Page images
PDF
EPUB

breuse pour justifier une représentation politique comme celle dont ils jouissent aujourd'hui. Aussi soixante-deux siéges sont-ils supprimés; en revanche, il est accordé un représentant de plus à neuf villes, à chaque cité et comté comptant plus de cent mille âmes. Les suppressions et l'augmentation s'équilibrent à peu près; mais la partie la plus importante du bill actuel est celle qui étend le droit d'élection. Le droit électoral appartiendra désormais à tout fonctionnaire touchant 100 livres sterl. de traitement, à tout homme jouissant de 10 livres sterl. de rente annuelle en fonds publics, aux gradués de l'université, aux propriétaires de dépôts faits à la caisse d'épargne depuis trois ans et montant à 50 livres. Enfin, dans les comtés, les droits électoraux sont accordés à tout individu habitant une maison d'une valeur locative de 5 livres, à la condition que le loyer aura été payé dans la même maison pendant deux ans. Comme on le voit, le bill actuel, très favorable aux classes moyennes, l'est également aux classes populaires, et les amène progressivement à la vie politique. Sera-t-il voté tel qu'il a été présenté? le parti tory n'essaiera-t-il pas de l'arrêter au passage, comme portant atteinte à l'esprit fondamental des institutions anglaises? C'est là une question. Quoi qu'il en soit, il y a une chose à observer, c'est ce que disait lord John Russell au sujet des circonstances dans lesquelles il présentait son bill; il ne voyait nullement dans une guerre avec la Russie un motif de ne point expédier comme d'habitude les affaires intérieures du pays. Ainsi tous les intérêts marchent ensemble pour ce vigoureux peuple, et en même temps, dans une occasion récente, le gouvernement anglais a su être généreux avec intelligence : il a gracié l'un des malheureux Irlandais déportés à la suite des événemens de 1848, M. Smith O'Brien, qui avait refusé, il y a peu de temps, de s'évader avec quelques-uns de ses compagnons du lieu où il subit sa peine.

La puissance que manifeste l'Angleterre dans la vie politique n'appartient malheureusement qu'à elle; s'il fallait aujourd'hui un contraste, on n'aurait qu'à observer l'Espagne. La Péninsule, on le sait, est depuis quelque temps déjà en proie à une crise des plus sérieuses. Plus on va, plus la situation se tend et s'aggrave, et la question n'est plus que de savoir aujourd'hui si elle est arrivée à ses limites extrêmes. L'insurrection militaire qui vient d'éclater à Saragosse est un symptôme de cette situation. Il y a peu de jours, on ne l'a pas oublié, le gouvernement espagnol croyait devoir envoyer plusieurs généraux sur divers points, aux Canaries et aux Baléares. Deux de ces généraux n'ont point obéi, le général O'Donnel et le général José de la Concha. Où s'étaient cachés les deux généraux? C'est ce qu'on ignorait. Le gouvernement paraît avoir eu toutefois quelques soupçons depuis le passage du général Concha à Saragosse; aussi avait-il pris des mesures pour faire partir de cette ville le régiment de Cordoue, dont le chef, le brigadier Hore, n'était pas sûr. C'est le 20 de ce mois à midi que devait s'effectuer le départ de ce corps pour Pampelune; mais ce même jour le brigadier Hore se mettait en insurrection, entrainant une partie de son régiment, il parvenait même à s'emparer du fort de l'Aljaferia. Le brigadier Hore comptait évidemment sur le concours de la population civile. Ce concours lui a manqué, et la lutte s'est concentrée entre les troupes insurgées et les troupes restées fidèles; il s'en est suivi un combat des plus meurtriers dans lequel le briga

