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CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.

14 mars 1854.

Les situations politiques se caractérisent moins par des détails que par un petit nombre de faits principaux et saillans. Cette vérité si simple, le discours impérial prononcé le 2 mars, à l'ouverture de la session législative, la confirmait de nouveau, en représentant l'état actuel de la France comme étant sous l'empire de deux questions d'une gravité réelle, quoique d'une importance inégale d'un côté, au point de vue intérieur, c'était la crise des subsistances; de l'autre, au point de vue des relations générales en Europe, c'était l'affaire d'Orient.

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La crise alimentaire semble perdre peu à peu de son intensité. Les déficits de grains se comblent graduellement. L'action libre du commerce, fortifiée par quelques prévoyantes mesures, a suffi pour accélérer les approvisionnemens et les mettre presque au niveau des besoins de l'alimentation publique. La saison maintenant, en allégeant la misère et en ranimant l'activité du travail, peut achever d'ôter à cette crise ce qu'elle avait de plus sérieux et de plus périlleux. Restent les complications européennes, qui gardent toujours toute leur gravité, et qui ne cessent d'être l'affaire dominante de la France comme des autres puissances du continent. C'est là effectivement que tout tend et que tout revient aujourd'hui comme à la question d'où dépendent toutes les autres.

En présence d'un débat diplomatique dont on connaît l'issue, l'empereur n'avait point à renouveler dans son exposé au corps législatif l'histoire de ce puissant conflit. Il a résumé l'ensemble de cette situation, fixant le point décisif où elle est arrivée, marquant l'intérêt politique de notre pays en Orient, montrant l'Angleterre et la France intimement unies dans leurs efforts, représentant l'Autriche comme inclinant de plus en plus vers les cabinets occidentaux, omettant la Prusse en parlant des dispositions de l'Allemagne, et donnant à cet exposé un sens caractéristique par une parole qui peut sembler singulière à l'ouverture d'une guerre, et qui est profondément

vraie : « Le temps des conquêtes est passé sans retour! » Quelle a été en effet la première pensée des gouvernemens au moment d'entrer dans ce conflit? Ils ont commencé par déposer dans des engagemens mutuels toute pensée de conquête personnelle et d'agrandissement; leur avantage propre, ils l'ont vu dans les intérêts généraux de l'Occident. La guerre, ils ne l'ont point acceptée pour elle-même, comme une chance qui pouvait frayer un chemin à leurs ambitions; ils n'ont eu recours à cette cruelle extrémité qu'avec une répugnance évidente, fondée sur le sentiment généreux des besoins de la civilisation et de l'état actuel de l'Europe. On s'est trouvé plus d'une fois sans doute à la veille de chocs aussi formidables; jamais peut-être l'épée n'a brillé aux mains des peuples dans de telles conditions, où une lutte fût plus visiblement entreprise dans la pensée unique et désintéressée d'assurer l'empire du droit, de sauvegarder l'indépendance morale et politique du continent, et de demander à la victoire une paix environnée cette fois d'assez de garanties pour ne pouvoir être troublée impunément, selon la parole de l'empereur. N'est-ce point là le résumé de la situation actuelle ?

