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tout espéré, pouvait encore prodiguer son sang, mais ne pouvait plus donner sa confiance. Plus loin, c'était l'Allemagne, d'où, avant le jour des désastres irréparables, une voix fraternelle avait adressé à l'empereur de prophétiques avertissemens (1); c'était l'Allemagne, dont la grandeur intellectuelle rendait alors les humiliations plus poignantes, qui venait de perdre Klopstock, Schiller, Kant, Lessing, Wieland, et entendait encore Goethe et Korner chanter les vieilles gloires de la patrie en présence des baïonnettes françaises : terre fatale où, masquant la défection sous le patriotisme, les alliés de la veille, Prussiens, Autrichiens, Bavarois ou Saxons, venaient frapper le lion blessé, chacun à son tour, dans l'ordre et selon l'empressement de ses haines. Aux extrémités de l'empire, on voyait, d'un côté, la Hollande, où les exigences françaises avaient rendu la royauté insupportable, même à un prince de la maison impériale, et de l'autre, l'Italie, qui contemplait avec tristesse le Vatican désert et qui, toujours jalouse de l'étranger, allait inspirer la trahison au premier soldat de l'armée; c'était enfin la France elle-même, où la voix tonnante de l'empereur poussait seule un cri de guerre expirant sans écho au sein de l'atonie universelle; c'était la France, où un conspirateur obscur venait de donner la mesure des dévouemens, et où se préparait au sein du premier corps de l'état cette conjuration contre l'empire qui eut pour complices « ceux-là mêmes qui avaient été le plus comblés de bienfaits par César, mais dont il avait rendu la fortune trop brillante pour qu'ils ne s'occupassent pas d'échapper au malheur commun (2). »

L. DE CARNÉ.

(1) « J'ignore, sire, sous quels traits vos géneraux et vos agens vous peignent la situation des esprits en Allemagne. S'ils parlent à votre majesté de soumission, de tranquillité et de faiblesse, ils l'abusent et la trompent. La fermentation est au plus haut degré; es plus folles espérances sont entretenues et caressées avec enthousiasme; on se propose l'exemple de l'Espagne, et si la guerre vient à éclater, toutes les contrées situées entre le Rhin et l'Oder seront le foyer d'une vaste et active insurrection. La cause puissante de ces mouvemens n'est pas seulement la haine contre les Français et l'impatience du joug étranger; elle existe dans la ruine de toutes les classes, dans la surcharge des 'impositions, contributions de guerre, entretien de troupes, passage de soldats et vexations de tous les genres continuellement répétées. Le désespoir des peuples qui n'ont rien à perdre, parce qu'on leur a tout enlevé, est à redouter.

« Ce n'est pas seulement en Westphalie et dans les pays soumis à la France qu'éclatera cet incendie, mais aussi chez tous les souverains de la confédération du Rhin. Ils seront eux-mêmes les premières victimes de leurs sujets, s'ils ne partagent pas leur violence. Je le répète à votre majesté, je souhaite avec ardeur qu'elle ouvre les yeux sur cet état de choses, et qu'elle le juge avec toute la supériorité de son esprit pour prendre les mesures et les précautions qu'elle croira convenables. » (Lettre du roi Jérôme de Westphalie à l'empereur Napoléon, décembre 1812, citée par M. Bignon.)

(2) Montesquieu, Grandeur et Décadence des Romains, chap. xI.

LE

DERNIER DUEL JUDICIAIRE

EN FRANCE

SOUVENIRS DU CHATEAU DE SAINT-GERMAIN.

Je revenais d'Algérie l'année dernière, le cœur tout plein de rancune contre les intolérables chaleurs que j'y avais éprouvées, quand l'heureuse idée me prit d'aller finir l'été à Saint-Germain, chez des amis qui m'y appelaient. Lorsqu'on n'a pas été brûlé ou étouffé pendant plusieurs mois par le soleil d'Afrique, on ne sait pas quel plaisir on goûte à se reposer à l'ombre. Les grands arbres de la forêt me procurèrent cette volupté, l'une des plus innocentes, à coup sûr, dont il soit donné à un honnête homme de jouir. Or, je l'ai dit, j'avais ce qu'il faut pour l'apprécier. N'a-t-on pas d'ailleurs sous les yeux le plus charmant paysage du haut de cette terrasse, bâtie par le grand roi, où l'air est si pur, où il fait si bon aller s'assecir? L'aspect de la vallée de la Seine, en cet endroit, me rappelle deux autres sites bien remarquables aussi, qui ont avec la vue de la terrasse de Saint-Germain beaucoup de ressemblance je veux parler de la vallée de l'Adour, au pied de l'esplanade de Pau, et de la vallée de la Tamise, vue du sommet de Richmond-Hill, près de Londres. Seulement, à Pau, l'œil est distrait par l'effet fantastique des pics neigeux de la chaîne pyrénéenne; on regarde trop. A Richmond, on est attristé par l'aspect mélancolique du pays; on rêve toujours. A