dier Hore a été la première victime. Le reste du régiment insurgé, après cette première défaite, a évacué le fort de l'Aljaferia et a gagné la campagne. A peine cette tentative insurrectionnelle a-t-elle été connue à Madrid, le gouvernement a mis immédiatement toutes les provinces en état de siége et a pris les mesures les plus sévères. Divers généraux, tels que le général Serrano, le général Manzanò, le général Nogueras, ont été cantonnés dans des villes éloignées de Madrid. Le général Zabala a reçu des passeports pour Bayonne. Un certain nombre d'arrestations ont été opérées, ces arrestations ont frappé jusqu'ici MM. Cardero, Gonzalez Bravo, Alejandro Castro et les rédacteurs de divers journaux. Voilà donc un premier résultat de cette pénible situation où se débat l'Espagne. Maintenant quelle sera la conduite du gouvernement? L'insurrection récente paraît devoir précipiter la réalisation des projets de réforme constitutionnelle que nourrissait le ministère. C'est à des cortès constituantes, dit-on, que serait présenté le projet de constitution nouvelle, et cette constitution elle-même modifierait sous plusieurs rapports le régime politique actuel. Le sénat, pour sa part, porterait la peine de son opposition dans ces derniers temps; il se recruterait par le mode électif, c'est-à-dire que les provinces nommeraient trois candidats sur lesquels la reine choisirait le sénateur. Pour le sénat comme pour le congrès, un système électoral nouveau serait mis en pratique, ce serait le système à deux degrés. Dans les deux chambres, la nomination du président appartiendrait à la couronne comme aujourd'hui. Les fonctionnaires de l'ordre judiciaire ne pourraient être ni députés ni sénateurs. Enfin le nombre des membres du congrès serait considérablement réduit. Quelque apparence libérale qu'il y ait à certains points de vue dans ces projets, qui paraissent être ceux du gouvernement espagnol, il n'est point douteux que, pour le moment, le pouvoir royal y trouvera des élémens nouveaux de force. En sera-il toujours de mème? Ceci est une question différente. Mais en dehors des considérations politiques qui s'attachent à ces plans de réforme, ces événemens ne sont-ils pas de nature à inspirer plus d'une réflexion douloureuse? La première, c'est de voir l'insurrection militaire se manifester de nouveau audelà des Pyrénées. Il y a plus de dix ans que l'Espagne était affranchie de ce fléau, et le général Narvaez n'avait pas peu contribué à ce résultat. Aujourd'hui il faut se demander si la tentative récente est un fait isolé, ou si elle est un symptôme de l'état de l'armée. Et dans quel moment ces épreuves viennent-elles tomber sur l'Espagne? C'est justement à l'heure où il serait le plus utile à l'intérêt général de l'Europe que chaque pays restât libre de ses forces et de ses ressources. Il serait difficile dès ce moment de fixer avec précision le vrai caractère du dernier mouvement de Saragosse. On peut en voir du moins le résultat, et il rend plus sensible encore cette situation d'un pays considérable, que ses déchiremens séquestrent en quelque sorte des grandes affaires de l'Europe et du monde.

CH. DE MAZADE.

REVUE LITTERAIRE.

LE DEVOIR, par M. Jules Simon (1). C'est le privilége de la morale de ne laisser aucune place au scepticisme et de réunir en un même sentiment tous les esprits honnêtes, quelque divisés qu'ils soient d'ailleurs sur les choses divines et humaines. De là ce phénomène, assez ordinaire dans l'histoire de la philosophie, d'une foule de nobles âmes qui n'ont cru qu'à la vertu. Quand l'Aristote des temps modernes, Kant, porta la critique à la racine même de l'esprit humain, résolu de ne s'arrêter que devant l'inattaquable, il ne trouva rien de bien clair que le devoir. En face de cette révélation souveraine et irréfutable, le doute ne lui fut plus possible. Et voyez la merveilleuse efficacité du devoir pour édifier et pacifier les âmes : sur cette unique base, l'inflexible critique reconstruit tout ce qu'il avait renversé d'abord: Dieu, la religion, la liberté, que la raison ne lui avait donnés qu'enveloppés de contradictions, lui apparaissent maintenant en dehors du champ de la controverse, dans une belle et pure lumière, assis non sur des syllogismes, mais sur les besoins les plus invincibles de la conscience humaine et à l'abri de toute discussion.

Il faut féliciter M. Jules Simon d'avoir compris, et compris à propos, cette puissance de l'idée du devoir pour opérer le rapprochement des esprits. Le livre qu'il vient de nous donner est la meilleure preuve de l'unanimité de la nature humaine sur ce grand et principal objet de la foi. Toutes les haines de parti, toutes les passions, tous les dissentimens expirent sur le terrain où il a eu l'heureuse hardiesse de nous porter. Lui-même tout le premier en recueille le fruit dans l'accord des voix les plus diverses, qui se réunissent pour approuver la pensée de son livre et reconnaître le talent élevé avec lequel il a traité ce beau et difficile sujet.

