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foyer unique tous leurs rayons épars, et projeter cette lumière, éclatante sur chaque partie de l'objet à connaître. S'il vient un moment où l'on peut être sûr d'avoir retrouvé le plan et les grandes lignes de l'édifice, cela ne peut être le résultat des études psychologiques toutes seules. Etudier l'homme uniquement par la conscience, c'est donner à la reconstruction que l'on veut faire une base trop étroite; c'est, de plus, employer une méthode imparfaite et vicieuse, car la conscience est fertile en illusions, et l'histoire est, pour la connaissance de l'homme, une source d'informations bien autrement sûre et abondante que le sens intime, instrument de la Psychologie. L'histoire elle-même a besoin d'être complétée par les sciences de la Nature; car pour connaître l'homme il faut connaître aussi les autres êtres avec lesquels il est en rapport et sans lesquels il ne serait pas. Tout se tient dans l'univers, et c'est pour cela que toutes les sciences sont nécessaires les unes aux autres et qu'il est besoin d'une science supérieure qui les relie toutes entre elles et les féconde l'une par l'autre.

Cette science est la Philosophie, dont les racines sont la Métaphysique, le tronc la Physique, entendue dans son sens le plus large et comme

science de la Nature, et les branches les sciences

d'application (1).

On a cru trop longtemps qu'il suffisait de la Psychologie, aidée de la déduction et soutenue de phrases éloquentes, pour répondre aux aspirations les plus hautes de l'intelligence humaine et à ce besoin de connaissances exactes qui est la marque de l'esprit moderne. Les spiritualistes s'aperçoivent aujourd'hui de leur illusion, et ils peuvent contempler ses conséquences fatales devant la marée montante des sciences positives, qui renverse les faibles constructions bâties sur le sable par la génération qui nous a précédés. Ils reviennent donc aux sciences: ils ne veulent pas porter devant l'histoire la responsabilité redoutable d'avoir, par ignorance ou par incurie, livré l'esprit de la jeunesse du XIXe siècle en proie au Positivisme. La Philosophie spiritualiste quitte ainsi les sentiers étroits de l'école écossaise et reprend la voie large et féconde ouverte par Descartes (2). C'est cette voie que je veux prendre moimême; c'est ce mouvement que, selon mes forces, je voudrais seconder, en écrivant l'histoire des

(1) V. Descartes, édit. Cousin, princip. préf., p. 24. (2) A la tête de ce mouvement marchent MM. Bouillier et Janet.

idées et des travaux de Descartes. J'ai étudié avec un soin particulier ce grand homme pendant la première partie de sa vie, pendant les années les moins connues et pourtant les plus intéressantes et les plus utiles à connaître. C'est alors, en effet, que ses idées naissent et s'arrêtent; que son génie se forme et s'achève; et si, dans la situation présente, nous voulons demander à Descartes des exemples et des enseignements, c'est pendant cette période de sa vie qu'il faut l'interroger.

Les positivistes non moins que les spiritualistes pourront tirer une leçon utile de la vie de Descartes. Ils repoussent la Métaphysique comme une rêverie stérile et même nuisible; ils trouveront dans cette vie un exemple de la fécondité heureuse des idées métaphysiques, et verront que sans elles ni l'Analyse, ni la vraie Physique, ni la Mécanique rationnelle, ni la Mécanique céleste, ne seraient nées. Du reste, d'après ce que MM. Comte et Littré disent de la Métaphysique (1), il n'est pas prouvé qu'ils sachent bien ce qu'est cette science. M. Littré, à la suite de Comte, en fait une manière de magicienne qui crée toutes sortes de petits êtres imaginaires char

(1) V. les ouvr. et les passag. cités plus haut.

gés de remplacer les anciens Dieux. Ce qui était permis à l'ignorance historique et philosophique d'Auguste Comte ne l'est plus à la science de M. Littré et de ses adeptes. Il faut donc que les positivistes étudient la Métaphysique en ellemême et dans son histoire, ne serait-ce que pour savoir ce qu'elle est. Ils verront alors que par là même qu'on s'occupe des sciences de la Nature, il est impossible de ne pas faire de Métaphysique; qu'ils en font eux-mêmes depuis plus de trente ans, absolument comme M. Jourdain faisait de la prose, sans le savoir et sans même s'en douter.

Le schisme qui a déchiré l'union des sciences et de la Métaphysique ou Philosophie première, a nui autant aux sciences positives qu'à la Philosophie spiritualiste. Si les savants n'avaient pas vécu depuis un siècle dans l'ignorance de la Métaphysique telle qu'elle a été fécondée et enrichie par Descartes, ils n'auraient pas arrêté les progrès de la science par mille suppositions ridicules sur le nombre et la nature des forces et des fluides; ils n'auraient pas cru naïvement ensuite découvrir le principe de la théorie mécanique de la chaleur et celui de la corrélation des forces vives. La France surtout n'aurait pas laissé l'étranger lui ravir cette gloire. L'esprit français, si grand et si puissant

n'est

par les idées métaphysiques dans le domaine des sciences physiques aussi bien que dans celui des sciences morales et politiques, a été abaissé et stérilisé par cette prétendue Philosophie positive, qui que l'abdication des facultés les plus hautes et une sorte de castration de l'intelligence. Je comprends le Positivisme en Angleterre; en France il a été un mal et deviendrait un fléau, s'il continuait à étendre sa main lourde et maladroite sur nos facultés les plus brillantes et les plus fécondes. Les positivistes qui n'ont pas fait contre la Métaphysique le serment d'Annibal, reconnaîtront son utilité chez les nations qui comme la Grèce antique, la France et l'Allemagne modernes, sont appelées à diriger le mouvement de l'esprit humain. Je les convie à l'étude historique des grandes découvertes, et, ici d'abord, à l'étude des travaux de Descartes. L'Histoire qui calme les passions est aussi le meilleur maître pour enseigner la vérité ; elle leur apprendra que l'esprit métaphysique n'est pas seulement un signe de race et un gage de supériorité intellectuelle, qu'il est encore un admirable instrument de découvertes, et la condition nécessaire de tous progrès dans les sciences.

Cherchons donc tous à reprendre conscience du génie national en l'étudiant dans son image la

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