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LA JEUNE SIBERIENNE.

voyait ceux de ses hôtes fixés sur elle. Enfin, après quelques minutes de silence:

"D'où venez-vous ?" lui demanda la vieille.

-Je viens d'Ishim, et je vais à Saint-Pétersbourg.

- Oh! oh! vous avez donc beaucoup d'argent pour entreprendre un si grand voyage?

-Il ne me reste que quatre-vingts copecs en cuivre, répondit la voyageuse intimidée.

Tu mens! s'écria la vieille; oui, tu mens! On ne se met pas en route, pour aller si loin, avec si peu d'argent!" La jeune fille avait beau protester que c'était là tout son avoir, on ne la croyait pas. La femme ricanait avec son mari. "De Tobolsk à Pétersbourg avec quatre-vingts copecs, disait-elle. C'est probable, vraiment !" La malheureuse fille, outragée et tremblante, retenait ses larmes et priait Dieu tout bas de la secourir. On lui donna cependant quelques pommes de terre, et, dès qu'elle les eut mangées, son hôtesse lui conseilla de s'aller coucher. Prascovie, qui commençait fortement à soupçonner ses hôtes d'être des voleurs, aurait volontiers donné le reste de son argent pour être délivrée de leurs mains. Elle se déshabilla en partie avant de monter sur le poêle où elle devait passer la nuit, laissant en bas, à leur portée, ses poches et son sac, afin de leur donner la facilité de compter son argent et pour s'épargner la honte d'être fouillée.

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Dès qu'ils la crurent endormie, ils commencèrent leurs recherches. Prascovie écoutait avec anxiété leur conversation. Elle a encore de l'argent sur elle, disaient-ils; elle a sûrement des assignations. — J'ai vu, ajouta la vieille, un cordon passé à son cou, auquel pend un petit sac; c'est là où est l'argent." C'était un petit sac de toile cirée, contenant son passeport qu'elle ne quittait jamais. Ils se mirent à parler plus bas, et les mots qu'elle entendait de temps en temps n'étaient pas faits pour la rassurer. "Personne ne l'a vue entrer chez nous, disaient les deux misérables, on ne se doute même pas qu'elle soit dans le village." Ils parlèrent encore plus bas. Après quelques instants de silence, et lorsque son imagination lui peignait les plus grands malheurs, la jeune fille vit tout-à-coup paraître. auprès d'elle la tête de l'horrible vieille qui grimpait sur le poêle Tout son sang se glaça dans ses veines. Elle la conju、 de lui laisser la vie, l'assurant de nouveau qu'elle

n'avait point d'argent; mais l'inexorable visiteuse, sans lui répondre, se mit à chercher dans ses habits, dans ses bottines, qu'elle lui fit ôter. L'homme apporta de la lumire. On examina le sac du passe-port, on lui fit ouvrir les mains; enfin le vieux couple, voyant ses recherches inutiles, descendit, et laissa notre voyageuse plus morte que vive.

Cette scène effrayante, et plus encore la crainte de la voir se renouveler, la tinrent longtemps éveillée. Cependant, lorsqu'elle reconnut à leur respiration bruyante que ses hôtes s'étaient endormis, elle se tranquillisa peu à peu et, la fatigue l'emportant sur la frayeur,elle s'endormit ellemême profondément. Il était grand jour lorsque la vieille la réveilla. Elle descendit du poêle, et fut tout étonnée de lui trouver, ainsi qu'à son mari, un air plus affable. Elle voulait partir; ils la retinrent pour lui donner à manger. La vieille en fit aussitôt les préparatifs avec beaucoup plus d'empressement que la veille. Elle prit la fourche et retira du poêle le pot au stchi,' dont elle lui servit une bonne portion: pendant ce temps, le mari soulevait une trappe du plancher, sous lequel était le seau de kvas, et lui en servit une pleine cruche. Un peu rassurée par ce bon traitement, elle répondit avec sincérité à leurs questions, et raconta une partie de son histoire. Ils eurent l'air d'y prendre intérêt, et voulant justifier leur conduite précédente, ils l'assurèrent qu'ils n'avaient voulu savoir si elle avait de l'argent que parce qu'ils l'avaient mal à propos soupçonnée d'être une voleuse, mais qu'elle pourrait voir, en comptant sa petite somme, qu'ils étaient bien loin euxmêmes d'être des voleurs. Enfin Prascovie prit congé d'eux, ne sachant trop si elle leur devait des remercîments, mais se trouvant fort heureuse d'être hors de la maison.

