jeunes gens, en sortant des écoles, en savent plus que tous vos philosophes de l'antiquité. C'est dommage seulement que nous ayons, dans notre Europe, substitué une demidouzaine de jargons très-imparfaits à la belle langue Latine, dont votre père fit un si admirable usage: mais avec des instrumens grossiers, nous n'avons pas laissé de faire de très-bons ouvrages, même dans les belles-lettres.

Tullia. Il faut que les nations qui ont succédé à l'empire Romain, aient toujours vécu dans une paix profonde, et qu'il y ait eu une suite continue de grands hommes depuis mon père jusqu'à vous, pour qu'on ait pu inventer tant d'arts nouveaux, et que l'on soit parvenu à connaître si bien le ciel et la terre.

M. le Duc. Point du tout, madame, nous sommes des barbares qui sommes venus presque tous de la Scythie détruire votre empire, et les arts et les sciences. Nous avons vécu sept à huit cents ans comme des sauvages; et pour comble de barbarie, nous avons été inondés d'une espèce d'hommes, nommés les moines, qui ont abruti dans l'Europe le genre humain que vous aviez éclairé et subjugué. Ce qui vous étonnera, c'est que dans les derniers siècles de cette barbarie, c'est parmi ces moines mêmes, parmi ces ennemis de la raison, que la nature a suscité des hommes utiles. Les uns ont inventé l'art de secourir la vue affaiblie par l'âge; les autres ont pétri du salpêtre avec du charbon, et cela nous a valu des instrumens de guerre, avec lesquels nous aurions exterminé les Scipions, Alexandre, et César, et la phalange Macédonienne et toutes vos légions; ce n'est pas que nous soyons plus grands capitaines que les Scipions, Alexandre, et César, mais c'est que nous avons de meilleures armes.

Tullia. Je vois toujours en vous la politesse d'un grand seigneur, avec l'érudition d'un homme d'état; vous auriez été digne d'être sénateur Romain.

M. le Duc. Ah! madame, vous êtes bien plus digne d'être à la tête de notre cour.

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