La France et l'Angleterre réduites à s'armer contre la Russie et mues dans cette lutte par toutes les considérations du droit européen, de la civilisation occidentale, de la sécurité publique du continent, c'est donc là une des faces, la face principale, à vrai dire, de la question d'Orient au moment où nous sommes. Il est dans l'ensemble de cette crise un autre côté qu'il ne serait point inutile de mettre en tout son jour, ne fût-ce que pour voir à travers quels défilés on en est venu à la situation actuelle. Ce qui arrivera de la guerre entre la Russie et les puissances occidentales, c'est le secret de l'avenir; mais les négociations qui ont précédé cette guerre restent elles-mêmes à un certain point de vue une lutte des plus curieuses, et qui a bien sa moralité. Qu'on observe la politique et les démarches du gouvernement russe depuis l'origine de l'affaire d'Orient, qu'on étudie attentivement toutes les dépêches, les circulaires, jusqu'à la dernière lettre du tsar à l'empereur des Français et au memorandum que le cabinet de Saint-Pétersbourg vient d'adresser à tous ses agens au dehors: toutes ces œuvres de la diplomatie russe, on ne saurait se le dissimuler, portent le cachet d'une habileté singulière. Il y a une persistance de vues et d'assertions merveilleusement combinée pour éluder ou lasser toute rectification, il y a de la passion souvent mêlée à beaucoup de dextérité, un degré de ruse étrange tempérant l'audace. Suivant l'occasion, la Russie masque ses plans ou les avoue hardiment, et semble mettre au défi de l'arrêter dans la conquête morale et politique de l'Orient. Contrainte à se défendre, elle cherche à jeter le trouble et l'aigreur entre les gouvernemens. Qui pourrait douter aujourd'hui de tout ce qu'elle a fait pour séparer l'Angleterre de la France? Elle feint une confiance particulière à l'égard du gouvernement anglais; elle a ses cas réservés avec lui, elle entre au besoin dans ses vues sur l'indépendance de l'empire ottoman, et lui montre la France comme la seule ennemie de cette indépendance. Dans les relations du cabinet de Saint-Pétersbourg avec plus d'un autre pays, on trouverait indubitablement la trace des mêmes efforts. A Constantinople, la diplomatie russe, tout en allant droit à son but, n'en a pas moins ses secrets, qu'elle veut imposer au divan. On sait à quel résultat est venue aboutir toute cette habileté.

Ce n'est pas même au surplus en luttant de finesse que les gouvernemens l'ont déjouée. Le cabinet anglais a mérité d'être taxé de crédulité dans le parlement, et lord Clarendon en est réduit à recueillir dans ses dépêches quinze protestations du gouvernement russe en faveur de l'indépendance de l'empire ottoman, - quinze protestations démenties par les faits!

En réalité, on pourrait dire que les cabinets de l'Occident n'ont nullement cherché à être habiles. Leur vraie force a été dans leur sincérité, dans leur droiture, appuyée sur un sentiment juste de leurs intérêts en Orient. Dans ce duel diplomatique de l'habileté et de la bonne foi intelligente, c'est l'habileté qui a été vaincue, et c'est là la véritable moralité de ces longues négociations. Il ne serait point impossible d'ailleurs que toute la dextérité de la Russie ne tournåt contre elle-même. N'a-t-on pas vu récemment le cabinet de Saint-Pétersbourg, irrité des qualifications sévères qu'il avait reçues dans le parlement anglais, insinuer qu'il y aurait eu entre le gouvernement du tsar et celui de la reine Victoria une correspondance mystérieuse où aurait été débattue la possibilité d'un démembrement de la Turquie? Or le gouvernement anglais, sous le coup de ces insinuations assez perfides, est, dit-on, sur le point de publier cette correspondance, qui semble promettre dans tous les cas d'offrir une preuve nouvelle des touchans efforts de la Russie en faveur de l'intégrité de l'empire ottoman. Si l'on cherchait à se faire une impression dernière d'après tous les actes et les paroles de la Russie depuis un an, la moins inexacte peutêtre serait que le gouvernement russe se tenait pour tellement assuré de sa prépondérance en Orient, qu'il a cru pouvoir tenter un coup décisif, ne supposant pas même devoir rencontrer un obstacle sérieux; aussi sa surprise a été grande quand il s'est trouvé en face de l'Europe, qu'il croyait endormie ou désunie. Sans nul doute, sa politique et sa dignité se sont trouvées mises en jeu dans une certaine mesure; mais c'est lui-même qui les avait engagées sans que l'Europe y fût pour rien. Ainsi tombent toutes les interprétations et tous les commentaires épuisés par le cabinet de Saint-Pétersbourg pour rattacher à une pression européenne cette série d'actes violens et agressifs que la politique russe a accomplis depuis un an. C'est là au surplus une guerre de plume qui semble n'avoir plus d'opportunité aujourd'hui. Il y a des momens où toute cette subtilité byzantine condensée dans le dernier memorandum russe n'est plus d'aucun poids dans la balance: c'est quand les faits parlent, quand la diplomatie se tait, quand les armées vont agir.

