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LA

MARQUISE DE SABLÉ

III.

Cependant les années s'écoulaient, et Mme de Sablé s'avançait vers le terme inévitable, parmi les occupations que nous venons de retracer (1), les soins de sa santé, ceux de son salut, la multitude de petites affaires qu'elle prenait sur elle pour obliger tout le monde, surtout la correspondance étendue qu'elle entretenait avec sa famille et ses nombreux amis.

Cette correspondance est le seul monument qui reste des quinze ou vingt dernières années de sa vie. On ne saurait dire tout ce qu'elle embrasse, à combien de choses et de personnes elle touche. On y voit d'abord tout Port-Royal, Antoine Arnauld, Pascal, Domat, d'Andilly, l'abbé de Saint-Cyran, assez médiocre neveu d'un grand homme égaré par l'esprit de système, l'intrépide et obstiné Pavillon, évêque d'Alet; Henri Arnauld, le frère de l'illustre docteur, évêque d'Angers; Gilbert de Choiseul du Plessis-Praslin, le frère du maréchal de Praslin, d'abord évêque de Comminges, puis de Tournay, prélat savant et modéré; Sainte-Marthe, et bien d'autres encore de la grande famille janséniste; à côté d'eux, des ecclésiastiques d'un tout autre caractère, l'abbé de La Victoire, plus occupé de littérature que de théologie et connaissant mieux Cicéron (2) que saint Au

(1) Voyez les livraisons du 1er janvier et du 1er février 1854.

(2) On trouve de sa main la traduction de bien des lettres de Cicéron dans le tome V des portefeuilles de Valant. Sur l'abbé de La Victoire, voyez Tallemant, t. II, p. 330.

TOME V.

1er MARS.

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gustin; Godeau, évêque de Vence, un des beaux-esprits de l'hôtel de Rambouillet et de la société de Mlle de Scudéry, ayant un peu changé de style avec l'âge, et adressant alors des lettres mystiques aux objets vieillissans de ses anciens hommages; l'évêque de Laon, depuis l'habile cardinal d'Estrées, mêlé à toutes les grandes affaires de son temps, ambassadeur plein d'autorité auprès du saint siége; le cardinal Rospigliosi, qui par son influence sur le pape Clément IX, son oncle, et grâce aux sollicitations de Mme de Sablé et de Mme de Longueville, contribua tant à donner à l'église de France la paix ou du moins la trève célèbre de 1669. Voilà certes de quoi intéresser ceux qui voudraient étudier encore la plus grande querelle religieuse du XVIIe siècle. D'autres noms s'adressent à une curiosité plus profane et promettent un autre genre d'instruction. Une lettre (1) de l'aimable et empressé d'Hacqueville, l'ami de Mme de Sévigné, nous apprend que le cardinal de Retz connaissait aussi et appréciait fort Mme de Sablé. Une autre, du maréchal de Grammont (2), qui remonte à 1654, contient ce renseignement, que depuis la régence, c'est-àdire depuis une dizaine d'années, il y avait eu neuf cent quarante gentilshommes tués en duel, et cela après toutes les rigueurs et les exécutions terribles de Richelieu. On connaît par les mémoires du temps ce gentilhomme gascon, spirituel et brave, qui se distingua à la fois dans les salons et sur les champs de bataille, et avant La Rochefoucauld fit une cour très pressante à Mme de Longueville, César Phoebus, comte de Miossens, depuis le maréchal d'Albret. Nous ne croyons pas qu'il y ait de lui une seule ligne imprimée; on en trouvera ici plusieurs lettres fort agréables, qui pour la politesse et le bon ton peuvent le mettre à côté du maréchal de Clérembault, le héros du chevalier de Méré. Qui s'attendrait à rencontrer dans les papiers de Mme de Sablé des billets de ce marquis de Vardes que Mme de La Fayette a si bien fait connaître dans son Histoire d'Henriette d'Angleterre (3), traître à la fois envers celle sur laquelle il avait osé lever les yeux, envers son ami, l'aimable, chevaleresque et imprudent comte de Guiche, et envers son roi, dont il surprit un moment la confiance, mais qui le punit bientôt de toutes ses déloyautés? Les portefeuilles de Valant en ont conservé quatre ou cinq billets assez

(1) Portefeuilles de Valant, t. V, p. 171 : « ...M. le cardinal de Retz vint ici sur la fin, et j'appris de lui, madame, qu'il avait en l'honneur de vous voir vous aurez pu juger par la longueur de sa visite du goût qu'il y a trouvé. I l'a trop bon et trop délicat pour que j'aie pu être surpris du respect et de l'estime qu'il m'a témoignés pour vous, avec un extrême regret d'avoir eu si tard l'honneur de vous voir. »

(2) Tome II, p. 273.

