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langage est la fonction cérébro-motrice elle-même, s'exerçant sur des rapports significatifs (matière fonctionnelle), et provoquant des mouvements-signes (mouvements fonctionnels).

Cela dit, au point de vue strict des lois physiologiques, nous ajouterons que le langage mérite également le nom de fonction par son importance, et surtout par sa présence nécessaire dans tous les fonctionnements particuliers qui constituent la fonction cérébro-motrice. Dans tous ces fonctionnements le mot occupe une certaine place.

Nous emploierons donc, pour toutes sortes de motifs, l'expression de fonction-langage, et nous répondrons à la question préalable en disant : Le langage est un des nombreux fonctionnements particuliers du cerveau; mais, contrairement à ce qui arrive pour beaucoup de fonctionnements particuliers, qui peuvent rester à jamais lettre close dans certains cerveaux, le langage est imposé à l'homme à titre d'instinct, c'est-à-dire à titre de fonctionnement nécessaire: tout homme pratique le langage parlé ou mimé, et nous donnons à cette sublime manifestation de l'intelligence le nom de fonction-langage.

Cette réponse paraîtra sans doute suffisante aux plus difficiles; mais on peut dire encore plus, grâce à notre conception de la notion intelligente. Nous avons vu, en effet, que toute notion intelligente est constituée par un rapport, et que la nature de ce rapport représente l'élément caractéristique et distinctif de la notion. Or la fonction-langage est constituée principalement par une notion intelligente (matière fonctionnelle), caractérisée par un rapport significatif.

C'est donc par la nature même de ce rapport que nous pouvons caractériser encore une fois la fonction-langage.

Qu'est-ce qu'un rapport significatif? Le rapport significatif est celui que l'intelligence établit entre une cause impressionnante quelconque et certains mouvements qu'elle provoque dans les organes, avec l'intention de les

lier indissolublement l'un à l'autre, et de telle façon que désormais l'acte réveille la perception de la cause impressionnante, et, réciproquement, que la cause impressionnante réveille l'exécution tacite ou formelle de l'acte.

En mettant ainsi dans le mouvement des organes la possibilité de représenter toutes les causes impressionnantes, l'intelligence se trouve, en tout temps, en tout lieu, en rapport direct avec les conditions essentielles de son activité, et, de plus, elle peut donner une forme déterminée, tangible, aux rapports de différente nature qu'elle établit. Les rapports de nombre, d'étendue, etc., peuvent être établis, sans doute, sans le secours du langage; mais si, en les établissant, l'intelligence ne pouvait donner par le mot une forme concrète aux résultats de son activité, tous ces rapports ne seraient que de simples vues de l'esprit, et, comme ils sont le fondement de toutes les sciences, la science n'existerait qu'à l'état de vues de l'esprit.

Les rapports de toute nature n'entrent dans la sphère active de la pensée, à l'état de notion déterminée, qu'à la condition d'être incorporés dans le langage. Le rapport significatif, seul, entre directement dans cette sphère d'activité, parce que lui seul jouit de la prérogative de donner une forme organique à l'intelligence à mesure qu'elle dépense son activité.

L'intelligence, en se revêtant du signe du langage, se fait chair vivante (verbum caro factum est); elle entre dans les mouvements physiologiques et devient accessible à

nos sens.

Les autres rapports n'entrent dans cette vie physiologique qu'à la faveur du signe-langage dont ils sont revêtus.

Telle est la nature intime, essentielle, du rapport significatif.

Il suit de ce qui précède que non-seulement le langage est un des fonctionnements particuliers dont l'ensemble constitue la fonction cérébrale unique, mais qu'il se dis

tingue des autres fonctionnements par des caractères tout à fait formels, qui lui donnent sur ces fonctionnements une suprématie qui justifie parfaitement l'invention et la particularisation de la fonction-langage.

§ III.

DE L'ORIGINE DU LANGAGE.

La détermination de la fonction-langage a une importance qu'on ne peut nier, quand on considère que cette détermination seule eût empêché les interminables disputes qui se sont produites à l'occasion de l'origine du langage.

L'antiquité, en effet, n'eût pas commis l'erreur de croire que, pendant longtemps, l'homme fut un mutum et turpe pecus, si elle eût connu la vérité physiologique.

