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rope de son but, il ne déplacera point la question, telle qu'elle est aujourd'hui posée entre les puissances occidentales et la Russie. Si cette question est posée en des termes si extrêmes, ce n'est point certainement l'Europe qui l'a voulu. Il y a moins de six mois, elle offrait encore au gouvernement du tsar les moyens les plus honorables de sortir de cette crise : le crédit moral de la Russie restait intact dans le monde; elle conservait en Orient les prérogatives d'une puissance prépondérante; tout au plus acceptait-elle une trève, une halte dans sa marche conquérante. L'Europe se contentait de la paix. Aujourd'hui, c'est l'œuvre de tout un siècle qui va être débattue sur les champs de bataille. Si la Russie n'a montré nulle condescendance pour la paix du monde, est-il bien sûr qu'elle ait eu une grande habileté dans l'intérêt même de sa propre politique?

Quoi qu'il advienne, la France est engagée au premier rang dans cette lutte, et toutes les opinions comme tous les partis au dedans ne sauraient qu'en accepter les conséquences. Si l'esprit révolutionnaire a toujours plus contribué à paralyser les progrès intérieurs qu'à les servir, il y a des momens où en se montrant il constituerait un véritable crime : c'est quand un intérêt national nécessite une liberté d'action, une persistance de vues particulière. Dans une telle situation, n'est-il point naturel aussi que toutes les forces, toutes les mesures du gouvernement se tournent vers le même but? Un décret récent appelait sous les drapeaux les contingens arriérés de 1849 et 1850. Un autre décret vient de révéler la création d'une troisième escadre, composée de 10 vaisseaux, 14 frégates, 15 corvettes à voiles ou à vapeur, et prête à prendre la mer. Une dernière mesure, réalisant en France ce qui a été déjà fait en Angleterre, prohibe l'exportation de toute une série d'articles pouvant servir à la guerre, tels que poudre, plomb, effets militaires, bâtimens à voiles et à vapeur, machines propres à la navigation, etc. Il est un autre côté de l'état actuel qui n'est pas moins digne de considération, c'est celui des finances, et le gouvernement n'est point sans nul doute à s'en préoccuper. Ce qu'on peut observer depuis quelques jours dans les opérations des fonds publics, c'est une certaine tendance à ne point fléchir sous le poids des circonstances, à se relever au contraire à mesure que l'accord de l'Europe semble mieux s'établir et se dessiner. C'est dans ces conditions, c'est en face des perspectives nouvelles de la guerre, au milieu des fluctuations que la crise actuelle communique à tous les intérêts, dans le silence ou la suspension des préoccupations intérieures, que la session législative va s'ouvrir le 2 mars. Le corps législatif n'est plus appelé à intervenir dans la direction des intérêts extérieurs; il n'a donc ni la mission ni la possibilité de rivaliser avec le parlement anglais. Dans la sphère déterminée de ses prérogatives, il ne peut que porter un soin plus vigilant dans l'étude des questions financières qui lui seront soumises et du budget prochain. Très probablement il aura à discuter un certain nombre de lois réglant des questions intérieures. C'est la vie ordinaire suivant son cours à travers les agitations puissantes qui vont ailleurs peut-être changer les destinées du monde.

Au milieu de préoccupations semblables qui ont bien tout ce qu'il faut pour absorber une société et la rappeler à tous les grands spectacles, qui croirait cependant qu'il reste assez de temps et assez de facultés oisives pour s'in

TOME V.

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téresser à une expérience bizarre, vieille déjà d'un an en France, - l'expérience de plus en plus surprenante des tables qui tournent et qui parlent? Ces malheureux meubles, dignes d'un meilleur sort, ont leurs prophètes, leurs évangélistes et même leurs exorcistes; ils ont leur légende dorée toute brodée de prodiges. On les interroge sur la paix et sur la guerre, sur les choses les plus inconnues ou les plus futiles, et ils ne font nulle difficulté de répondre. Mais voici qui est bien mieux et qui vient enrichir la légende. Il y a, dit-on, un prédicateur fameux qui a eu l'idée de questionner une table, et qui lui a arraché un aveu des plus imprévus : c'est qu'elle était tout simplement Ninon de Lenclos. Cet aveu obtenu, il s'agissait de demander à Ninon si elle ne consentirait pas à dépouiller la forme vulgaire d'une table et à paraître en personne; c'est à quoi l'illustre épicurienne ne s'est nullement refusée : elle a pris jour et heure, et elle a comparu, au grand effroi de cette imagination terrible qui l'avait évoquée. A ceci il n'y a de comparable que les tressaillemens dramatiques et les convulsions d'une corbeille à qui on présente l'Evangile, selon ce que rapporte l'auteur d'une brochure, prêtre aussi, et qui porte un nom philosophique. N'est-ce point le cas d'emprunter au père Ventura un mot récent sur les tables parlantes, qu'il appelle « un des plus grands événemens de notre siècle?» Ainsi parle le célèbre théatin dans une lettre à l'auteur d'un livre écrit avec une bonne foi effrayante sur les Esprits et leurs manifestations fluidiques, — M. Eudes de Mirville. Comme l'auteur du livre des Esprits, le père Ventura voit dans les tables tournantes toute une révélation, une justification de la Providence, une réhabilitation du moyen âge et de l'église, un signe des temps.