(3) Désormais la seule édition qui se puisse lire de ce charmant ouvrage est celle qu'en a laissée M. Bazin, et qui a paru l'année dernière chez M. Techener.

bien tournés (1). Mme de Sablé paraît aussi avoir été fort liée avec Monsieur, frère de Louis XIV, prince médiocre assurément, mais dont une triste politique se complut à cultiver les goûts frivoles, qui finirent par être honteux. Il n'était ni sans esprit ni sans courage, et si son frère l'eût bien voulu, il en aurait pu faire l'égal de bien des archiducs. Mme de Sablé, comme beaucoup d'autres dames, s'intéressa vivement et très innocemment au jeune et beau Philippe d'Orléans, et elle le poussa à se distinguer; lui, de son côté, rechercha son estime et lui témoigna de la confiance et de l'amitié, comme on le voit par plusieurs lettres qu'il lui écrivit en diverses occasions (2), particulièrement dans la campagne de Flandre, où il fit preuve de bravoure et d'une certaine capacité militaire.

Mais, nous l'avouons, ce qui a le plus attiré notre attention, ce sont les lettres de femmes, plus confidentielles et plus intimes, qui font mieux pénétrer dans le cœur et les habitudes de la marquise, et montrent en même temps combien il y avait d'esprit et de goût pour l'esprit dans les grandes dames d'alors, soit qu'elles brillassent à la cour et dans les salons, soit qu'une piété précoce, ou de secrètes blessures ou la politique de leurs familles les eussent jetées dans des couvens. On peut partager en deux classes les amies de Mme de Sablé, les religieuses et les mondaines, et on ne sait trop en vérité auxquelles donner la préférence. Commençons par les religieuses.

Mme de Sablé avait une nièce, abbesse du couvent de Saint-Amand à Rouen (3), qui s'était fait une certaine réputation d'esprit, car dans un ouvrage assez ridicule, mais qui n'en est pas moins fort curieux par les nouveaux renseignemens qu'il donne sur les précieuses, le Cercle des Femmes savantes, publié en 1663, on lit au nom d'Amestris: «La Normandie n'a pas seulement produit de grands hommes, elle peut encore se vanter de la naissance de Mme l'abbesse de SaintAmand.» Deux ans auparavant, en 1661, le Grand Dictionnaire historique des Précieuses désignait Me de Saint-Amand sous le nom de Siridamie (4). Somaize nous y apprend qu'elle était visitée à la grille de son parloir par ce qu'il y avait de mieux à Rouen, et qu'elle avait près d'elle une autre nièce de Mme de Sablé qui devait lui succéder. Sa correspondance avec sa tante ne dément point sa réputation provinciale.

Me de Sablé étant liée à la fois avec Port-Royal et avec les Carmélites, on trouve dans ses papiers des lettres qui viennent de l'un et de l'autre monastère. Du côté de Port-Royal, nous n'avons pas un

(1) Portefeuilles de Valant, tome II, p. 277, etc.

(2) Tome II, p. 265, etc.

(3) Voyez notre premier article, livraison du 1er janvier 1854, p. 7.

(4) Tome II, p. 313.

seul billet de la grande Mme Angélique, morte en 1661, au commencement de la persécution, et avant d'avoir eu à signer le fameux formulaire; mais il y en a plusieurs de sa digne sœur, la mère Agnès Arnauld, et de sa nièce, la mère Angélique de Saint-Jean, qui ont gouverné tour à tour la sainte maison dans l'une et l'autre fortune. Ces billets sont écrits à la hâte et sans aucune prétention; aussi rien de bien saillant, mais toujours du naturel et un naturel aimable, et une nuance de délicatesse féminine ajoutée à la gravité des Arnauld. Les portefeuilles de Valant contiennent aussi deux petits billets fort agréables de la sœur Marthe la carmélite, Me du Vigean, l'Aurore de Voiture, la Valérie de Somaize (1), et plus d'une lettre d'une autre mère Agnès, bien faite pour être comparée à la sœur d'Arnauld, la mère Agnès de Jésus-Maria, Mile de Bellefond, dont l'esprit est si vanté par Bossuet et par Mme de Sévigné, qui s'y connaissaient apparemment. Mais pour tirer de la mère Agnès tout ce qui était en elle de force, d'élévation ou de délicatesse, il fallait des circonstances heureusement rares, ou la longue lutte de Me d'Épernon contre sa famille, ou le désir d'arracher à la cour Mlle de La Vallière et de la purifier dans les pénitences du Carmel. C'est alors que l'humble servante de Dieu trouvait ces accens persuasifs et touchans qui revivent dans plusieurs lettres de Bossuet; mais d'ordinaire elle ne montrait qu'une grande justesse, de la sérénité et même un certain enjouement, et ce n'était vraiment pas sa faute si elle ne pouvait rien écrire qui ne trahit par quelque endroit une nature distinguée. Quand la sainte prieure Marie-Madeleine, autrefois la charmante Marie de Bains, tomba gravement malade en 1673, Mme de Sablé, qui l'avait fort connue à la cour de Marie de Médicis, ne pouvant ou n'osant aller la voir à l'infirmerie des Carmélites, lui envoya son portrait (2), pour récréer les yeux et l'esprit de la malade de l'image et du souvenir d'une amie. Elle était représentée jeune encore et assez parée. Le gracieux portrait fut reçu avec toutes sortes d'honneurs, et la mère Agnès raconte cette petite scène à l'ancienne précieuse avec un agrément qui n'est pas exempt aussi de quelque préciosité.

