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est un des côtés de ce récit. La première et la dernière partie du livre de M. d'Escayrac s'adressent plus particulièrement aux savans, aux voyageurs, aux commerçans; elles donnent des renseignemens importans et de précieux conseils, tels qu'on peut les attendre d'une expérience aussi prolongée, aussi bien servie d'ailleurs par les qualités intellectuelles. Les trois autres parties s'adressent à tout homme intelligent, au philosophe, au politique, à l'historien, à ceux-là surtout qui sont appelés à quelques relations avec nos possessions d'Afrique. Elles contiennent des considérations nouvelles et originales sur l'islamisme, une curieuse étude sur les diverses races qui peuplent cette immense portion du continent africain, et dans cette étude rien ne semble avoir échappé aux remarques du voyageur. Tout ce qui regarde le passé et l'avenir de ces races, leur religion, leur politique, leurs mœurs, leur caractère, tout est analysé et groupé d'une façon attachante. Cette partie du livre est pleine d'observations générales d'une haute portée sur les instincts, les habitudes, les lois de ces peuples dans leurs rapports avec le climat et les nécessités qu'il impose. Nous y avons remarqué, entre autres, une fort complète étude sur la barbarie et sur les divers degrés par lesquels passe l'homme partant de l'état sauvage pour arriver jusqu'à notre civilisation. Sans doute nous n'adoptons pas toutes les idées de l'auteur, mais nous reconnaissons que dans toutes les questions, même celles qu'il ne fait qu'effleurer, il apporte la preuve d'un instinct droit, d'une intelligence ferme, lucide, presque novatrice parfois, mais à force de bon sens.

Il ne faut pas oublier que M. d'Escayrac a voyagé en savant, en penseur, non en poète; son livre le prouve à chaque page, et cette observation explique tout son style, comme elle donne la clé de toutes ses qualités intellectuelles. Le style est remarquablement clair, vif et précis, fréquemment coupé, excellent dans la partie scientifique, un peu raide dans la narration, et dans les descriptions scientifiquement complet, mais grave et sévère. On devine dans le voyageur un esprit ferme, froid, énergique, une vue droite et nette, peu respectueuse pour les préjugés reçus, plutôt comptant sur sa propre force et ses propres observations que confiante en autrui. Peut-être des études d'une nature positive, une intelligence active et investigatrice, une tendance particulière à la précision mathématique, ont-elles entraîné M. d'Escayrac à porter trop souvent les procédés de la logique absolue dans le domaine de l'histoire morale et religieuse. En résumé pourtant, le seul conseil que nous voulions donner à M. d'Escayrac pour un prochain récit de voyage, c'est de se mettre personnellement plus souvent en scène : quelques aventures trop rares, racontées avec simplicité et d'une façon charmante, nous prouvent qu'il réussirait encore avec cette nouvelle méthode. Il nous semble en effet qu'on peut donner un intérêt de vie aux relations de voyage sans tomber dans les fantaisies et les vanités de quelques ridicules touristes. En rattachant ainsi ses courses, ses pensées, ses observations à une personnalité toujours en scène, l'auteur du Désert et le Soudan atteindrait un double but ce serait pour ses études le lien le plus naturel, et pour ses lecteurs un nouvel élément d'intérêt.

C.-D. D'HÉRICAULT.

V. DE MARS.

DE CROMWELL

SELON

M. CARLYLE ET M. DE LAMARTINE

Cromwell est un des personnages de l'histoire qui prêtent le plus à l'interprétation. C'est une nature complexe qui semble à la première vue un assemblage de disparates, et dont l'examen difficile peut conduire l'esprit à des jugemens aussi contradictoires qu'elle le paraît elle-même. On ne peut donc s'étonner que des écrivains d'ailleurs éminens hasardent sur son compte des opinions douteuses ou incomplètes et qui provoquent l'objection. Il a été dans sa destinée d'occuper le talent et la pensée, non-seulement de nos habiles historiens, mais de nos poètes les plus renommés. M. de Lamartine n'en a pas fait le héros d'une tragédie; mais, dans un recueil dont il soutient la publication avec une rare persévérance de verve et de courage, il a commencé une biographie du protecteur. Pour le juger, il s'appuie avec grande raison des quatre volumes donnés par M. Carlyle, et il en conclut formellement que le nom de Cromwell signifie fanatisme. Il voit en lui, au lieu d'un grand politique, un grand sectaire. Il nous permettra d'appeler de ce jugement, sans prétendre y substituer le nôtre, ni souscrire à celui de M. Carlyle; mais nous mettrons sous les yeux du public la théorie entière de ce curieux écrivain, en y joignant nos propres observations. L'heure presse d'ailleurs, si nous voulons parler de Cromwell, car M. Villemain peut d'un moment à l'autre imprimer l'édition définitive de son histoire, si hautement appréciée par Southey, et l'illustre historien de

TOME V. 15 MARS.