Il y a certes un phénomène aussi étrange que le phénomène des tables qui tournent et qui parlent, c'est cette épidémie de crédulité qui s'attache en certains momens à des faits restés sans explication pour en tirer les conséquences les plus inouïes. Le merveilleux n'éclate-t-il donc pas en traits assez puissans dans l'univers, sans qu'on l'aille chercher dans les incarnations d'une table et dans les convulsions d'une corbeille? Et si tant est qu'il y ait là quelque fait bizarre et mal expliqué, l'éclaircit-on beaucoup mieux en imaginant toute une légion d'esprits invisibles et de démons occupés à tenter l'homme sous toutes les formes, pour s'emparer de lui? Ce qu'il y a de plus singulier en effet, c'est qu'en général ce sont des imaginations religieuses qui se vouent le plus passionnément à ce passe-temps fiévreux; elles se lamentent sur un caprice qu'elles propagent; elles donnent à tout cela l'authenticité de leur crédule bonne foi, pour se procurer la satisfaction d'une conjuration contre le démon. Sait-on, en pareil cas, le plus infaillible exorciste? C'est le bon sens, et, pour notre bonne renommée, il ne faudrait pas trop prolonger ce puéril amusement. Étrange manie d'esprits fermés à toutes les lumières naturelles des événemens, et qui se plongent dans leurs surexcitations inutiles, tandis qu'autour d'eux tout vit, tout marche et constitue le plus grand, le plus saisissant merveilleux, celui qui résulte du drame humain se développant dans sa variété et dans sa puissance!

S'il n'est point inutile d'observer ces symptômes, c'est qu'ils sont l'indice d'un travail qui s'opère dans une certaine région de l'intelligence publique. Ils sont l'expression de tout un ordre d'idées qui se fait jour dans un cer

tain nombre de publications destinées à bouleverser toutes les lois de la philosophie et de l'histoire. Les explications les plus simples et les plus naturelles ne suffisent plus, le merveilleux et le surnaturel sont invoqués à tout instant; la Providence est prise à témoin pour le moindre objet; on la mêle à tous nos petits actes, à toutes nos petites passions, et si comme dans notre siècle la civilisation et l'humanité ont à subir de cruelles épreuves, on en vient à se réfugier dans la prédiction des catastrophes suprêmes, de la fin du monde. C'est la pensée qui se retrouve au fond du livre de M. de Mirville, toujours à propos des tables tournantes. C'est le thème d'un livre écrit par un ecclésiastique sur la raison des temps présens. Que pourrait-on répondre à cela? La réalité est que l'humanité n'est ni aussi bien portante que quelques-uns voudraient le faire croire, ni aussi malade que d'autres le disent. Le propre de notre temps plus que de tous les temps, c'est qu'il est obligé à lutter sans cesse pour sauvegarder toutes les vérités religieuses, morales, philosophiques, et que tout le monde a sa part dans cette lutte. Or, indépendamment des forces que prète la religion, s'il est une arme sûre et efficace pour soutenir le combat, c'est le bon sens, c'est l'esprit de conduite, c'est la fermeté d'une raison saine, éclairée un peu moins, on en conviendra, par un phénomène ridicule que par la leçon permanente des événemens et les spectacles de l'histoire.