Saint-Germain, les impressions qu'on éprouve ne vous empêchent pas de songer à vos affaires. Cette vue de Marly, de Bougival, de Chatou, avec la Seine qui serpente au milieu des prés, cette perspective si variée, à laquelle j'aime d'ailleurs à rendre justice, n'est pas assez romantique, ne vous donne pas assez de distractions pour vous faire oublier le cours de la Bourse et la question d'Orient. On se promène tout doucement sur la terrasse, avec le sentiment d'une très belle vue et la sensation d'un air très salubre; on y est égayé en outre par les cavalcades de Ravelay (1). Ces avantages réunis me décident à donner la supériorité à la terrasse de Saint-Germain sur toutes les autres. Le bourgeois de Paris a, d'un autre côté, la satisfaction de se dire qu'il foule ici un sol historique. — Voici, s'écrie-t-il en descendant la terrasse, le pavillon Henri IV, plus célèbre encore par les souvenirs qu'il réveille que par les bons dîners qu'on y mange. -Ce pavillon Henri IV est une maison qu'on appelle ainsi, - chose singulière, parce que Louis XIV y est né!

En tournant le dos à la cathédrale de Saint-Denis, sépulture royale dont le profil funèbre, aperçu de si loin pourtant, fut cause de la création de Versailles, on quitte la terrasse, et l'on a devant soi l'ancienne seigneurie de Charlevanne, entourée de la vieille forêt d'Yveline c'étaient les noms qu'il y a bien des siècles, à l'époque un peu éloignée où régnait Childebert, portaient la ville et la forêt de Saint-Germain. Son boulingrin, son château, son parterre et ses grands bois, tout cela depuis s'est bien souvent transformé, tout cela a traversé bien des vicissitudes. Ce grand château, qui vous regarde d'un air si sérieux, avec ses pierres grises et ses entablemens de briques, a plus d'histoires à vous raconter à lui seul peutêtre que tous les manoirs de France réunis.

Parmi ces histoires, une entre autres m'a toujours semblé particulièrement digne d'intérêt; aussi ai-je mis à profit mon récent séjour à Saint-Germain pour en recueillir tous les détails. Le récit qu'on va lire est le résultat de ces recherches, singulièrement facilitées dans une ville qui présente toutes les conditions nécessaires pour qu'on y puisse étudier comfortablement les faits saillans qu'elle rappelle. Saint-Germain-en-Laye possède une intéressante collection de livres, et un bibliothécaire fort obligeant pour vous en faire les honneurs; le pays est très sain, et l'on y jouit du calme complet, si nécessaire à la méditation. Comme ces beaux lieux et ces vieux murs parlent à l'imagination! La main hésite ici entre le pinceau et la plume, on y trouve tant à peindre et tant à écrire ! Les archives de cette antique demeure de nos rois, déshonorée aujourd'hui par les

(1) Célèbre loueur de chevaux et d'ànes.

ateliers de correction qui l'occupent, contiennent des trésors où l'historien et le romancier peuvent puiser à l'envi. Les annales du château de Saint-Germain, depuis le commencement de la monarchie jusqu'à celui du siècle dernier, sont, on peut le dire, l'histoire de notre pays.

La plupart des rois de France ont vécu au château de Saint-Germain. Sans nous occuper du roi Robert, qui élevait ici une église en 996, et dont l'ombre doit aimer à se promener sous ces beaux arbres, rappelons-nous la forteresse que Louis le Gros bâtit en ce lieu durant l'année 1122; n'oublions pas que Philippe-Auguste, Louis VII, enfin Louis IX, qui était né dans le voisinage, à Poissy, y habitèrent tour à tour. Quand le saint roi mourut à Tunis, son fils Philippe le Hardi vint aussitôt demeurer à Saint-Germain; c'est là qu'il discuta et rédigea, avec le sire de Beaumanoir, son fameux édit sur les duels. C'est du château de Saint-Germain qu'est datée la fameuse ordonnance de Philippe le Long, τaτpiòs vóμos (1), qui, confirmant les principes de la loi salique, exclut définitivement les filles de la couronne de France.

