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Une belle nuit en Amérique.

Une heure après le coucher du soleil, la lune se montra au-dessus des arbres à l'horizon opposé. Une brise embaumée qu'elle amenait de l'orient avec elle semblait la précéder dans les forêts comme sa fraîche haleine. La reine des nuits monta peu à peu dans le ciel : tantôt elle suivait paisiblement sa course azurée, tantôt elle reposait sur des groupes de nues qui ressemblaient à la cime de hautes montagnes couronnées de neige. Ces nues, ployant et déployant leurs voiles, se déroulaient en zones diaphanes de satin blanc, se dispersaient en légers flocons d'écume, ou formaient dans les cieux des bancs d'une ouate éblouissante, si doux à l'œil qu'on croyait ressentir leur mollesse et leur élasticité.

La scène, sur la terre, n'était pas moins ravissante : le jour bleuâtre et velouté de la lune descendait dans les intervalles des arbres, et poussait des gerbes de lumière jusque dans l'épaisseur des plus profondes ténèbres. La rivière qui coulait à mes pieds tour à tour se perdait dans les bois, tour à tour reparaissait toute brillante des constellations de la nuit, qu'elle répétait dans son sein. Dans une vaste prairie, de l'autre côté de cette rivière, la clarté de la lune dormait sans mouvement sur les gazons. Des bouleaux agités par les brises, et dispersés çà et là dans la savane, formaient des îles d'ombres flottantes sur une mer immobile de lumière. Auprès, tout était silence et repos, hors la chute de quelques feuilles, le passage brusque d'un vent subit, les gémissements rares et interrompus de la hulotte; mais au loin, par intervalles, on entendait les roulements solennels de la cataracte de Niagara, qui, dans le calme de la nuit, se prolongeaient de désert en désert, et expiraient à travers les forêts solitaires.

La grandeur, l'étonnante mélancolie de ce tableau ne saurait s'exprimer dans les langues humaines ; les plus belles nuits en Europe ne peuvent en donner une idée. En vain, dans nos champs cultivés, l'imagination cherche à s'étendre: elle rencontre de toutes parts les habitations des hommes; mais dans ces pays déserts l'âme se plaît à s'enfoncer dans un océan de forêts, à errer aux bords des lacs immenses, à planer sur le gouffre des cataractes, et, pour ainsi dire, à se trouver seule devant Dieu.

(Génie du christianisme.)

LES VOYAGES DE RENÉ.

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Les Voyages de René.

Plein d'ardeur, je m'élançai seul sur cet orageux océan du monde, dont je ne connaissais ni les ports ni les écueils. Je visitai d'abord les peuples qui ne sont plus: je m'en allai m'asseyant sur les débris de Rome et de la Grèce, pays de forte et d'ingénieuse mémoire, où les palais sont ensevelis dans la poudre et les mausolées des rois cachés sous les ronces. Force de la nature, et faiblesse de l'homme! un brin d'herbe perce souvent le marbre le plus dur de ces tombeaux, que tous ces morts, si puissants, ne soulèveront jamais!

Quelquefois une haute colonne se montrait seule debout dans un désert, comme une grande pensée s'élève, par intervalles, dans une âme que le temps et le malheur ont dévastée.

Je méditai sur ces monuments dans tous les accidents et à toutes les heures de la journée. Tantôt ce même soleil qui avait vu jeter les fondements de ces cités se couchait majestueusement, à mes yeux, sur leurs ruines; tantôt la lune se levant dans un ciel pur, entre deux urnes cinéraires à moitié brisées, me montrait les pâles tombeaux. Souvent aux rayons de cet astre qui alimente les rêveries, j'ai cru voir le génie des souvenirs assis tout pensif à mes côtés.

Mais je me lassai de fouiller dans des cercueils, où je ne remuais trop souvent qu'une poussière criminelle.

Je voulus voir si les races vivantes m'offriraient plus de vertus, ou moins de malheurs que les races évanouies. Comme je me promenais un jour dans une grande cité, en passant derrière un palais, dans une cour retirée et déserte, j'aperçus une statue qui indiquait du doigt un lieu fameux par un sacrifice*. Je fus frappé du silence de ces lieux; le vent seul gémissait autour du marbre tragique. Des manoeuvres étaient couchés avec indifférence au pied de la statue, ou taillaient des pierres en sifflant. Je leur demandai ce que signifiait ce monument: les uns purent à peine me le dire, les autres ignoraient la catastrophe qu'il retraçait. Rien ne m'a plus donné la

* A Londres, derrière White-Hall, la statue de Charles Ter.

juste mesure des événements de la vie, et du peu que nous sommes. Que sont devenus ces personnages qui firent tant de bruit? Le temps a fait un pas, et la face de la terre a été renouvelée.

Je recherchai surtout dans mes voyages les artistes et ces hommes divins qui chantent les dieux sur la lyre, et la félicité des peuples qui honorent les lois, la religion et les tombeaux.

Ces chantres sont de race divine, ils possèdent le seul talent incontestable dont le ciel ait fait présent à la terre. Leur vie est à la fois naïve et sublime; ils célèbrent les dieux avec une bouche d'or, et sont les plus simples des hommes; ils causent comme des immortels ou comme de .petits enfants; ils expliquent les lois de l'univers, et ne peuvent comprendre les affaires les plus innocentes de la vie; ils ont des idées merveilleuses de la mort, et meurent sans s'en apercevoir, comme des nouveau-nés.

