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LES FORÊTS DU NOUVEAU-MONDE.

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peu d'années, ces forêts impénétrables seront tombées, le bruit de la civilisation et de l'industrie rompra le silence de la Saginaw. Son écho se taira; des quais emprisonneront ses rives : ses eaux qui coulent aujourd'hui ignorées et tranquilles au milieu d'un désert sans nom seront refoulées dans leurs cours par la proue des vaisseaux. Cinquante lieues séparent encore cette solitude des grands établissements européens, et nous sommes peut-être les derniers voyageurs auxquels il ait été donné de la contempler dans sa primitive splendeur, tant est grande l'impulsion qui entraîne la race blanche vers la conquête entière du Nouveau-Monde! C'est cette idée de destruction, cette arrière-pensée d'un changement prochain et inévitable qui donne, suivant nous, aux solitudes de l'Amérique un caractère si original et une si touchante beauté. On les voit avec un plaisir mélancolique. On se hâte en quelque sorte de les admirer. L'idée de cette grandeur naturelle et sauvage qui va finir se mêle aux magnifiques images que la marche de la civilisation fait naître. On se sent fier d'être homme, et l'on éprouve en même temps je ne sais quel amer regret du pouvoir que Dieu vous a accordé sur la nature. L'âme est agitée par des idées, des sentiments contraires; mais toutes les impressions qu'elle reçoit sont grandes, et laissent une trace profonde.

(De la démocratie en Amérique.)

BARBIER.

(1805.)

Henri-Auguste Barbier, né à Paris, publia en 1830 les Tambes, poëmes satiriques écrits en strophes véhémentes d'où déborde une indignation poussée quelquefois jusqu'à la violence. L'audace de cette poésie étrange fit dans le monde littéraire une sensation profonde. Nier ou même contester la valeur du poète était impossible.Il pianto et Lazare, publiés ensuite, prouvèrent la souplesse du talent de l'auteur, et lui ont mérité une place distinguée parmi les écrivains contemporains.

Dante.

Dante, vieux gibelin ! quand je vois en passant
Le plâtre blanc et mat de ce masque puissant
Que l'art nous a laissé de ta divine tête,
Je ne puis m'empêcher de frémir, ô poëte !
Tant la main du génie et celle du malheur
Ont imprimé sur toi le sceau de la douleur !
Sous l'étroit chaperon qui presse tes oreilles
Est-ce le pli des ans, ou le sillon des veilles
Qui traverse ton front si laborieusement ?
Est-ce aux champs de l'exil, dans l'avilissement,
Que ta bouche s'est close à force de maudire ?
Ta dernière pensée est-elle en ce sourire
Que la mort sur ta lèvre a cloué de ses mains?
Est-ce un ris de pitié sur les pauvres humains?
Oh! le mépris va bien sur la bouche de Dante,
Car il reçut le jour dans une ville ardente,
Et le pavé natal fut un champ de gravier
Qui déchira longtemps la plante de ses pieds.
Dante vit comme nous les factions humaines
Rouler autour de lui leurs fortunes soudaines:
Il vit les citoyens s'égorger en plein jour,
Les partis écrasés renaitre tour à tour;

Il vit sur les bûchers s'allumer les victimes;
Il vit pendant trente ans passer les flots de crimes,
Et le mot de patrie à tous les vents jeté,

Sans profit pour le peuple et pour la liberté !

O Dante Alighieri! poëte de Florence!

Je comprends aujourd'hui ta mortelle souffrance.

ÉMILE SOUVESTRE.

(1806-1854.)

Émile SOUVESTRE, né à Morlaix, un de nos écrivains les plus aimables, a écrit une longue série de romans bretons très-remarquables par l'exactitude des descriptions et la peinture des moeurs; tous ses ouvrages se distinguent par une haute moralité: aussi plusieurs d'entre eux ont-ils été mentionnés et couronnés par l'Académie française. Les principaux sont un Philosophe sous les toits, les Confessions d'un ouvrier, Au coin du feu, Mémorial de famille, Riche et pauvre, le Foyer breton, les Scènes de la chouannerie, et les derniers Bretons, sorte d'encyclopédie historique, où s'entre-mêlent les paysages, les tradi tions populaires et les poésies nationales.

LES DIX TRAVAILLEURS.

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Les dix Travailleurs.

-BONHOMME Prudence, une histoire! une histoire ! Le paysan sourit, et jette un regard de côté vers Martha, toujours inoccupée.

C'est-à-dire qu'il faut payer ici sa bienvenue, dit-il, eh bien! il sera fait à votre volonté, mes braves gens. La dernière fois, je vous ai parlé des vieux temps où les armées des païens ravageaient nos montagnes; c'était un récit fait pour les hommes. Aujourd'hui je parlerai (sans vous déplaire) pour les femmes et les petits enfants. Il faut que chacun ait son tour. Nous nous étions occupés de César; nous allons passer, pour l'heure, à la mère Vertd'Eau.

Tout le monde poussa un grand éclat de rire; on s'arrangea vite, Guillaume ralluma sa pipe, et le bonhomme Prudence reprit :

"Ce conte-ci, mes mignons, n'est point de ceux qu'on laisse aux nourrices, et vous pourriez le lire dans l'almanach avec les vraies histoires; car l'aventure est arrivée à notre grand'mère Charlotte, que Guillaume a connue, et qui était une femme de merveilleuse vaillance.

La grand'mère Charlotte avait été jeune aussi dans son temps, ce qu'on avait peine à croire, quand on voyait ses mèches grises et son nez crochu toujours en conversation avec son menton; mais ceux de son âge disaient qu'aucune jeune fille n'avait eu meilleur visage, ni l'humeur plus inclinée à la gaieté.