Charles le Bel en 1324, Philippe de Valois en 1328, résidèrent à Saint-Germain. Faut-il, hélas! ajouter que le Prince Noir, après avoir ravagé tout le pays, brûlait le château en 1347? Il est vrai que Jean II, quatre ans après, l'avait déjà fait réparer, et que Charles V « moult fit réédifier notablement li chastel de Saint-Germain, »> à ce que nous rapporte Christine de Pisan. Ce roi, que la postérité décora du nom de sage, quoiqu'il ne l'ait pas toujours été, témoin son mariage avec une princesse de Bourbon qu'il épousa parce qu'elle était très belle, dédaignant l'héritière de Savoie qui l'était moins,-Charles le Sage, puisqu'il faut l'appeler par son nom, demeura longtemps à Saint-Germain. Charles VI et Isabelle de Bavière, que les Français, toujours portés à jouer sur les mots, avaient bien raison de nommer Jézabel, y étaient en 1386 et en 1390. Le connétable de Clisson fut au moment d'y périr, en 1391, sous les coups d'assassins dirigés par Pierre de Craon. Henri V, roi d'Angleterre, le vainqueur d'Azincourt, aidé dans ses conquêtes par l'infâme trahison d'Isabeau et du duc de Bourgogne, s'emparait en 1419 du fort de Meulan et du château de Saint-Germain; mais bientôt les Anglais étaient chassés de Saint-Germain et de toute la France sous le règne de Charles VII. Chose bizarre, comme par manière de compensation, si le défunt roi de France était fou, le roi d'Angleterre d'alors était imbécile.

En 1514, François d'Orléans, comte d'Angoulême et depuis François Ier, épousait à Saint-Germain Claude de France, fille de Louis XII

(1) C'est le nom que lui donnait déjà l'historien grec Agathias dans le vie siècle.

et d'Anne de Bretagne, « madame Claude, laquelle fut très bonne et charitable, et douce à tout le monde, et ne fit jamais déplaisir à aucun de sa cour ni de son royaume. » Cette princesse, que son époux rendit si malheureuse, avait apporté une bien belle dot à la France: « les deux plus belles duchés de la chrestienté, dit Brantôme, qui estoient Milan et Bretaigne, l'une venant du père, l'autre de la mère ! Quel héritage, s'il vous plaît! » C'est encore au château de SaintGermain que Henri II venait au monde le 31 mars 1518. En 1530, François Ier en sortait pour aller au-devant de ses deux fils, Henri et Charles, qu'il avait donnés en otages à Charles-Quint et rachetés avec l'aide de son allié Henri VIII, roi d'Angleterre. Henri II passa presque toute sa vie au château de Saint-Germain.

Depuis Henri H, Saint-Germain vit naître deux rois de France, Charles IX et Louis XIV; de remarquables événemens s'y accomplirent et s'y préparèrent encore, mais je m'arrête : c'est le règne de Henri II qui a vu se produire le fait mémorable dont nous avons cherché à réunir ici les particularités éparses dans un grand nombre de mémoires et de chroniques, je veux parler du duel entre les sires de Jarnac et de La Chasteigneraye. Cet événement m'avait toujours paru l'un des épisodes les plus dramatiques du xvI° siècle; c'est aussi, comme j'aurai à le montrer, un des plus curieux exemples de l'influence exercée sur nos mœurs par ces coutumes chevaleresques dont notre législation a si longtemps gardé les traces. Je vais donc essayer de retracer ce qui se passa à Saint-Germain alors qu'un roi de France permit pour la dernière fois (1) qu'un plaid (2) vint à chéer devant lui, en gage de bataille.

I.

Ce fut une bien grande affaire à la cour de Henri II que ce duel à outrance entre deux gentilshommes pleins de valeur, entre deux courtisans accomplis, liés depuis leur enfance par une étroite amitié (3) : c'était une circonstance sans exemple que cette rencontre en

(1) Je ne veux pas que des gens érudits et scrupuleux m'objectent ici que le duel à outrance entre les sires d'Hoguerre et de Feudilles eut lieu deux ans après, sous le règue de Henri, car je répondrais que ce prince avait refusé le camp aux deux adversaires. C'est à Sedan, en dehors de la juridiction royale, que ce combat, fort peu chevaleresque d'ailleurs, se terminait, sans mort d'homme, le 29 août 1549. Sedan était alors une souveraineté indépendante de la couronne. Depuis le commencement du siècle, la famille de Bouillon en avait fait l'acquisition; Robert de la Marck, duc de Bouillon, maréchal de France, en était souverain en 1549. Richelieu la réunit à la France.

(2) Anciennement on appelait en France les gages de combat le plaid de l'espée, placitum ensis.

(3) La Chasteigneraye et Jarnac étaient même un peu parens; une demoiselle de Jarnac, grand'tante de celui-ci, s'était mariée avec l'aïeul de La Chasteigneraye.

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