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eût été racontée avec précipitation et indifférence, cette aventure avait la poétique saveur de la légende recueillie sur place. M. Bridoux, qui n'accordait qu'une dose de sensibilité très restreinte à tout ce qui approchait du romantique, ne prit qu'un intérêt médiocre aux deux héros de ce drame. - Bah! dit-il, je m'attendais à autre chose que cela. C'est un roman; ce n'est pas une histoire.

Si, interrompit sa fille, puisque c'est arrivé.

Sans doute, répliqua M. Bridoux; mais il n'y a pas assez longtemps pour que ce soit une histoire.

Antoine jeta sur M. Bridoux un regard qui fit baisser les yeux à sa fille. Cependant, reprit l'artiste en paraissant particulièrement s'adresser à Hélène, la mémoire de ces deux jeunes gens vivra longtemps dans ce pays. Leurs noms deviendront populaires comme l'étaient ceux de Roméo et de Juliette avant que la poésie les eût rendus immortels.

M. Bridoux regarda Antoine d'un air profondément étonné; Hélène elle-même semblait, par son regard, s'excuser de ne pas répondre. Pendant ces courts propos, la petite fille avait enjambé la grille de la toinbe et cueillait des roses. Antoine, s'étant aperçu de ce qu'elle faisait, voulut l'arrêter. — On ne prend pas des fleurs dans un cimetière; ce n'est pas un jardin, lui dit-il doucement; laisse ces roses, ma petite.

Oh! fit l'enfant en riant, je peux bien prendre un bouquet à ma sœur, peut-être.

Antoine ayant forcé la petite fille à s'expliquer, celle-ci raconta naïvement qu'elle était la sœur de Rose Lacroix. La tombe de Rose étant célèbre dans le pays, elle racontait l'histoire que l'on connait aux voyageurs de passage, et quand il y avait des dames, elle leur donnait des roses, qui avaient, disait-elle naïvement, le don de leur faire connaître si leur bon ami était fidèle, suivant qu'elles restaient plus ou moins longtemps fraîches. On lui donnait ordinairement quelque monnaie pour son histoire et pour ses fleurs. En allant offrir les roses à Hélène, la petite lui dit en faisant la révérence: - Ce sera ce que vous voudrez.

Le père de Rose se faisait ainsi un revenu de l'événement qui l'avait privé d'une fille, et il avait dressé son autre enfant à le lever sur la curiosité ou la sensibilité des curieux. Ah! fit Hélène en rejetant les roses, c'est affreux.

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Pauvre fille! murmura tristement Antoine en se penchant sur la tombe. Quelle profanation!

La petite fille, qui ne rencontrait pas toujours des personnes aussi scrupuleuses sur le respect que l'on doit aux morts, et qui ne comprenait rien aux reproches qu'on lui adressait, s'avança auprès

d'Antoine, et lui offrit un bout de crayon noir pour qu'il écrivit son nom. Ça porte bonheur au monde, dit-elle en reprenant le ton d'un cicérone qui fait une explication; on dit partout que ma sœur vient lire la nuit les noms des personnes qui se sont intéressées à elle, et elle en parle au bon Dieu dans ses prières.

Voici déjà la superstition qui se mêle à la vérité, dit Antoine en regardant Hélène. Quand le marbre de cette tombe sera en ruine, la tradition en perpétuera le souvenir. On viendra encore, et de loin peut-être, chercher des roses à cette place, et on ne les vendra plus.

Voyant que le jeune homme ouvrait la porte pratiquée dans la grille, M. Bridoux ne put retenir un geste d'étonnement. — Vous allez réellement écrire votre nom? demanda-t-il à Antoine.

Et pourquoi non? répondit celui-ci avec vivacité; on salue bien les morts quand on se rencontre sur leur passage; on peut leur rendre hommage quand on visite leur tombe. Dans celle-ci repose une honnête fille. Et d'ailleurs, ajouta Antoine, parmi tous ces noms qui s'y trouvent déjà, voici deux ou trois signatures célèbres et une illustre.

Il nomma un grand poète auquel sa visite au tombeau de Rose Lacroix avait dû rappeler le douloureux souvenir d'un événement qui avait eu pour théâtre un lieu voisin. Hélène s'avança pour voir les deux vers qu'il avait écrits au-dessus de son nom. - Vous n'écrivez pas, mademoiselle? lui dit Antoine.

Hélène désigna son père d'un coup d'œil; mais comme celui-ci parlait à la petite Normande, la fille de M. Bridoux dit tout bas et très vite Écrivez pour moi; je m'appelle Hélène.

:

- C'était le nom d'une sœur que j'ai beaucoup aimée, répondit Antoine, qui écrivit le nom de la jeune fille après le sien.

Comme ils entendirent la cloche du remorqueur qui sonnait pour le départ, les trois voyageurs quittèrent le cimetière, laissant leur petite conductrice très étonnée de ce qu'ils n'avaient pas voulu emporter les roses, et surtout de ce qu'ils ne lui avaient rien donné pour l'histoire de sa sœur.

- Ces Normands! disait M. Bridoux en faisant allusion à ce trafic, ça ne laisse rien traîner tout de même.

Quand on remonta à bord de l'Atlas, Jacques était sur le pont. Il sourit en voyant reparaître Antoine en même temps que M. et Mile Bridoux. Antoine lui raconta sa visite au cimetière, mais il s'abstint de raconter ce qui avait pu se passer de particulier entre lui et Hélène.

Eh bien! savez-vous ce que j'ai fait pendant votre absence,

Vous avez dormi.

Non, répondit Jacques, j'ai cherché la chanson qui me tracassait tant.

Et vous êtes parvenu à la retrouver?

