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beau triomphe! Où donc est la vraie liberté, et quand cesserons-nous d'être dupes? Et, comme le dernier hégélien, nous conclurons en disant que cette longue piperie, qui a duré plus de six mille ans, ne cessera que quand chacun de nous aura renversé toutes les abstractions, ruiné toutes les idoles, anéanti tous les cultes, le droit, le devoir, l'amour, la fraternité, l'humanité; plus de Dieu, mais aussi plus d'humanité divinisée! Autant de formes insidieuses sous lesquelles essaye de renaître la vieille idolâtrie. Comme Stirner, enfin, nous proclamerons qu'il n'y a rien en dehors de l'individu, que l'individu est le seul Dieu, que je suis pour moimême le seul Dieu et le prêtre unique de ma solitaire divinité; qu'en dehors de moi commence le pur néant, que l'absolu de l'être est en moi, en moi seul. Ici, au moins, il n'y a plus d'inconséquence pusillanime. Nous ne sommes plus des révolutionnaires timides de la métaphysique; nous allons jusqu'au bout de notre insurrection gigantesque contre Dieu. Niez Dieu, et je vous défie de ne pas aboutir logiquement à cette effroyable et monstrueuse idolâtrie du moi humain. Il y a quelque force d'esprit à pousser jusque-là ce grand délire.

M. Comte s'est arrêté à mi-chemin. Il nous donne un dieu de son invention, le dieu le plus pâle, le plus impuissant, la plus stérile abstrac

tion, le reflet le plus décoloré de l'existence humaine. Il ne croit pas à l'existence d'une réalité supérieure et distincte du monde, d'une cause suprême qui contienne en soi la raison universelle et la dernière fin des choses. Et il met son esprit et celui de ses adeptes à la plus étrange des tortures pour leur faire imaginer cette existence abstraite, cette réalité subjective, mystérieusement réfugiée dans le souvenir des vivants, pâle divinité, silencieuse hôtesse de ces limbes intérieurs que chacun porte au fond de sa pensée, et dont nous nous nous plaisons, de temps en temps, à évoquer quelque image fugitive, quelque type effacé. C'est là, on en conviendra, un singulier séjour et un dieu étrange. Qui peut croire que l'impitoyable logique se payera d'un aussi candide symbole? Et quoi! vous lui avez appris à être sans illusion en face d'un type auguste et sublime, idéal suprême de notre raison, objet de notre immortel désir, et vous croyez naïvement qu'elle s'arrêtera juste aux limites que vous lui avez tracées, et qu'elle respectera vos puériles chimères! La plaisante illusion! Vouloir nous imposer le culte de la déesse Humanité quand on nous a ôté Dieu!

L'athéisme religieux de l'école positiviste restera comme une des plus bizarres inventions du siècle. Les positivistes l'ont bien senti. Ils s'efforcent de répudier cette partie de l'héritage de

M. Comte. Mais c'est précisément cette alliance qui faisait l'originalité de la doctrine. La doctrine épurée n'est plus que le scepticisme métaphysique, établi et réclamé au nom de la science positive.

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Toutes ces formes diverses de l'idolâtrie humanitaire que nous venons d'analyser ont un trait commun la plus aimable représentation de l'humanité étant la femme, l'amour est l'initiation à la fois la plus savante et la plus populaire, la plus intelligible assurément à tous ces nouveaux cultes. C'est ce qu'exprimait à sa manière M. A. Comte, formulant un de ses dogmes les plus chers : « Le culte systématique de la femme est le précurseur nécessaire de la religion de l'humanité. »

Cette religion de l'amour avait déjà trouvé, il y a de cela longtemps, dans l'école Saint-Simonienne et plus tard dans M. Pierre Leroux, des interprètes ardents et convaincus. Mais plus récemment elle a a été renouvelée avec éclat; elle est arrivée dans un livre célèbre de M. Michelet à sa plus brillante expression; il ne faut pas omettre non plus, parmi les plus spirituels apôtres du nouveau culte,

M. Toussenel dont l'ingénieuse prédication me paraît injustement oubliée et que j'essayerai de remettre en lumière.

I

Dans le livre de l'Amour, de M. Michelet, je fais deux parts d'étendue bien inégale et de valeur inverse. Il me semble que je démêle deux livres, dont l'un se serait ajouté à l'autre; je distingue deux moments dans le développement de l'idée et comme deux degrés dans le talent de l'auteur. A l'origine, il y a l'idée excellente, saine, juste, dont le lecteur attentif peut recueillir çà et là quelques nobles et beaux débris; il y a l'écrivain ingénieux et sensé, le moraliste pénétrant, l'artiste délicat qui, dans telle page, a laissé un vestige reconnaissable de son passage. Mais, tout au travers, surviennent l'idée trouble, l'effort excessif qui étreint la nuée et ne la féconde pas, le lyrisme immodéré, la visée malheureuse de l'illuminé et du prophète social qui vient tout compromettre et tout perdre. Quel malheur que l'écrivain ne se soit pas satisfait de la première forme de son idée et arrêté au premier degré de son talent! Il tenait entre ses mains une de ces œuvres qu'un charme vrai consacre, qui fixent, en les résumant sous une forme durable, les meilleures aspirations d'une époque,

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