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Lorsqu'elle eut fait quelques verstes hors du village, elle eut la curiosité de compter son argent. Le lecteur sera sans doute aussi surpris qu'elle le fut elle-même, en apprenant qu'au lieu de quatre-vingts copecs qu'elle croyait avoir, elle en trouva cent vingt. Les hôtes en avaient ajouté quarante.

1 Soupe russe faite avec des choux aigres et la viande salée.
2 Petite bière faite avec de la farine de seigle.

MORT D'ANNE DE BOULEN.

M. J. CHÉNIER.
(1761-1811.)

Marie-Joseph CHENIER, débuta à l'âge de vingt-deux ans au théâtre par la tragédie de Charles IX, dont le succès fut immense et que suivirent Anne de Boulen, Henri VIII, la Mort de Calas, Caius-Gracchus, Timoléon et Fénelon. Ses autres tragédies sont Nathan le sage, imité de Lessing, Edipe roi et Edipe à Colonne, traductions de Sophocle. Presque tous les genres de poésie exercèrent tour à tour le talent de Chénier. Des poésies lyriques pleines de verve et d'élévation; des Epîtres, dont l'une, l'Epitre sur la Calomnie, doit être citée comme l'un des plus beaux monuments de la poésie française, des imitations d'Ossian, des Satires le classent immédiatement après les grands écrivains qui ont fait la gloire du XVIIe siècle. Comme poëte dramatique, il mérite d'occuper, avec Crébillon, la première place après Corneille, Racine et Voltaire.- Chénier ne fut pas moins distingué comme prosateur: on lui doit le Tableau de la littérature française de puis 1789, qui mérite à juste titre la renommée dont il jouit.

Mort d'Anne de Boulen.

Sire, chargé par vous d'un ordre de clémence,
Je courais à la mort enlever l'innocence:

Je vois de tous côtés vos sujets éperdus.

Vos malheureux sujets à grands flots répandus
Dans la place où leur reine, indignement traînée,
Devait sur l'échafaud finir sa destinée :
Ils venaient voir mourir ce qu'ils ont adoré.
Je vole au-devant d'eux, et d'espoir enivré,
En mots entrecoupés, de loin, tout hors d'haleine,
Je m'écrie: "Arrêtez ! sauvez, sauvez la reine;
Grâce, pardon je viens, je parle au nom du roi."
Ils ne m'ont répondu que par un cri d'effroi.
A ces clameurs succède un plus affreux silence;
J'interroge: on se tait. Je frémis, je m'avance:
Je lis dans tous les yeux; je ne vois que des pleurs :
Un deuil universel remplissait tous les cœurs.
J'étais glacé de crainte ; et cependant la foule
S'entr'ouvre, me fait place, et lentement s'écoule :
J'arrive au lieu fatal, j'appelle. Il n'est plus temps.
O reine, j'aperçois vos restes palpitants !
J'ai vu son sang, j'ai vu cette tête sacrée
D'un corps inanimé maintenant séparée.
Ses yeux, environnés des ombres de la mort,
Semblaient vers ce séjour se tourner sans effort;
Ses yeux où la vertu répandait tous ses charmes,
Ses yeux encor mouillés de leurs dernières larmes.
Femmes, enfants, vieillards, regardaient en tremblant

Ces augustes débris, ce front pâle et sanglant.
Des vengeances des lois l'exécuteur farouche,
Lui-même consterné, des sanglots à la bouche,
Détournait ses regards d'un spectacle odieux,
Et s'étonnait des pleurs qui tombaient de ses yeux
Mille voix condamnaient les juges homicides.
J'ai vu des citoyens baisant ses mains livides,
Raconter ses bienfaits, et, les bras étendus,
L'invoquer dans le ciel, asile des vertus.

