Page images
PDF
EPUB

CHAPITRE V.

QUATRIÈME ACTIVITÉ FONDAMENTALE DE L'AME.

Le Langage.

§ I.

CONSIDÉRATIONS PRÉLIMINAIRES.

Le physiologiste, le linguiste et le psychologue, son! également intéressés à connaître exactement cette activité.

La parole est la seule ouverture qui laisse pénétrer l'œil investigateur du physiologiste dans la vie cérébrale. Le linguiste ne doit pas ignorer les conditions qui président au développement de l'objet même de sa science. Le psychologue, enfin, doit savoir le rôle précis que remplit le langage dans toutes les activités de la pensée.

Malgré l'importance évidente de cette question, et bien qu'il appartienne au physiologiste d'y tenir le premier rôle, nos traités de physiologie restent muets sur la parole. Cédant aux entraînements d'une méthode, incontestablement utile, et séduisante par quelques-uns de ses résultats, - nous parlons de la méthode expérimentale, nos physiologistes les plus éminents ont méconnu l'importance physiologique de la parole, au point de vue de la connaissance des fonctions du cerveau, et ils ont trouvé tout simple d'abandonner ce sujet aux psychologues. Erreur fatale et qui prouve combien l'ex

-

clusivisme, dans les méthodes scientifiques, peut être nuisible aux progrès de l'esprit humain !

De la part de certains hommes cet exclusivisme s'explique, mais ne se justifie pas. Habitués à appliquer les règles sévères de l'expérimentation aux fonctions de nutrition, dont l'étude laisse une bien petite place aux spéculations philosophiques, ils ont pensé qu'on pouvait appliquer ces mêmes procédés à l'étude des fonctions du cerveau. Ils n'ont oublié qu'une chose, c'est que l'élément fondamental des fonctions du cerveau, cette chose qui partout ailleurs peut être soumise à l'expérimentation, à l'investigation directe, échappe ici au creuset du chimiste et à l'analyse du physicien.

La perception, en effet, est un élément qui n'est accessible à nos manipulations qu'à la faveur du mot qui lui sert d'enveloppe, et bannir le mot, c'est-à-dire l'élément fonctionnel de l'étude des fonctions cérébrales, c'était se condamner bénévolement à ne jamais connaître ces fonctions.

Nous tenons à dire bien haut que cette critique ne s'adresse nullement à la méthode expérimentale, méthode inattaquable et dont le physiologiste ne saurait impunément se passer; elle s'adresse aux hommes qui n'acceptent que la méthode expérimentale dans les études physiologiques. Pour ceux-ci le mécanisme physiologique de la parole n'existe pas. C'est ainsi que, chargé en 1869 par le ministre de faire un rapport sur les progrès de la physiologie en France, M. Cl. Bernard n'a pas cru devoir prononcer une seule fois le mot langage.

Heureusement les progrès de la science ne se résument pas dans l'activité d'un seul homme; la division du travail s'impose aujourd'hui plus que jamais, et ce que l'éminent physiologiste n'a pas pu ou n'a pas voulu faire, d'autres s'en sont imposé l'obligation.

Quant aux physiologistes qui, à l'exemple de M. Bouillaud, se contentent d'avoir trouvé une certaine relation

.

entre les lésions de la troisième circonvolution frontale et les troubles de la parole, pour admettre que la fonction du langage se trouve localisée en ce point du cerveau, ils ont incontestablement un avantage sur les précédents; mais cet avantage est bien minime si l'on considère que la manière dont ces physiologistes comprennent la physiologie du cerveau est tout à fait contraire aux progrès de la science.

En effet, prétendre localiser en un point du cerveau un ensemble très-complexe de manifestations fonctionnelles, c'est, à l'exemple de Gall, méconnaître le véritable problème physiologique. Il est évidemment très-commode de pouvoir dire: La parole est liée à l'intégrité de telle partie du cerveau; donc le principe régulateur, législateur des mouvements de la parole, réside dans cette partie, et la physiologie de la parole est ainsi faite. Simplification fort ingénieuse, en vérité! Mais la physiologie vraie ne saurait se contenter de si peu.