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la révolution d'Angleterre va compléter son œuvre par deux volumes longtemps attendus. Alors, nous en avons grand'peur, Cromwell sera connu et jugé. Profitons du temps qui nous reste.

Olivier Cromwell a pris place dans l'histoire à ce rang des hommes qui n'ont pas de supérieurs; il est de la compagnie des maîtres du monde. Malgré le peu d'éclat de ses débuts, malgré la simplicité, j'oserai dire bourgeoise, de ses mœurs, malgré je ne sais quoi de rude et de commun dans son attitude et dans son langage, quoiqu'il n'eût rien de ces apparences séductrices ou grandioses que ne dédaigne pas le génie même pour s'emparer de l'admiration des hommes, il fut reconnu par son siècle, et par son siècle plus peutêtre que par son pays, pour un de ces individus d'élite prédestinés au commandement. En France, où tant de préjugés devaient alors rendre les esprits aveugles ou injustes à son égard, son mérite perça le nuage et frappa les yeux les plus prévenus. La forte imagination de Bossuet, surmontant ses croyances, ses ménagemens et ses scrupules, le contraignit à reconnaître une grandeur qui lui devait être si nouvelle et si haïssable, et il s'étudia à tracer avec plus d'éloquence encore que de vérité ce portrait célèbre qui a été longtemps parmi nous le meilleur titre à la gloire de son modèle. La réputation littéraire de ce morceau classique a suffi pour accréditer sur parole le renom du personnage et pour ôter toute apparence de paradoxe à l'admiration qu'on lui témoigne. L'orateur a cautionné le héros, et même il a contribué à lui prêter je ne sais quelle figure mystérieuse et imposante qui est peut-être au-dessus ou du moins en dehors de la réalité. Ce n'est pas la première fois que le talent, élevant l'histoire jusqu'à la poésie ou la faussant jusqu'au roman, aurait donné à des hommes qui ont vécu une apparence imaginaire et un caractère de convention bientôt plus notoire et plus accepté que le caractère véritable. Nous avons vu s'accomplir sous nos yeux de semblables transformations.

Ce n'est pas qu'il fût plus juste et plus exact d'abuser de quelquesunes des formes prosaïques du personnage de Cromwell pour le ramener aux proportions d'un vulgaire habile homme, et n'en faire qu'un soldat brave, sensé, ambitieux et résolu. Ce serait le diminuer assurément et lui enlever son originalité. Or Cromwell est précisément un grand homme très original. S'il manque d'un certain brillant, de plusieurs qualités éclatantes auxquelles l'histoire se laisse gagner, il est loin d'être terne et insignifiant, il est même marqué d'une empreinte unique; sa distinction arrive à la singularité. S'il n'y a pas moyen de l'assimiler à Périclès ou à Jules César, quoiqu'il semble avoir fait quelque chose de l'œuvre de l'un et de l'autre, il avait son genre de prestige. Plus comparable au premier prince d'Orange, à

Guillaume III, si l'on veut même au général Washington, parce qu'il est de cette race d'hommes supérieurs chez qui domine le bon sens pratique, mais très inférieur à tous les trois, au dernier surtout, et pour l'honnêteté de la cause, et pour l'honnêteté de l'esprit, et pour la grandeur de l'âme, il est plus qu'aucun d'eux armé du précieux et redoutable don de s'emparer des imaginations. Bien différent cependant de l'homme extraordinaire qui tenait parmi nous à injure de lui être comparé, et dont il n'égalait pas sans doute l'étendue d'esprit, la richesse d'idées, la variété de talens, il pouvait lui disputer le prix de ces deux grandes choses, la volonté et l'activité. Placé sur un théâtre plus étroit et moins élevé, où la manière irrégulière et pour ainsi dire démesurée de Napoléon eût été hors de sa place, ses moyens étaient admirablement en proportion avec la scène où il figurait et non moins bien adaptés aux spectateurs qui l'environnaient. Sa tâche était moins grande, mais elle ne l'a pas accablé. Aux hommes qui ont été tout ce que voulait leur temps, qui se sont montrés par eux-mêmes et non par hasard au-dessus des périls et des obstacles dans un temps difficile, il n'y a rien à demander de plus. A ces hommes dont le caractère et la cause sont loin d'être irréprochables, et qui sont obligés de plaider le génie comme excuse, le génie ne suffit pas, il faut encore le succès. Qui de Napoléon ou de Cromwell a réussi ?