De même, le dix-huitième siècle, par l'organe de la plupart des philosophes, n'eût pas imaginé qu'un beau jour l'homme inventa la parole, comme il invente un ballet ou un air d'opéra.

il

Si de Bonald eût pu savoir que le langage fait partie nécessaire des fonctions de l'homme complet, et que le lui refuser pendant quelques jours seulement c'était, pendant ce temps, réduire singulièrement ses caractères distinctifs, ce qui, par parenthèse, serait une façon originale d'expliquer la transformation des espèces, eût certainement mieux interprété la Genèse. Sur ce point, d'ailleurs, saint Grégoire de Nysse eût pu lui montrer comment il est juste de comprendre le passage où il est dit que l'homme, sous l'inspiration de Dieu, donna un nom à chaque animal.

Dans un mémoire sur l'origine du langage, principalement destiné à réfuter de Bonald, M. Jacob Grimm, en 1851, se fût gardé de dire que, dans le langage, il n'y a rien « d'inné ni d'imposé,» s'il lui eût été démontré que

le langage est une fonction qui participe de l'instinct et de l'intelligence.

Vers la même époque, M., Steinthal n'eût pas avancé, après avoir dit cependant que l'invention du langage a été nécessaire et aveugle, que l'abstraction est inconnue à l'homme primitif et que le langage apparaît lorsque l'analyse se fait jour dans l'âme, s'il eût pu se douter que le langage repose sur une abstraction et que chaque jugement de l'enfant, privé de langage, est pour ainsi dire une abstraction. Car juger, c'est distinguer deux faits par les caractères, n'importe lesquels, que l'on retire, que l'on abstrait de ces faits.

Dans un temps plus rapproché de nous, M. Ritter n'eût pas admis qu'une pensée assez développée eût pu exister sans la parole, et que le langage soit apparu longtemps après le réveil de la conscience, s'il eût su qu'il n'y a pas de pensée possible sans langage, et que, du moment où l'homme a conscience de lui-même, il a conscience de ses pouvoirs, de sa faculté de parler par conséquent, et qu'il met en œuvre ses possibilités dès qu'il les sent.

Enfin M. Renan, dont le livre savant sur l'origine du langage nous a fourni l'occasion de produire les critiques qui précèdent, n'eût pas avancé, malgré la justesse de ses appréciations sur l'origine naturelle du langage, qu'un des traits essentiels du développement initial du langage est l'absence de toute réflexion, ou, en d'autres termes, la spontanéité, s'il eût pu savoir que nulle fonction ne s'accomplit sans excitant fonctionnel, c'est-à-dire sans motif déterminant, et que, dans l'espèce, le motif déterminant est une impression distinguée de toute autre. Or l'établissement d'un rapport significatif entre une perception distinguée et le mouvement de nos organes ne se fait pas sans raison, et sans un certain jugement.

Les opinions que nous venons de réfuter ne se fussent pas évidemment produites, si l'on eût déterminé préalablement ce que c'est que le langage. Cependant, pour être juste, nous devons ajouter que plusieurs philo

sophes, entre autres Ad. Garnier, avaient professé sur le langage les idées les plus saines en considérant ce dernier comme une faculté naturelle, la faculté du signe ou de l'interprétation (1).

Aujourd'hui la question de l'origine peut être considérée comme tranchée par suite de la détermination physiologique de la fonction-langage. Du moment, en effet, que le langage est une fonction naturelle, il a dû nécessairement se manifester chez les premiers hommes avec les caractères qui distinguent cette fonction des autres fonctions de l'organisme.

Ces caractères, qu'on ne saurait impunément négliger dans la question de l'origine du langage, vont être signalés à leur place, dans la description que nous allons donner de la fonction-langage.

§ IV.

DESCRIPTION DE LA fonction-langage.

D'après ce que nous avons dit page 135, nous savons que dans toute fonction nous avons à examiner : 1o l'excitant fonctionnel; 2° la matière fonctionnelle; 3° les mouvements fonctionnels. C'est le plan que nous suivrons dans notre exposition, car le langage est une fonction au même titre que les autres.

1° Excitant fonctionnel. L'excitant fonctionnel du langage est une impression sentie: pour exprimer une chose par des signes, il faut avoir senti cette chose, il faut la voir, l'entendre, etc.; ou bien encore, pour exprimer une modification de soi-même, il faut avoir senti cette modification. Ajoutons que les impressions actuelles n'ont pas seules le pouvoir de réveiller la fonction-langage. Les

(1) Ad. Garnier, Traité des facultés de l'âme, t. II, p. 450.

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