Au milieu de l'opprobre on lui rendait hommage.
Chacun tenait sur elle un différent langage,
Mais tous la bénissaient; tous, avec des sanglots,
De ses derniers discours répétaient quelques mots.
Elle a parlé d'un frère, honneur de sa famille,
Du roi, de vous, madame, et surtout de sa fille.
A ses tristes sujets elle a fait ses adieux,
Et son âme innocente a monté vers les cieux.

(Anne de Bouler.)

LEGOUVE:

(1764-1812.)

Gabriel-Marie-Jean-Baptiste LEGOUVÉ, né à Paris, s'adonna tout en tier aux lettres. Ses tragédies, la Mort d'Abel, Epicharis et Néron, et la Mort de Henri IV, eurent du succès. Il publia d'autres poëmes : la Sépulture, les Souvenirs, la Mélancolie, le Mérite des femmes. Ce dernier, dans lequel il se propose de

Célébrer des humains la plus belle moitié,

est une peinture gracieuse des charmes, des vertus, du dévouement des femmes. C'est le plus connu de ses ouvrages. On a dit qu'en combattant pour les Grâces, il avait eu l'avantage d'en être souvent ins piré.

La Tendresse maternelle.

Avec notre existence

De la femme pour nous le dévouement commence.
C'est elle qui, vouée à cet être nouveau,

Lui prodigue les soins qu'attend l'homme au berceau.
L'enfant, de jour en jour, avance dans la vie ;
Et comme des aiglons, qui cédant à l'envie
De mesurer les cieux dans leur premier essor,
Exercent près du nid leur aile faible encor,
Doucement soutenu sur ses mains chancelantes,

LA TENDRESSE MATERNELLE.

Il commence l'essai de ses forces naissantes.
Sa mère est près de lui: c'est elle dont le bras,
Dans leur débile effort, aide ses premiers pas;
Elle suit la lenteur de sa marche timide;
Elle fut sa nourrice, elle devient son guide;
Elle devient son maître au moment où sa voix
Bégaie à peine un nom qu'il entendit cent fois :
"Ma mère" est le premier qu'elle l'enseigne à dire.
Elle est son maître encor, dès qu'il s'essaie à lire ;
Elle épelle avec lui dans un court entretien,
Et redevient enfant pour instruire le sien.

D'autres guident bientôt sa faible intelligence;
Leur dureté punit sa moindre négligence.

Quelle est l'âme où son cœur épanche ses tourments?
Quel appui cherche-t-il contre les châtiments?

Sa mère ! elle lui prête une sûre défense,

Calme ses maux légers, grands chagrins de l'enfance,
Et, sensible à ses pleurs, prompte à les essuyer,

Lui donne les hochets qui les font oublier.

(Mérite des Femmes.)

Madame de Staël.

(1766-1817.)

Madame la baronne DE STAEL (Anne-Louise-Germaine Necker), née à Paris le 22 avril 1766, morte le 14 juillet 1817, et fille de Necker, ministre des finances sous Louis XVI, est une des plus illustres renommées de cette époque. Le XIXe siècle l'a placée à côté de Chateaubriand, et la considère comme le premier apôtre des nouvelles doctrines littéraires et philosophiques. Elle épousa à l'âge de vingt ans le baron Staël-Holstein, ambassadeur de Suède. Quand la révolution éclata, elle fit des voeux pour le triomphe de sa cause; mais, admiratrice passionnée de son père, elle sacrifia à ses affections privées son enthousiasme pour la liberté, quand elle vit décroitre et tomber la popularité de Necker. Du reste ses théories politiques ne s'accordaient pas avec les désordres et les excès de la révolution. Son caractère enthousiaste devait la mettre au nombre des admirateurs de Napoléon; mais comme il avait cruellement blessé sa vanité de femme, elle devint son ennemie. Exilée de France à la suite de la lutte qui s'engagea entre eux, elle retrouva une patrie en Allemagne, au milieu des savants, des philosophes et des poëtes de ce pays. La mort subite de son père la ramena à Coppet d'où elle repartit en 1804 pour visiter l'Italie." Ce ciel nouveau et son amour pour les beauxarts lui inspirèrent Corinne (1807), célèbre roman plein de charmes et d'intérêt, comme son séjour en Allemagne lui avait inspiré son beau

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