Cependant on peut dire que jusque dans ces derniers temps la sagesse anglaise, qui ne juge pas les hommes de gouvernement avec l'imagination, mais avec le bon sens, qui, avec le génie et le succès, exige encore la durée, et qui au-dessus de tout cela met l'intérêt suprême de la liberté publique, est loin d'avoir trop exhaussé le piédestal de la statue de Cromwell. Elle ne lui a guère accordé que stricte justice, ou cette estime craintive, dépourvue d'approbation morale, qu'arrache aux sages mêmes le talent de créer de vive force un gouvernement. Aucun grand monument historique n'a été élevé à Cromwell. Hume a laissé beaucoup à dire après lui. Il ne comprenait ni les révolutions, ni la Bible. La biographie écrite par Southey le poète offre une narration intéressante qui a rendu l'ouvrage populaire; mais la politique en est faible et banale. Il y a plus d'instruction à puiser dans la vie de Cromwell de M. John Forster. La pensée en est plus libre et plus forte, et les détails curieux y abondent; mais le récit pourrait être plus animé, et la politique de l'auteur, élevée, mais étroite, ne sera pas approuvée de tout le monde. Enfin on peut dire que, malgré quelques traits esquissés par un grand peintre dans le roman de Woodstock, le portrait de Cromwell restait à faire dans son pays, lorsque Thomas Carlyle a publié son ouvrage.

A la première vue, cet ouvrage n'est qu'une compilation. Lettres

et Discours d'Olivier Cromwell avec des explications, ce titre est modeste et donne même peu d'espoir de trouver rien de tout à fait neuf dans le recueil. Il ne semble guère probable qu'on ait découvert beaucoup de manuscrits de ce grand homme d'action, ni qu'on eût négligé de rendre public jusqu'ici tout ce qui pouvait éclairer sa pensée et sa vie. L'inédit en effet n'afflue pas dans cette collection. L'auteur n'a fait que reprendre çà et là toutes les pièces authentiques où la main de Cromwell ne peut être méconnue, et il s'est borné les ranger par ordre chronologique en les encadrant dans un commentaire perpétuel. Les circonstances dans lesquelles ces pièces, de simples lettres pour la plupart, ont été écrites, les individus qui y sont nommés, les événemens auxquels il y est fait allusion, tout est rappelé, expliqué avec un détail un peu capricieux, mais avec une curiosité et une exactitude qui finissent par transporter le lecteur au milieu même du temps où vivait Cromwell. L'ouvrage manque de composition, on peut dire qu'il n'en comporte pas. L'auteur ne fait ni récits ni portraits. Il caractérise les choses et les hommes en passant; il ne donne à chaque physionomie que quelques coups de crayon. Enfin, loin de s'oublier lui-même, il fait un continuel retour sur ses opinions personnelles, sur ses thèses favorites. Il plaide une cause et développe partialement un système, quand il ne semble se proposer que de fixer des dates, de constater des faits, de mettre en scène un personnage, et cependant il frappe, il attache, il vous émeut dans le sens de ses idées plutôt qu'il ne vous persuade, et ses rêveries mêmes finissent par réaliser aux yeux des lecteurs les illusions qui apparaissent à son esprit. Mais il faut reprendre d'un peu plus haut et rappeler quelle est la nature du talent de M. Carlyle et des idées auxquelles ce talent est consacré.

Presque toute l'originalité, toute la nouveauté de pensées ou de formes qui, dans ces derniers temps, a enrichi, agrandi ou dépravé la littérature de l'Angleterre comme de la France, vient de l'Allemagne. L'esprit systématique, dans le sens du mot le plus compréhensif, est un esprit germanique. Toutes les fois que, par l'alliance de la métaphysique et de l'imagination, un talent ingénieux et confus, subtil et vague, parvient à combiner les faits les plus divers sous une généralité qui ne les unit qu'en les mutilant ou en les exagérant; toutes les fois que, sous prétexte de donner le mot des énigmes historiques, un observateur des choses humaines transforme les faits en idées, déduit les événemens comme les points d'une série dialectique, personnifie des principes, formule des individus, et change le drame de l'histoire en une représentation littérale d'un sens figuré; toutes les fois que, par des rapprochemens forcés, par des analogies spécieuses, la philosophie réussit à tout confondre

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