Plutôt que de chercher les lois du monde dans ces visions souvent puériles, ce qui est bien plus simple, c'est de se rapprocher de la réalité, c'est d'observer l'histoire dans ses manifestations les plus diverses, dans ses phases successives. Là on peut apprendre comment les civilisations grandissent et par quelles causes elles s'énervent et se dégradent, comment ces êtres collectifs qu'on nomme les peuples passent par toutes les fortunes, comment aussi les mêmes choses se reproduisent sans cesse à travers les siècles sous des noms différens. Sans doute il faut en venir alors à des faits précis, à des données qui n'ont point le charme de l'inconnu et du merveilleux; mais l'esprit se sent du moins sur un terrain plus solide et plus sûr. Ouvrez le livre de M. Combes sur l'abbé Suger, son ministère et sa régence; vous trouverez la monarchie française dans une des périodes les plus critiques et les plus laborieuses de sa formation; vous verrez reparaître la figure d'un de ces prêtres hommes d'état d'autrefois. Suivez M. Charles Gay dans ses recherches diplomatiques sur l'établissement de la maison de Bourbon à Naples; vous assisterez à toute cette mêlée d'intérêts qui a rempli une partie du XVIIIe siècle, et dont quelques-uns des résultats subsistent encore. Le passé le plus lointain lui-même a ses lumières, et certes il n'est point de spectacle plus instructif que celui de cette Grèce antique dont M. Filon vient de retracer le tableau dans son Histoire de la démocratie athénienne, en s'éclairant des philosophes grecs, des orateurs, des poètes. C'est là surtout qu'on peut voir comment les mêmes choses peuvent se reproduire. Un poète comique, Aristophane, ne peignait-il pas déjà, il y a plus de vingt siècles, ce brave Populus toujours caressé, pressuré et berné par tous les ambitieux, et Lysistrata allant au club des femmes? « Tu veux faire une constitution, dit Populus; cela n'est pas bien neuf. » Il n'est pas jusqu'au fameux axiome socialiste sur la propriété qu'Aristophane n'ait trouvé. A tout prendre, l'histoire de toutes les dé

mocraties grecques ne se résume-t-elle pas éternellement dans cette phrase de Montesquieu sur Syracuse : « Cette ville, toujours dans la licence ou dans l'oppression, également travaillée par la liberté et par la servitude, recevant toujours l'une et l'autre comme une tempête, et malgré sa puissance au dehors, toujours déterminée à une révolution par la plus petite force étrangère, avait dans son sein un peuple immense qui n'eut jamais que cette cruelle alternative de se donner un tyran ou de l'être lui-même. » C'est là l'instruction puissante et la lumière de l'histoire telle que l'esprit peut la recueillir par une étude directe et attentive, qui a bien son charme aussi, sans compter son utilité, toujours sensible.

Et si l'histoire a cet attrait toujours vivant et toujours neuf dans le monde de la pensée, à un autre point de vue, plutôt que de chercher son plaisir, un plaisir malsain et irritant dans les puérilités des phénomènes occultes, ne vautil pas mieux placer ses préférences dans les recherches et les goûts naturels de l'imagination? L'âme humaine dans ses tressaillemens, la vie dans sa mobilité, les enchantemens de la nature rajeunie au printemps ou fécondée par l'été, tout cela a un langage qui, pour n'être point celui d'une table, n'en a pas moins sa grâce et son éloquence, que recueillent les esprits bien doués pour en faire une poésie juste et touchante. Ce n'est pas que là même il n'y ait des difficultés singulières. Ce n'est pas tout que d'entendre ce langage, il faut le noter, lui donner une forme vive et originale. En un mot, au sentiment qu'on a de la poésie intime des choses, il faut joindre l'art qui sait l'exprimer. C'est là le poète. C'est parce que cet accord d'un sentiment profond et d'une expression vraie est si rare que les poètes sont si peu nombreux. C'est parce qu'on s'est accoutumé à méconnaître ces lois supérieures que l'inspiration poétique semble être devenue impuissante parmi nous. La poésie renaitra-t-elle? Elle renaitra sans nul doute, comme renaissent toutes les choses immortelles, en se transformant, et déjà ne pourrait-on pas apercevoir la trace d'une sorte de travail mystérieux? Chaque jour n'a-t-il pas sa moisson? M. Joseph Autran cherche la poésie dans la vérité et la simplicité des tableaux, comme le montrent ses Laboureurs et Soldats. M. de Gramont, l'auteur d'un Chant du passé, puise son inspiration, nous ne savons trop où. Combien d'autres encore!

