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jamais été si heureux qu'ils le furent alors. Ils vivoient dans une profonde tranquillité et dans une oisiveté entière; ils passoient les journées dans leurs parcs des exercices, à leurs théâtres, dans leurs écoles de philosophie. Ils avoient des jeux, des comédies, des disputes et des harangues; que leur falloit-il de plus selon leur génie? Mais tout cela fournissoit peu de matière aux oracles, et l'on n'étoit pas obligé d'importuner souvent Delphes. Il étoit assez naturel que les prêtres ne se donnassent plus la peine de répondre en vers, quand ils virent que leur métier n'étoit pas si bon qu'il l'avoit été.

Si les Romains nuisirent beaucoup aux oracles par la paix qu'ils établirent dans la Grèce, ils leur nuisirent encore plus par le peu d'estime qu'ils en faisoient. Ce n'étoit point-là leur folie. Ils ne s'attachoient qu'à leurs livres sibyllins, et à leurs divina→ tions étrusques, c'est-à-dire, aux aruspices et aux augures. Les maximes et les sentimens d'un peuple qui domine, passent aisément dans les autres pèuples; et il n'est pas surprenant que les oracles, étant une invention grecque, aient suivi la destinée de la Grèce, qu'ils aient été florissans avec elle, et qu'ils aient perdu avec elle leur premier éclat.

Il faut pourtant convenir qu'il y avoit des oracles dans l'Italie. Tibère, dit Suétone, alla à l'oracle

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de Gérion auprès de Padoue. Là étoit une certaine fontaine d'Apon, qui, si l'on en veut croire Claudian, rendoit la parole aux muets, et guérissoit toutes sortes de maladies. Suétone dit encore que Tibère vouloit ruiner les oracles qui étoient proche de Rome; mais qu'il en fut détourné par le miracle des sorts de Préneste, qui ne se trouvèrent point dans un coffre bien fermé et bien scellé où il les avoit fait apporter de Préneste à Rome, et qui se trouvèrent dans ce même coffre dès qu'on les eut reportés à Préneste.

A ces sorts de Préneste, et à ceux d'Antium, il y faut ajouter les sorts du temple d'Hercule qui étoit à Tibur.

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Pline le jeune décrit ainsi l'oracle de Clytomne, dieu d'un fleuve d'Ombrie : « Le temple est ancien » et fort respecté. Clytomne est là habillé à la ro» maine. Les sorts marquent la présence et le » voir de la Divinité. Il y a à l'entour plusieurs petites chapelles, dont quelques-unes ont des fontaines et des sources; car Clytomne est comme le père » de plusieurs autres petits fleuves qui viennent se joindre à lui. Il y a un pont qui fait la séparation » de la partie sacrée de ses eaux d'avec la profane. » Au-dessus de ce pont on ne peut qu'aller en » bateau; au-dessous il est permis de se baigner ». Je ne crois point connoître d'autre fleuve que celui-là qui rende des oracles; ce n'étoit guère leur coutume. Tome II. Ff

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Mais dans Rome même il y avoit des oracles Esculape n'en rendoit-il pas dans son temple de l'isle du Tibre? On a trouvé à Rome un morceau d'une table de marbre, où sont en grec les histoires de trois miracles d'Esculape. En voici le plus considérable, traduit mot à mot sur l'inscription: «En ce même temps il rendit un oracle à un aveugle nommé Caïus: il lui dit qu'il allât au > saint autel, qu'il s'y mît à genoux, et y adorât; » qu'ensuite il allât du côté droit au côté gauche,

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qu'il mît les cinq doigts sur l'autel, et enfin qu'il portât sa main sur ses yeux. Après tout cela, l'aveugle vit; le peuple en fut témoin, et marqua » la joie qu'il avoit de voir arriver de si grandes » merveilles sous notre empereur Antonin ». Les deux autres guérisons sont moins surprenantes; ce n'étoit qu'une pleurésie et une perte de sang, désespérées l'une et l'autre à la vérité : mais le dieu avoit ordonné à ses malades des pommes de pin

avec du miel, et du vin, avec de certaines cendres, qui sont des choses que les incrédules peuvent prenpour de vrais remèdes.

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Ces inscriptions, pour être grecques, n'en ont pas été moins faites à Rome. La forme des lettres et l'orthographe ne paroissent pas être de la main d'un sculpteur grec. De plus, quoiqu'il soit vrai que les Romains faisoient leurs inscriptions en latin, en latin, ils ne laissoient pas d'en faire quelques-unes en grec,

principalement lorsqu'il y avoit pour cela quelque raison particulière. Or, il est assez vraisemblable qu'on ne se servit que de la langue grecque dans le temple d'Esculape, parce que c'étoit un dieu grec, et qu'on avoit fait venir de Grèce pendant cette grande peste, dont tout le monde sait l'histoire.

Cela même nous fait voir que cet oracle d'Esculape n'étoit pas d'institution romaine; et je crois qu'on trouveroit aussi à la plupart des oracles d'Italie une origine grecque, si l'on vouloit se donner la peine de la chercher.

Quoi qu'il en soit, le petit nombre d'oracles qui étoient en Italie, et même à Rome, ne fait qu'une exception très-peu considérable à ce que nous avons avancé. Esculape ne se mêloit que dé la médecine, et n'avoit nulle part au gouvernement. Quoiqu'il sût rendre la vue aux aveugles, le sénat ne se fût pas fié à lui de la moindre affaire. Parmi les Romains, les particuliers pouvoient avoir foi aux oracles, s'ils vouloient, mais l'état n'y en avoit point. C'étoient les sibylles et les entrailles des animaux qui gouvernoient, et une infinité de dieux tombèrent dans le mépris, lorsqu'on vit que les maîtres de la terre ne daignoient pas les consulter.

CHAPITRE VI.

Seconde cause particulière de la décadence des
Oracles.

pas.

IL y a ici une difficulté que je ne dissimulerai Dès le temps de Pyrrhus, Apollon étoit réduit à la prose, c'est-à-dire, que les oracles commençoient à décheoir; et cependant les Romains ne furent maîtres de la Grèce que long-temps après Pyrrhus; et depuis Pyrrhus jusqu'à l'établissement de la domination romaine dans la Grèce, il y eut en tout ce pays-là autant de guerres et de mouvemens que jamais, et autant de sujets importans d'aller à Delphes.

Cela est très-vrai. Mais aussi du temps d'Alexandre, et un peu avant Pyrrhus, il se forma dans la Grèce de grandes sectes de philosophes qui se moquoient des oracles, les cyniques, les péripatéticiens, les épicuriens. Les épicuriens sur-tout, ne faisoient que plaisanter des méchans vers qui venoient de Delphes; car les prêtres les faisoient comme ils pouvoient; souvent même péchoient-ils contre les règles de la mesure, et ces philosophes railleurs trouvoient fort mauvais qu'Apollon, le dieu de la poésie, fût infiniment au-dessus d'Homère, qui n'avoit été qu'un simple mortel inspiré par Apollon même.

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