Les livres de morale rencontrent dans l'esprit de certaines personnes un préjugé en apparence assez fondé. On leur reproche d'être stériles, de n'enseigner au lecteur que ce qu'il savait déjà, s'il est honnête homme, et ce qu'il n'apprendra jamais, s'il ne l'est pas. Cette objection peut atteindre en effet les moralistes pédantesques qui aspirent à donner un formulaire complet de la vie humaine, ou qui prétendent démontrer par de longs raisonnemens ce que l'homme ne découvrira jamais, s'il ne le trouve dans l'inspiration immédiate de sa conscience; mais elle n'infirme en rien l'opportunité et la valeur réelle du livre de M. Simon. Le devoir, il est vrai, ne s'enseigne pas directement, et l'on peut affirmer d'ailleurs que c'est bien rarement faute de connaissances théoriques que le mal se commet; mais il y a une sorte d'influence bienfaisante qui résulte de l'accent général du discours, de l'onction spiritualiste et d'un certain parfum d'honnêteté. Voilà le grand enseignement qui sort du livre de M. Simon: non, je l'avoue, il ne prouve rien qui ne fût déjà parfaitement démontré pour un galant homme; mais il met l'âme dans cette disposition générale qui fait aimer le devoir. Les vérités sur lesquelles repose la morale,-la liberté humaine, par exemple,-sont tellement claires, si on les prend dans leur simplicité, qu'elles n'ont pas besoin de démonstration, ou (1) 1 vol. grand in-8°, chez Hachette.

tellement obscures, si on veut les soumettre à l'analyse, qu'elles deviennent alors des nids de sophismes sans fin. L'argumentation est donc ici tout à fait déplacée : ennoblir les âmes, inculquer une certaine manière élevée de prendre la vie, coopérer en un mot à cette longue éducation du sens moral qui fait du bien une habitude pour l'homme, et éloigne de son esprit jusqu'à la pensée de mal faire, telle est la tâche du moraliste. Elle est parfaitement remplie dans le livre de M. Jules Simon. Après l'avoir lu, on est meilleur, non par l'effet de tel ou tel raisonnement, mais par l'effet du livre tout entier. La morale aspirant à régler la vie, c'est-à-dire la chose du monde qui consent le moins à se renfermer dans les catégories de la scolastique, est plus obligée que toute autre étude à se tenir éloignée des systèmes. Un système en effet, quelque ingénieux qu'il soit, n'embrassant qu'un côté des choses, ne saurait tenir compte de l'infinie variété de nuances avec laquelle les faits se présentent dans la réalité. La science entière de la morale peut se résumer en deux mots pas de système, pas de paradoxe; tout principe poussé à l'extrême aboutit au renversement de la morale. Le principe du devoir lui-même s'est évanoui quand on a voulu le soumettre à une inquiète analyse, et les théories du probabilisme sont venues prouver qu'avec un peu de subtilité et un bon directeur, on peut se croire tenu à bien peu de choses. La conscience interrogée avec calme et simplicité peut seule couper court aux sophismes que la dialectique soulève sur ces délicates questions de l'obligation morale nulle part la modération d'esprit, le tact qui fait deviner et préférer les nuances moyennes, ne sont plus nécessaires. M. Simon réalise pleinement cette condition essentielle du moraliste: on ne saurait être plus orthodoxe, plus éloigné de tout excès; s'il y avait un index en philosophie, un tel livre le mettrait en défaut. D'un bout à l'autre, pas une nouveauté, et certes, en un pareil sujet, c'est là un éloge; il n'y a pas de découverte à faire en morale, mais des vérités toujours bonnes à dire, quand on les dit avec autant d'élévation et d'autorité que le fait M. Simon.