- Oui, mais pas dans ma mémoire; je l'ai trouvée par terre,... sur le pont,... à la place où était Mile Bridoux quand elle s'est retournée pour m'écouter chanter.

Et Jacques montra à son ami une feuille de papier sur laquelle la chanson était entièrement transcrite.

Ce n'est pas l'écriture d'Olivier, dit Antoine, comme se parlant à lui-même.

— Qui cela, Olivier? demanda Jacques.

-L'auteur de cette chanson, un de mes amis, et s'il faut tout vous dire, acheva Antoine, je crois que c'est le cousin de Me Bridoux.

Allons donc, s'écria le sculpteur en faisant claquer sa main, j'étais bien sûr que la chanson l'intéressait. Son cousin l'a faite pour elle; c'est clair. — Au fait, voulez-vous que je vous dise mon avis? Ce petit papier-là a une odeur d'amourette, ajouta le sculpteur en secouant la chanson.

Vous avez peut-être raison, fit Antoine; cependant Olivier ne m'a jamais dit qu'il songeât à sa cousine.

- En tous cas, sa cousine songe à lui, puisqu'elle emporte ses œuvres en voyage, reprit Jacques. Cependant cette écriture paraît fraîche; on dirait que ces vers ont été copiés récemment.

- C'est vrai, dit Antoine.

- Attendez donc, dit le sculpteur, et fouillant dans sa poche, il en tira une feuille de papier à lettre, toute froissée. C'est le papier que j'ai demandé hier soir à l'aubergiste de La Meilleraye, quand j'ai eu épuisé mon cahier de cigarettes; vous vous rappelez?

Antoine inclina la tête.

Eh bien! comparez, continua son ami : ce papier est le même que celui sur lequel se trouve la chanson, d'où je conclus qu'elle a été écrite hier ou ce matin par Mlle Bridoux.

- Et moi, fit Antoine, je sais pourquoi elle n'a pas voulu me rendre mon album. Olivier y avait écrit sa chanson; je me le rappelle. Est-ce que la mer vous fait déjà de l'effet? dit tranquillement Jacques. Vous changez de couleur.

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Nous sommes en mer? s'écria Antoine.

- A peu près, répondit son ami. Nous passons la barre.

Antoine courut à l'avant du remorqueur, afin de mieux voir. Sur la gauche, au loin, on apercevait vaguement les maisons d'Honfleur; sur la droite, la flèche aiguë de la cathédrale d'Harfleur découpait

sa vive arête dans le bleu du ciel. Devant et au loin, une ligne immobile se confondait avec le ciel à la dernière limite de l'horizon c'était la mer. Antoine et Hélène, accoudés sur le bastingage, regardaient devant eux. Isolés dans l'impression que leur causait ce grand spectacle et ne se sachant pas voisins, ils demeurèrent ainsi immobiles et sans parler, jusqu'au moment où le mouvement du remorqueur révéla l'approche de la pleine mer.

En effet, l'Atlas avait dépassé Honfleur, et l'on était arrivé en vue des hauteurs de La Hève. L'Océan se montrait dans toute son immensité.

-Ah! que c'est beau, que c'est grand! murmura Antoine.

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Les deux jeunes gens se regardèrent, complétant par leur regard ce qu'il ne leur était pas possible d'exprimer par des mots. Tout à coup un mouvement de tangage assez vif fit pencher Hélène; Antoine la retint et vit qu'elle pâlissait. Êtes-vous malade? lui de

manda-t-il.

Moi, malade! s'écria Hélène; moi, malade! Et frappant joyeusement dans ses mains, elle ajouta :-Oh! jamais je n'ai été plus heureuse; non, jamais, répéta-t-elle en donnant à sa parole un accent particulier.

— Ni moi, mademoiselle, répondit Antoine d'une voix qui n'était pas moins émue.

Ils échangèrent un long regard surpris par Jacques, qui, s'étant approché sans paraître prendre garde aux deux jeunes gens, fredonnait à mi-voix :

Pourrais-tu donc perdre sans peine

Ainsi ta plus belle saison?

Lorsque dien d'amour, la main pleine,
Fait sa divine semaison,

Tu peux ouvrir ton cœur, Hélène,

Le semeur voudra sa moisson.

Une demi-heure après, le remorqueur entrait dans le port du Hayre.

(La seconde partie au prochain n°.)

HENRY MURger.

LA

CONFÉRENCE DE VIENNE

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ET

LA QUESTION D'ORIENT

I. Documens français relatifs aux affaires d'Orient, Paris 1854.

Correspondence respecting the rights and privileges of the Latin and Greek Churches in Turkey. presented to both Houses of Parliament by command of Her Majesty, London 1834.

Dans l'exposé que nous avons présenté, il y a quinze jours (1), des négociations relatives aux affaires d'Orient, il est plusieurs points sur lesquels nous avions cru pouvoir nous dispenser d'insister. Il nous avait paru suffisant de montrer dans un aperçu général la marche de la question et de mettre en vive lumière la position que les actes successifs de la Russie ont faite à la France et à l'Angleterre. Nous avions donc laissé dans l'ombre la longue série de négociations conduites par la France, l'Angleterre, l'Autriche et la Prusse depuis le moment où, le prince Menchikof ayant échoué, M. de Nesselrode envoya à la Porte son ultimatum, si promptement suivi de l'invasion des principautés, jusqu'à l'avortement définitif de toutes les tentatives de conciliation à la suite de l'incendie de Sinope. Ce travail de la diplomatie avait été frappé de stérilité par l'obstination du tsar,

(1) Voyez, dans la livraison du 1er mars, la Question d'Orient, la Diplomatie européenne et les causes de la guerre.

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