Il en est malheureusement ainsi aujourd'hui. La Russie continue son rôle en représentant dans ses manifestes les puissances occidentales comme allant faire la guerre au christianisme en Orient. Quant à la France et à l'Angleterre, elles n'en sont plus aux paroles et aux manifestes; elles agissent en vue de ce conflit qu'elles sont décidées à trancher par l'épée. Une partie des troupes anglaises destinées à opérer en Orient est déjà embarquée. Les corps qui doivent composer l'armée française sont désignés. C'est M. le maréchal Saint-Arnaud qui a le commandement suprême des forces combinées, lesquelles doivent s'élever, pour le moment, à soixante-dix mille hommes. D'un autre côté, deux escadres de l'Angleterre et de la France se disposent à faire voile pour la mer Baltique; l'escadre anglaise est même déjà partie, dit-on, pour pouvoir agir à la rupture des glaces. Ce sont là au surplus des prépa

ratifs qui n'ont rien de mystérieux et qui se poursuivent à la pleine lumière. Récemment encore le chef des forces navales anglaises dans la Baltique, sir Charles Napier, était l'objet d'une ovation des plus humoristiques, à laquelle lord Palmerston prenait part. Lord Palmerston racontait, le verre à la main, quelques-uns des traits de la vie militaire de sir Charles Napier, peut-être même son imagination y ajoutait-elle un peu. Ce qui en résulte dans tous les cas, c'est que sir Charles Napier est un chef d'élite qui n'en est point à faire ses preuves d'énergie et d'audace, qui part, comme il l'a dit en présence du premier lord de l'amirauté, pour déclarer la guerre, et qui répète en partant le mot de Nelson : « L'Angleterre compte que chacun fera son devoir. » Comme on voit, tout tend à se précipiter aujourd'hui. Entre l'état actuel et une guerre déclarée, que manque-t-il? Une simple formalité peut-être, qui ne tardera point sans doute à être remplie. Déjà dans les premiers jours de ce mois, par un acte spécial de l'Angleterre et de la France, la Russie a été sommée d'avoir à évacuer les principautés du Danube; peu de jours lui étaient accordés pour souscrire à l'engagement d'opérer cette évacuation avant la fin d'avril, et comme il est peu probable que la Russie souscrive à ces conditions, la guerre existe par le fait même du rejet. Tel est le résultat dernier d'une année de négociations laborieuses. Ainsi se dessine dans toute sa gravité la situation de la France et de l'Angleterre vis-à-vis de la Russie. C'est un antagonisme qui va se vider par les armes en Orient.

Ce n'est point sur ce côté des affaires d'Orient qu'il peut exister une obscurité ou un doute; mais on n'ignore pas qu'il est d'autres élémens qui se mêlent à cette crise, qui peuvent l'aggraver ou en adoucir les périls. Il est évident que la question orientale peut se circonscrire ou s'étendre dans ses effets, s'envenimer ou s'atténuer suivant l'attitude définitive que prendront l'Autriche et la Prusse, suivant aussi le degré d'intensité des mouvemens insurrectionnels provoqués en ce moment même parmi les populations chrétiennes de l'Orient. Ce qui doit sembler étrange, c'est qu'un doute même soit possible au sujet de la politique de l'Allemagne, représentée par l'Autriche et la Prusse. N'a-t-on pas vu en effet, depuis un an, les deux puissances allemandes s'associer à tous les efforts, à toutes les vues de la France et de l'Angleterre? Elles n'ont point agi sans doute comme ces deux derniers pays; mais, sauf cette intervention active, leur politique a été la même. Elles ont délibéré dans les mêmes conseils, ont signé les mêmes protocoles, les mêmes propositions de paix. Elles ont marché d'un pas égal dans ces négociations, reconnaissant les droits du sultan, condamnant les prétentions de la politique · russe, et leur dernière intervention dans ce sens ne remonte pas loin, elle date du 7 mars. L'Autriche en effet avait cru devoir charger le comte Orloff de quelques propositions. Laissant de côté ces propositions, l'empereur Nicolas en a adressé de nouvelles qu'il décore du nom de « préliminaires de paix. » Ces préliminaires replaçaient tout simplement la question sur le terrain où l'avait placée au début le prince Menchikof, en y ajoutant seulement des exigences nouvelles. Ce sont ces propositions que M. de Meyendorf a été chargé de communiquer à M. de Buol, et que M. de Buol a soumises à la conférence. Par une délibération motivée du 7 mars, la conférence de Vienne a déclaré une fois de plus inacceptables les singuliers préliminaires de paix de la Rus