Peindre un cœur déçu et prêt à se réfugier dans la mort, le rapprocher de la nature pour le rattacher à la vie, l'émouvoir au spectacle des scènes rustiques et de l'existence laborieuse des pauvres gens, mêler à la description des moissons blondissantes le tableau de la fin sereine du père de famille dans la ferme, tel est le sujet des Laboureurs de M. Autran. Peindre la vie militaire dans sa mobilité, avec ses accidens et ses contrastes, et aussi avec ce qu'elle a d'humain aujourd'hui, tel est le sujet des Soldats. L'un et l'autre de ces poèmes reposent sur une idée vraie, qui se développe dans une action simple et naturelle. La poésie de M. Autran se fait remarquer par une incontestable facilité. Ce qui la rehausse dans les Laboureurs et Soldats, c'est l'honnêteté de l'inspiration, la pureté des sentimens et plus d'un détail empreint d'une grâce délicate. La facilité, qui est le caractère du talent de M. Autran, est peut-être aussi son piége; mais il y a du moins dans ses Laboureurs et Soldats une certaine unité d'inspiration qu'on ne retrouve pas dans le Chant

du Passé de M. de Gramont. Le livre de M. de Gramont est un composé de sonnets et de ce que l'auteur appelle des rhythmes, sans compter des traductions de psaumes qui font peut-être ici une assez singulière figure. Ce qui manque dans la poésie de M. de Gramont comme dans beaucoup d'autres vers contemporains, ce n'est point l'habileté ni un certain mouvement d'images et de couleurs : c'est l'originalité, cette originalité intime, dont l'absence fait qu'on n'aperçoit pas souvent de différence sensible entre les vers de la veille et ceux du lendemain. Cette poésie est comme une poignée de fleurs du matin gracieuses et éphémères. Heureux quand on en peut retirer un fragment, un sonnet où une poétique pensée s'enveloppe d'une forme saisissante! En est-il ainsi dans la Fleur du Panier, de M. Armand Barthet? M. Barthet n'en est pas à ses débuts poétiques; il a fait une comédie en vers, le Moineau de Lesbie, qui a figuré au Théâtre-Français. Depuis, il a écrit encore une autre comédie dans le même genre, le Chemin de Corinthe. Il y a dans les vers nouveaux de M. Barthet, comme dans les précédens, un mélange de grâce, de fantaisie et de sentiment qui n'est point sans charme. C'est en particulier l'attrait du petit poème d'Aldine. Seulement, c'est là un genre d'inspiration qui dégénère aisément en affectation, en caprices vulgaires, et qui par un autre chemin revient à l'éternel écueil, l'absence d'originalité. Mais de tous les genres de poésies, le plus ingrat, à coup sûr, est celui des poésies de circonstance. Il faut être un esprit sincèrement ému pour faire les Messéniennes, ou une imagination puissante pour faire les Orientales au moment où tous les regards se tournent vers l'Orient. M. Dromain l'a voulu essayer encore aujourd'hui dans les Syriennes, en promenant sa muse dans le Bosphore et à travers la Turquie. Que dirons-nous? les Syriennes ne sont pas les Orientales, et il est à craindre qu'elles ne soient emportées comme une paille légère, disparaissant, avant d'avoir pu être observées, dans le mouvement de choses qui s'agite vers l'Orient. Ainsi la poésie elle-même, en certains momens, se met d'accord avec les faits et ramène au but où tout tend, où tout se précipite aujourd'hui.

Si la question d'Orient reste l'élément dominant dans les préoccupations universelles, si dans la plupart des pays l'attention se concentre dans cette pensée unique, ce qu'il faut néanmoins observer, c'est comment des pays tels que l'Angleterre parviennent en même temps à suffire à leurs intérêts les plus variés. Récemment à l'ouverture du parlement et lorsque la guerre était déjà plus qu'une possibilité, lord John Russell présentait un bill de réforme électorale, suivant l'engagement qu'il en avait pris l'an dernier. C'est en 1831, on le sait, que la loi électorale de l'Angleterre a été réformée une première fois et purgée de ses vices les plus choquans, de sorte que les modifications actuelles ne sauraient avoir la même importance. Dans tous les cas, lord John Russell ne pouvait accepter absolument l'opinion qui demandait la répartition des siéges au parlement suivant le chiffre de la population; il en serait résulté l'annulation complète de l'aristocratie territoriale, et ce n'est point là que tend le gouvernement britannique. Lord John Russell s'est proposé simplement de faire disparaitre quelques anomalies qui restent dans la loi actuelle, en étendant du même coup le droit électoral. D'un côté, il y a un assez grand nombre de colléges dont la population est trop peu nom

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