Pour nous, le problème physiologique consiste à chercher les éléments fonctionnels qui concourent à la fonction du langage. Or nous avons vu, à propos des mouvements intelligents (mouvements-signes), combien ces éléments sont nombreux et variés; nous avons vu aussi que toutes les notions intelligentes sont liées à un rapport significatif spécial; nous avons vu enfin que la fonction du langage peut employer d'autres signes que les signes sonores.

Ces simples considérations nous permettent déjà de dire que la fonction du langage n'est pas exclusivement représentée par les éléments renfermés dans la toute petite troisième circonvolution, car les divers éléments de cette fonction sont disséminés un peu partout dans le cerveau. Cette troisième circonvolution concourt, sans doute, à l'accomplissement de la fonction-langage, pour une part qu'il s'agit de déterminer, mais cette part n'est pas toute la fonction.

En d'autres termes, la vraie physiologie du langage

ne peut être qu'à la condition de déterminer tous les éléments qui concourent à cette fonction, et de préciser l'action variable de ces divers éléments s'exerçant dans un but commun. C'est ce que nous avons déjà fait dans plusieurs publications. C'est ce que nous ferons encore ici en cherchant à nous résumer le plus possible, et à ne dire que ce qui paraîtra utile aux progrès généraux de la science.

Malgré ce soin attentif, notre exposition sera nécessairement un peu longue, un peu technique; mais nous ne pouvions faire autrement. Nous engageons cependant le lecteur à prendre une connaissanee complète de ce chapitre, car la solution des principaux problèmes de l'esprit humain repose sur la détermination physiologique de la fonction-langage.

§ II.

QU'EST-CE QUE LE LANGAGE?

Le langage est-il un don, une faculté, une fonction? Ce sera déjà un grand résultat que de répondre pertinemment à cette question préalable.

Le langage n'est un don qu'en tant qu'on le considère comme une des mille formes de la vie qui ont été départies à chacun des êtres créés. L'homme a reçu le langage en partage à titre d'instinct, c'est-à-dire à titre de chose nécessaire, et qui devait se manifester durant sa vie. A ce point de vue seul le langage est un instinct, mais à ce point de vue seul; à tous les autres, le langage est une manifestation vitale, éminemment intelligente, car nous ne devons pas oublier qu'elle repose tout entière sur un rapport significatif, c'est-à-dire sur un fait qui est la caractéristique même de l'intelligence: nous avons nommé la notion intelligente.

Le langage procède donc de l'instinct quand on ne le considère que comme impulsion fatale, nécessaire, de

vant aboutir à une forme réalisée; à ce titre, c'est un don. Dans sa formation, le langage procède de l'intelligence, car à cette dernière seule appartient la faculté de voir les rapports significatifs et de les réaliser sous forme de mouvements-signes; à ce titre, le langage est l'œuvre instinctive de l'intelligence humaine.

[ocr errors]

Mais ce don instinctif, fécondé par l'intelligence, peut-il être désigné sous le nom de faculté ou par celui de fonction?

Oui, on peut le désigner sous le nom de faculté, si ce dernier mot est synonyme de pouvoir de l'intelligence; non, si le mot faculté est pris dans le sens plus large de faculté fondamentale immatérielle.

Le mot fonction s'adapte plus convenablement au langage, mais il faut s'entendre. Comme nous l'avons démontré ailleurs, il n'y a qu'une seule fonction cérébrale désignée par nous sous le nom de cérébro-motrice et constituée, d'après les lois que nous avons également établies, par l'excitant fonctionnel, par la matière fonctionnelle et par les mouvements fonctionnels. Par conséquent, le langage fait partie de la fonction cérébrale unique.

Peu importe, en effet, que le cerveau reçoive l'impression d'un rapport de nombre, d'étendue ou de signe; dans toutes ces circonstances, il transforme sa manière de sentir en mouvements qui sont ici des chiffres, là des mesures, ici des signes sonores. La nature des rapports est différente, mais c'est la même intelligence qui est en jeu; c'est le même cerveau qui fonctionne.

Il suit de là, qu'à la rigueur, on ne serait pas autorisé à dire fonction du langage, pas plus qu'on ne le serait à dire fonction du chiffre, fonction de l'étendue. Cependant, comme il est possible, sans blesser les lois de la physiologie, de considérer dans la fonction cérébrale unique une foule de fonctionnements suffisamment caractérisés par leur nature et par leur résultat, on peut appliquer au langage le nom de fonction, tout en faisant cette réserve, que le

« PreviousContinue »