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plus pure et la plus noble, dans son exemplaire le plus parfait, dans le rénovateur des sciences et de la philosophie au xvir® siècle.

La physionomie de Descartes a été altérée aussi bien par les historiens de la philosophie que par ceux des sciences, et par les premiers plus encore que par les seconds. Je regrette d'être obligé de signaler ici, dès le début, un dissentiment qui me sépare d'un écrivain que la mort nous a récemment enlevé et à qui je ne paierai qu'un juste tribut d'eloges, en disant qu'il a été l'honneur de la philosophie spiritualiste au XIXe siècle par sa science éloquente et par la noblesse de son caractère : j'ai nommé Emile Saisset.

M. Saisset voit Descartes débuter par la vraie méthode psychologique, par l'observation de la conscience, dans le Discours de la Méthode, donner la préférence à l'abstraction géométrique dans les Méditations, et finir, dans les Principes, par se perdre tout à fait dans un entassement de formules vides et d'abstractions incapables de donner un atome de réalité, de mouvement et de vie (1). Dans Descartes, selon lui, il y a lutte entre deux esprits, l'esprit d'obser

(1) Saisset, Descartes, ses précur. et ses discip., p. 166, 167.

vation et l'esprit de spéculation abstraite. Cette tendance vers l'abstraction géométrique, M. Saisset la voit naître à peine dans le Discours, grandir dans les Méditations, et se donner pleine carrière dans les Principes. C'est là une erreur grave: Descartes n'a pas varié dans sa Méthode depuis le Discours, on pourrait dire depuis 1619. Le principe de la méprise de M. Saisset est peutêtre dans la vie de Descartes par Baillet. Si celuici, au lieu d'insister sur des particularités insignifiantes et sur des faits étrangers à la vie du philosophe, avait mieux précisé et éclairci l'histoire de ses pensées et de ses découvertes, l'esprit fin et pénétrant de M. Saisset n'aurait sans doute pas été mis en défaut.

Nous verrons plus tard que le Discours est postérieur de sept ou huit ans aux Méditations écrites en 1629, et que plusieurs années avant 1629, dans un traité de logique dont M. Saisset ignore la date, et qu'il semble même à peine connaître, Descartes exposait une méthode dont celle des géomètres n'est que l'enveloppe, généralisait, en un mot, la méthode géométrique et la présentait comme applicable à tous les ordres de recherches. Beaucoup de savants et de philosophes en sont encore à savoir ce qu'était cette méthode que

Descartes « n'enseigne véritablement pas dans le Discours (1), » comme il le dit lui-même, mais dont il donne des modèles excellents dans les traités auxquels le Discours servait de préface, la Dioptrique, les Météores et la Géométrie.

Je lis dans un article de Jouffroy : « Un homme » comme Descartes qui passe sa vie à observer >> en lui-même le travail de la pensée, le jeu des

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passions... etc. » La suite de ce travail montrera qu'il serait plus juste de dire que Descartes passa sa vie à observer les autres hommes, à résoudre des questions de mathématiques, à faire des expériences de physique et de chimie, et à disséquer des animaux. Jouffroy faisait naïvement Descartes à son image.

Les Positivistes, opposés ici comme ailleurs aux Spiritualistes, ne voient dans Descartes que le géomètre et le physicien, et c'est à cause de ces qualités que le créateur et le grand-prêtre du système, Auguste Comte, faisait à Descartes l'honneur de le placer à ses côtés dans l'apothéose qu'il se décernait à lui-même. Pour bien apprécier cet

(1) V. plus bas, chap. IV, chap. VII et chap. X. V. OEuvr. de D., vol VI, p. 277 et 306. NOTA: A moins d'indication con

traire, je cite toujours l'édition de M. Cousin.

éloge, il faut savoir qu'Auguste Comte, bien qu'il n'eût, comme le disait fort justement Arago, « de titres mathématiques d'aucune sorte, ni grands ni petits,» se mettait modestement au-dessus de Leibnitz, inventeur du calcul infinitésimal (1). Où donc n'aurait-il pas fallu placer Descartes, s'il n'avait été perverti par les idées métaphysiques? Les historiens des sciences, comme Montucla, Biot, Arago, font bon marché du métaphysicien (2); c'est là renoncer à s'expliquer les découvertes capitales du physicien et du géomètre.

En reproduisant dans sa vérité et dans son intégrité la série des études et des travaux de Descartes, nous ferons donc une chose utile pour les

(1) V. Li1tré, Comte et la Phil. posit.; Lettres de Comte et p. 322. (2) Montucla, Hist. des sc. math, 2e vol.; Biot, art. Desc. dans la Biog. univer. ; Arago, Notice sur Desc.

M. Littré a eu occasion de parler de Descartes dans une réponse récente à Stuart Mill, au sujet du positivisme. Le cartésianisme est ramené là à l'automatisme des béles. J'ai été confondu de voir cette grande doctrine si mal comprise. Ajoutons que M. Littré n'apprécie pas mieux Leibnitz. Décidément les positivistes ont à refaire leurs études philosophiques. Mais tous les savants ne sont pas positivistes, et on peut lire dans M. Laugel une appréciation bien autrement exacte des principes de métaphysique et de philosophie naturelle de Descartes. M. Laugel exprime vivement son admiration pour ce génie profond et divinateur. V. art. de Littré, Revue des Deux-Mondes, 1866. V. Laugel, les Problèmes de la nature et les problèmes de la vie.

savants et pour les philosophes. Les savants positivistes y verront l'influence heureuse de la métaphysique sur la physique et la géométrie ; les philosophes de toutes les écoles, et, en particulier, les philosophes spiritualistes, au nombre desquels je tiendrai à honneur d'être compté, en tireront une leçon utile sur la nécessité d'unir les sciences et la philosophie; ils y trouveront de plus des raisons pour se rassurer contre certaines tendances et certains résultats des sciences modernes. Le Spiritualisme n'a rien à craindre des sciences : les vues les plus audacieuses, les théories les plus inquiétantes et les plus subversives aux yeux de ce Spiritualisme étroit et timoré venu d'Ecosse, sont contenues en germe dans les écrits du père du Spiritualisme moderne. Nous n'avons à redouter ni l'unité de composition de Goethe et de Geoffroy Saint-Hilaire, ni la sélection naturelle de Darwin, ni les générations spontanées de M. Pouchet, ni le mécanisme de tous les grands physiciens, ni la théorie des actions lentes et continues de Lyell, ni la loi de continuité affirmée par Leibnitz et appliquée aux choses humaines par l'école historique et critique. Au lieu de surveiller d'un œil soupçonneux et craintif la marche des sciences de la nature et des sciences de

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