Sur les monts de la Calédonie, le dernier barde qu'on ait ouï dans ces déserts me chanta les poëmes dont un héros consolait jadis sa vieillesse. Nous étions assis sur quatre pierres rongées de mousse; un torrent coulait à nos pieds; le chevreuil passait à quelque distance parmi les débris d'une tour, et le vent des mers sifflait sur la bruyère de Cona. Maintenant la religion chrétienne, fille aussi des hautes montagnes, a placé des croix sur les monuments des héros de Morven, et touché la harpe de David au bord du même torrent où Ossian fit gémir la sienne. Aussi pacifique que les divinités de Selma étaient guerrières, elle garde des troupeaux où Fingal livrait des combats, et elle a répandu des anges de paix dans les nuages qu'habitaient des fantômes homicides.

L'ancienne et riante Italie m'offrit la foule de ses chefsd'œuvre. Avec quelle sainte et poétique horreur j'errais dans ces vastes édifices consacrés par les arts à la religion! Quel labyrinthe de colonnes! Quelle succession d'arches et de voûtes! Qu'ils sont beaux ces bruits qu'on entend autour des dômes, semblables aux rumeurs des flots dans l'Océan, aux murmures des vents dans les forêts, ou à la voix de Dieu dans son temple! L'architecte bâtit, pour ainsi dire, les idées du poëte, et les fait toucher aux sens. Cependant qu'avais-je appris jusqu'alors avec tant de fatigue? rien de certain parmi les anciens, rien de beau parmi les modernes. Le passé et le présent sont

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deux statues incomplètes: l'une a été retirée toute mutilée du débris des âges; l'autre n'a pas encore reçu sa perfection de l'avenir.

René.

La fleur.

Chez

La fleur est la fille du matin, le charme du printemps, la source des parfums, la grâce des vierges, l'amour des poëtes. Elle passe vite comme l'homme; mais elle rend doucement ses feuilles à la terre. On conserve l'essence de ses odeurs : ce sont ses pensées qui lui survivent. les anciens, elle couronnait la coupe du banquet et les cheveux blancs du sage; les premiers chrétiens en couvraient les martyrs et l'autel des catacombes. Aujourd'hui, et en mémoire de ces antiques jours, nous la mettons dans nos temples. Dans le monde, nous attribuons nos affections à ses couleurs, l'espérance à sa verdure, l'innocence à sa blancheur, la pudeur à ses teintes de rose. Il y a des nations entières où elle est l'interprète des sentiments; livre charmant qui ne cause ni troubles ni guerres, et qui ne garde que l'histoire fugitive des révolutions du

cœur.

NAPOLÉON Ier.

(1769-1821.)

NAPOLÉON n'est pas seulement le premier homme de guerre des temps modernes ; il en est aussi le premier orateur militaire. Ses proclamations à ses soldats et ses bulletins sont des chefs-d'œuvre. On peut lui appliquer plus qu'à tout autre le mot fameux de Buffon: Le style, c'est l'homme. Napoléon écrit et parle comme il agit. Les œuvres littéraires de Napoléon, publiées en ce moment par le gouvernement, comprennent ses proclamations à ses soldats, les bulletins de ses campagnes, ses discours, ses messages, ses adresses au divers corps de l'Etat; de nombreuses lettres adressées à sa famille, à ses ministres et aux souverains étrangers, et des Mémoires historiques, écrits à Saint-Hélène sous sa dictée, qui renferment le récit de ses plus belles campagnes, un précis des guerres de César et des jugements sur des guerres de l'antiquité et sur les campagnes de quelques généraux de Louis XIV; son style est simple, précis, brusque, illuminé de fréquents éclairs d'imagination.

Les sauveurs des Nations.

Lorsqu'une déplorable faiblesse et une versatilité sans fin se manifestent dans les conseils du pouvoir; lorsque, cédant tour à tour à l'influence des partis contraires et vivant au jour le jour sans plan fixe, sans marche assurée, il a donné la mesure de son insuffisance, et que les plus modérés sont forcés de convenir que l'État n'est plus gouverné; lorsqu'enfin à sa nullité au dedans l'administration joint le tort le plus grave qu'elle puisse avoir aux yeux d'un peuple fier, je veux dire l'avilissement au dehors, une inquiétude vague se répand dans la société, le besoin de la conservation l'agite, et, promenant sur elle-même ses regards, elle semble chercher un homme qui puisse la sauver. Ce génie tutélaire, une nation le renferme toujours dans son sein, mais quelquefois il tarde à paraître. En effet, il ne suffit pas qu'il existe : il faut qu'il soit connu; il faut qu'il se connaisse lui-même. Jusque-là toutes les tentatives sont vaines, toutes les menées sont impuissantes ; l'inertie du grand nombre protége le gouvernement nominal; et, malgré son impéritie et sa faiblesse, les efforts de ses ennemis ne prévalent pas contre lui. Mais que ce sauveur impatiemment attendu donne tout à coup signe d'existence, l'instinct national le discerne et l'appelle, les obstacles s'aplanissent devant lui, et tout un grand peuple volant sur son passage semble dire: "Le voilà !"

CUVIER.
(1769-1832.)

Georges CUVIER, un des plus grands naturalistes qui aient existé, est aussi un des meilleurs prosateurs de notre siècle. Ses nombreux ouvra ges sur l'histoire naturelle et ses Eloges historiques se distinguent par la précision, la facilité, la clarté et l'élégance de l'expression.

Buffon et Linnée.

L'histoire naturelle ne serait peut-être pas arrivée sitôt à la brillante destinée que ses sages préceptes lui prépa

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