« Lundi, 14 juillet 1673 (3).

« Madame la marquise de Sablé a été la très bien-venue dans l'infirmerie de notre bonne mère. Elle l'a fait parfaitement bien souvenir de sa chère sœur et moi très bien aussi du jour qu'elle avoit des fleurs de jasmin et de grenade mêlées avec ses cheveux. Ensuite de ce que l'on a vu et de tout ce

(1) Voyez le Grand Dictionnaire historique des Précieuses, t. II, p. 495, et la Clef, p. 36; Mile du Vigean y est donnée comme une ancienne précieuse du temps de Valère (Voiture).

(2) Preuve certaine qu'il ne manquait pas de portraits de Mme de Sablé au xviie siècle. (3) Portefeuilles de Valant, t. VII, p. 372.

que l'on s'est rappelé, elle a reçu de très grandes louanges; mais on lui doit encore celle-ci qu'elle y a paru insensible. Comme vous estes de ses amies, ma chère sœur, nous vous faisons part de nos sentimens pour elle et de l'extrême satisfaction que nous avons eue de sa visite. Il faut néanmoins confesser qu'il s'est dit une petite chose à son désavantage, qui est, sans flatterie, qu'elle n'égaloit pas à beaucoup près l'original. »

Nous rencontrons maintenant une autre religieuse, estimée aussi de Bossuet, qui n'appartient ni à Port-Royal ni au Carmel, l'abbesse de Fontevrault, Marie-Madeleine-Gabrielle de Rochechouart, fille du duc de Mortemart et de Diane de Grandseigne, nièce du comte de Maure, sœur du duc de Vivonne, de Mme de Thianges et de Mme de Montespan. Elle avait l'esprit des Mortemart et quelque chose de la beauté de ses sœurs, ainsi qu'on peut le voir dans le portrait de Gantrel, qui la représente, sur le déclin de l'âge, avec les traits les plus nobles et un grand air de majesté et de douceur (1). Son goût naturel la portait vers le monde, et elle eût peut-être succombé comme ses sœurs; le cloître la sauva, et lui fut tout ensemble un asile à sa vertu et une école où toutes ses qualités se développèrent. Elle ne savait pas seulement l'italien et l'espagnol, les deux langues alors à la mode, mais elle parlait le latin et l'écrivait d'une façon à étonner les plus habiles. Un peu plus tard, elle apprit assez le grec pour entreprendre du Banquet de Platon, en s'aidant beaucoup, il est vrai, du latin de Ficin, une traduction d'un style naturel, coulant, agréable. Elle l'envoya à Racine, qui en refit le commencement, surpassant aisément la docte religieuse, mais restant lui-même bien au-dessous de l'original, et remplaçant par une savante élégance la naïveté, la grâce, le charme incomparable du modèle antique (2). Vainement Mme de Mortemart, frappée de tant de mérite, voulut regagner sa fille au monde : celle-ci, qui d'abord était entrée au couvent avec répugnance, s'y était attachée et n'en voulut plus sortir (3); elle fit profession à l'Abbaye-aux-Bois, à l'âge de

(1) In-folio, 1693, c'est-à-dire quand l'abbesse de Fontevrault avait quarante-huit ans, étant née en 1645. Mignard l'avait peinte en 1675, à l'âge de trente ans, à ce que nous apprend Mme de Sévigné, t. III, p. 456 de l'édition de M. de Monmerqué. Mme de Sévigné dit à cet endroit qu'ayant vu Mme de Fontevrault dans l'atelier de Mignard, elle ne la trouva pas du tout jolie. Il faut être pour cela bien difficile; nous renvoyons au portrait de Gantrel et au témoignage unanime des contemporains.

(2) Le Banquet de Platon, traduit un tiers par feu Monsieur Racine, de l'Académie française, et le reste par Madame de ***. Paris, 1732. Voyez aussi les notes du Banquet, tome VI de notre traduction de Platon.

(3) Nous tirons ce renseignement de la lettre circulaire qu'après la mort de Mme de Fontevrault, la religieuse qui lui succéda écrivit à tous les couvens de l'ordre pour leur annoncer la perte qu'ils venaient de faire. Cette circulaire est d'autant plus digne de foi qu'elle est de la main d'une autre Mortemart, nièce de la défunte et troisième fille du duc de Vivonne. Il y est dit qu'on eut d'abord bien de la peine à faire entrer Mic de

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