:

M. Simon ne sépare pas dans son livre la morale des croyances de la religion naturelle, et nous l'en approuvons. Nous pensons comme lui que ces deux termes sont inséparables, et qu'en réalité chacun a de morale ce qu'il a de religion, et de religion ce qu'il a de morale. On peut douter cependant que les formes particulières sous lesquelles M. Simon présente sa pensée religieuse aient le don de satisfaire tous les esprits. M. Simon ne cache pas sa prédilection pour cette théologie simple et raisonnable, qui, sous des noms très divers, est devenue depuis un siècle une sorte de religion commune à l'usage des esprits éclairés. Je ne suis pas précisément de ceux qui pensent que c'est là une croyance définitive, destinée à absorber et à réunir toutes les autres, et ayant le droit de s'imposer comme une démonstration scientifique. L'essence du sentiment religieux est d'être libre dans sa forme. Lorsqu'une société d'hommes consent à abdiquer son indépendance religieuse, comme cela a lieu dans le catholicisme, rien de plus facile que de faire régner un symbole sur un grand nombre de consciences; mais dès que chacun prend au sérieux le devoir de se former à lui-même sa croyance, il n'y a pas un symbole qui puisse rigoureusement satisfaire deux personnes, car il n'y a pas un symbole qui corresponde rigoureusement à la manière dont deux personnes se

représentent l'idéal. Depuis le fétiche jusqu'au Dieu indéterminé, dont on se demande : Est-il ou n'est-il pas? depuis le Dieu des bonnes gens jusqu'au premier moteur abstrait de la scolastique, c'est toujours un même instinct de la nature humaine qui se traduit par des formes inégalement belles et pures, mais aspirant toutes à exprimer la même chose, et toutes presque également éloignées de l'infini qu'il s'agit d'exprimer. On est religieux dès qu'on admet l'objet idéal et divin de la vie humaine : l'athée, c'est l'esprit étroit, qui, fermé à l'amour désintéressé des bonnes et belles choses, ne voit dans ce monde que matière à jouir, et ne s'élève jamais au-dessus de ses vues basses et égoïstes. Dieu me garde, en faisant cette réserve, de prétendre élever une objection contre les excellentes doctrines du livre de M. Simon! Une fois qu'il est bien entendu qu'on est libre dans les choses divines de faire plus ou moins grande la part de l'image et de la métaphore, je ne vois rien dans la formu le religieuse de M. Simon qui ne doive, comme sa morale elle-même, rallier tous les esprits bien faits. Ah! le beau et enviable privilége que celui d'écrire un livre sur lequel tout le monde est d'accord! Maintenant surtout, au milieu des attaques dirigées contre l'esprit moderne, il faut s'unir; or l'on ne s'unit que par les grandes vérités inattaquables, en se sacrifiant mutuellement les paradoxes et les opinions individuelles. L'aristocratie dont les temps modernes ont besoin, celle des nobles âmes, se recrutant à peu près également dans tous les ordres de la société, ne se formera que quand tous ceux qui ont un peu de sens et d'honnêteté se donneront la main, et, tout en gardant une entière liberté sur les formes particulières de leur croyance, s'embrasseront sur le terrain commun de la raison éclairée et du devoir.

ERNEST RENAN.

HISTOIRE DE CENT ANS, par César Cantu, traduite par M. Am. Renée (1). Les résumés et les abrégés sont sans aucun doute, parmi les ouvrages historiques, ceux dont la composition présente le plus de difficultés, quand ils ne sont point conçus, comme l'excellent livre du président Hénault, d'après la méthode strictement chronologique. Il faut en effet raconter et juger tout à la fois, et faire tenir, si l'on peut parler ainsi, en quelques pages les idées, les travaux, les souffrances, la gloire et les désastres de plusieurs siècles. Cette tâche, toute rude qu'elle soit, est possible encore lorsqu'il s'agit d'un seul peuple; mais, lorsqu'il s'agit de tous les peuples, c'est à désespérer vraiment les travailleurs les plus infatigables. Aussi devons-nous féliciter d'abord M. Cantu de l'avoir entreprise, tout en nous réservant sur certaines parties de son travail une entière liberté de discussion.

M. Cantu est l'un des écrivains italiens qui, de notre temps, ont obtenu le plus de succès et de popularité. Son Histoire universelle a eu plusieurs éditions en Italie; elle a été reproduite dans la plupart des langues de l'Europe, et traduite en français par MM. Aroux et Leopardi. Son Histoire de Cent Ans, moins volumineuse et par cela même accessible à un plus grand nombre de lecteurs, a été accueillie avec une égale faveur, et M. Amédée Renée en a donné récemment une bonne traduction, accompagnée de notes, de commentaires et surtout de rectifications importantes, car, tout en reconnaissant le mérite de l'œuvre de M. Cantu, il était, ce nous semble,

(1) Paris, Didot, 4 vol. in-18.

« PreviousContinue »