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sie. Ainsi c'est à peu de jours seulement que remonte le dernier acte accompli en commun par les quatre puissances. Maintenant faut-il croire que les états allemands persisteront, au moment de l'action, à se réfugier dans une vague et commode neutralité? Il se fait, en vérité, depuis quelque temps en Allemagne un raisonnement étrange. — Oui, dit-on, la cause du sultan est juste; l'indépendance de l'Orient menacée par la Russie est la condition de l'équilibre de l'Europe, du repos du monde. C'est contre tout droit que les principautés du Danube ont été envahies, et vous, puissances occidentales, vous ne faites que maintenir l'autorité du droit en sommant la Russie de se retirer de ces provinces. Tout ce qui sera tenté dans ce sens comme moyen diplomatique, nous le signerons, nous le sanctionnerons de notre nom, nous l'appuierons de nos représentations; mais si la Russie n'accepte pas le verdict de l'Europe, s'il faut faire exécuter ce verdict, nous nous abstenons. C'est là, pourrait-on dire, le sens des déclarations qui se succèdent depuis quelques jours, et la Prusse semble plus particulièrement incliner vers cette politique, après s'être prononcée plus vivement peut-être contre la Russie. Les missions du prince de Hohenzollern-Sigmaringen à Paris et du comte de Groeben à Londres ne peuvent avoir d'autre but que de fournir des éclaircissemens sur cette attitude du gouvernement prussien.

Or, si cette idée d'une neutralité complète de l'Allemagne devenait une politique avérée pour un état comme la Prusse, ce ne serait rien moins qu'une abdication déguisée sous une inconséquence. Vainement la Prusse dirait qu'elle n'a point accepté cette neutralité il y a peu de jours, lorsqu'elle eût pu paraitre imposée par le tsar; elle n'entrerait pas moins aujourd'hui dans les vues de la Russie après avoir manifesté une solidarité complète d'intérêts avec les puissances occidentales, tout en déclarant à ces puissances, encore en ce moment, qu'elle partage leurs vues. C'est en cela qu'il y aurait inconséquence et abdication. La Prusse passerait immédiatement vis-à-vis de la Russie à l'état de puissance subordonnée. N'est-ce point à ce rôle de la première puissance de second ordre que le prince Schwarzenberg prétendait, pour sa part, réduire la Prusse? L'esprit si distingué du roi Frédéric-Guillaume n'a qu'à lire une fois de plus dans l'histoire de la Prusse, et à voir si c'est en s'effaçant, en abdiquant, que s'est formée la monarchie prussienne. Quelle peut donc être la raison secrète de cette indécision? On dit, — et que ne peut-on dire! — que le gouvernement russe, dans l'espoir d'immobiliser l'Allemagne, laisse répéter qu'il est dans l'intention de reconstituer une Pologne indépendante, en lui donnant pour roi le grand-duc Michel, et dès lors Posen et la Gallicie risqueraient de revenir au nouveau royaume polonais. C'est là pour le moment, assure-t-on, un des fantômes des gouvernemens allemands. La Prusse, sans l'avouer peut-être, y voit un motif de ne se point prononcer, et cette attitude de la Prusse doit nécessairement réagir dans une certaine mesure sur celle de l'Autriche elle-même, soit que le gouvernement autrichien partage les craintes habilement propagées à Berlin, soit qu'il ne sente pas son action assurée en laissant derrière lui la Prusse indécise. Il est aisé de voir cependant que si la politique de neutralité n'est nullement dans le rôle de la Prusse, non-seulement elle a ce même caractère pour l'Autriche, mais encore elle est impossible.

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