Par malheur, Charlotte était restée seule, avec son père, à la tête d'une grosse ferme plus arrentée de dettes .que de revenus; si bien que l'ouvrage succédait à l'ouvrage, et que la pauvre fille, qui n'était point faite à tant de soucis, tombait souvent en désespérance, et se mettait à ne rien faire pour mieux chercher le moyen de faire tout.

Un jour donc qu'elle était assise devant la porte, les deux mains sous son tablier comme une dame qui a des engelures, elle commença à se dire tout bas:

-Dieu me pardonne, la tâche qui m'a été faite n'est point d'une chrétienne! et c'est grand'pitié que je sois seule tourmentée, à mon âge, de tant de soins! Quand je serais plus diligente que le soleil, plus leste que l'eau, et

plus forte que le feu, je ne pourrais suffire à tout le tra vail du logis. Ah! pourquoi la bonne fée Vert-d'Eau n'estelle plus de ce monde, ou que ne l'a-t-on invitée à mon baptême ? Si elle pouvait m'entendre et si elle voulait me secourir, peut-être sortirions-nous, moi de mon souci, et mon père de sa mal-aisance.

-Sois donc satisfaite, me voilà ! interrompit une voix. Et Charlotte aperçut devant elle la mère Vert-d'Eau qui la regardait, appuyée sur son petit bâton de houx.

Au premier instant, la jeune fille eut peur, car la fée portait un habillement peu en usage dans le pays : elle était vêtue tout entière d'une peau de grenouille dont la tête lui servait de capuchon, et elle-même était si laide, si vieille et si ridée qu'avec un million de dot elle n'eût pu trouver un épouseur.

Cependant Charlotte se remit assez vite pour demander à la fée Vert-d'Eau, d'une voix un peu tremblante, mais très-polie, ce qu'elle pouvait faire pour son service? C'est moi qui viens me mettre au tien, répliqua la vieille; j'ai entendu ta plainte, et je t'apporte de quoi sortir d'embarras.

-Ah! parlez-vous sérieusement, bonne mère? s'écria Charlotte, qui se familiarisa tout de suite; venez-vous pour me donner un morceau de votre baguette avec lequel je pourrai rendre tout mon travail facile ?

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Mieux que cela, répondit la mère Vert-d'Eau; je t'amène dix petits ouvriers qui exécuteront tout ce que tu voudrais bien leur ordonner.

- Où sont-ils ? s'écria la jeune fille.

Tu vas les voir.

La vieille entr'ouvrit son manteau et en laissa sortir dix lains de grandeur inégale.

Les deux premiers étaient très-courts, mais larges et robustes.

Ceux-ci, dit-elle, sont les plus vigoureux ; ils t'aideront à tous les travaux et te donneront en force ce qui leur manque en dextérité. Ceux que tu vois et qui les suivent sont plus grands, plus adroits; ils savent traire, tirer le lin de la quenouille et vaqueront à tous les ouvra ges de la maison. Leurs frères, dont tu peux remarquer la haute taille, sont surtout habiles à manier l'aiguille, comme le prouve le petit dé de cuivre dont je les ai coiffés. En

LES DIX TRAVAILLEURS.

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voici deux autres, moins savants, qui ont une bague pour ceinture, et qui ne pourront guère qu'aider au travail général, ainsi que les derniers, dont il faudra estimer surtout la bonne volonté. Tous les dix te paraissent, je parie, bien peu de chose; mais tu vas les voir à l'œuvre, et tu en jugeras.

A ces mots, la vieille fit un signe, et les dix nains s'élancèrent. Charlotte les vit exécuter successivement les travaux les plus rudes et les plus délicats, se plier à tout, suffire à tout, préparer tout. Émerveillée, elle poussa un grand cri de joie, et étendant les bras vers la fée :

-Ah! mère Vert-d'Eau, s'écria-t-elle, prêtez-moi ces dix vaillants travailleurs, et je ne demande plus rien à celui qui a créé le monde!

-Je fais mieux, répliqua la fée, je te les donne ; seulement, comme tu ne pourrais les transporter partout avec toi sans qu'on t'accusât de sorcellerie, je vais ordonner à chacun d'eux de se faire petit et de se cacher dans tes dix doigts.

Quand ceci fut accompli :

-Tu sais maintenant quel trésor tu possèdes, reprit la mère Vert-d'Eau; tout va dépendre de l'usage que tu en feras. Si tu ne sais point gouverner tes petits serviteurs, si tu les laisses s'engourdir dans l'oisiveté, tu n'en tireras aucun avantage; mais donne-leur une bonne direction, de peur qu'ils ne s'endorment, ne laisse jamais tes doigts en repos, et le travail dont tu étais effrayée se trouvera fait comme par enchantement.

La fée avait dit vrai, et notre grand'mère, qui suivit ses conseils, vint non-seulement à bout de rétablir les affaires de la ferme, mais elle sut gagner une dot avec laquelle elle se maria heureusement, et qui l'aida à élever huit enfants dans l'aisance et dans l'honnêteté. Depuis, c'est une tradition parmi nous qu'elle a transmis les travailleurs de la mère Vert-d'Eau à toutes les femmes de la famille, et que, pour peu que celles-ci se remuent, les petits ouvriers se mettent en action et nous font profiter grandement. Aussi avons-nous coutume de dire, parmi nous, que c'est dans le mouvement des dix doigts de la ménagère qu'est toute la prospérité, toute la joie et tout le bien-vivre de la maison. Au coin du feu.)

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