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REVUE MUSICALE.

Malgré les difficultés survenues dans les hautes régions de la politique extérieure, la saison musicale poursuit son cours, et les fêtes de l'esprit se succèdent, comme si la question d'Orient n'était pas venue compliquer les relations des gouvernemens de l'Europe. Le plaisir est un grand diplomate, il dénoue bien des nœuds que l'épée d'Alexandre ne trancherait pas aussi facilement, et il n'est pas impossible qu'après quelques dissonances mal préparées, il ne finisse par rétablir l'harmonie dans le concert européen. En attendant, l'Opéra fait de louables efforts pour fixer l'attention publique et se maintenir au rang qu'il occupe parmi les institutions libérales de la nation. S'il ne réussit pas toujours à toucher le but qu'il se propose, si l'administration est trop souvent livrée à l'incertitude, n'ayant ni un plan bien arrêté, ni assez d'indépendance pour réaliser lentement des réformes nécessaires qui porteraient de bons fruits, elle essaie au moins d'exciter la curiosite par des représentations extraordinaires et des apparitions successives d'artistes éminens. Sans doute on pourrait se demander s'il est de l'intérêt et de la dignité de l'art qu'on sacrifie l'ensemble d'un grand établissement lyrique à quelques talens surfaits par une publicité peu scrupuleuse. L'exemple de la Comédie-Française n'est-il pas là pour nous apprendre qu'un artiste, admirable d'ailleurs par certaines qualités saillantes, peut rompre l'équilibre d'une administration bien ordonnée et mettre en péril le théâtre qui a fait son éducation et sa fortune? Or, si tel est le résultat qu'a produit la domination de Me Rachel à la Comédie-Française, que sera-ce dans un théâtre lyrique, où les grands effets dépendent de l'homogénéité des parties concertantes? A Dieu ne plaise que nous soyons hostiles à ces belles et puissantes natures qui surgissent de temps en temps et qui viennent nous consoler du règne de la médiocrité; mais si les Pasta, les Malibran, les Rachel, sont des ètres privilégiés, à qui il faut beaucoup pardonner parce qu'ils nous font beaucoup aimer, on ne doit pas la même indulgence à ces ambitions désordonnées qui mêlent à beaucoup de plomb quelques parcelles d'or.

Il y a environ une dizaine d'années, en 1844, qu'une jeune Allemande des environs de Berlin vint à Paris pour s'y perfectionner dans l'art du chant. Sur la recommandation de M. Meyerbeer, elle s'adressa à M. Bordogni, professeur habile et bien connu, qui lui donna d'excellens conseils. Ses études étaient à peine ébauchées, que la famille de la jeune élève voulait déjà la rappeler, lorsque M. Bordogni insista pour qu'on la laissât encore quelque temps sous sa direction, promettant à ce prix un succès complet. Après deux ans d'études assez bien employés, Mlle Cruvelli fit un voyage en Italie et débuta à Venise en 1846 dans la Norma de Bellini, avec un très grand éclat. Elle fut engagée successivement à Milan, à Trieste, à Gênes, et partout elle reçut un accueil favorable. Quelques épisodes qui échappent à la juridiction de la critique, des actes trop fréquens d'insubordination aliénèrent bientôt à Mile Cruvelli les sympathies du public italien, qui n'est pourtant pas bien évère pour ceux qui l'amusent un instant. C'est alors que Mile Cruvelli eut

l'idée de revenir à Paris, où elle débuta au Théâtre-Italien en 1850, par le rôle d'Elvira, dans l'Ernani de M. Verdi. Nous fùmes des premiers à saluer l'avénement d'une jeune cantatrice qui, sans protecteurs et sans bruit, venait se soumettre au jugement de la critique et à celui du public impartial. Son succès fut spontané et général, et, sans nous faire illusion sur les nombreux défauts qu'on pouvait lui reprocher, nous eûmes le plaisir de lui annoncer une brillante carrière, si elle était assez sage pour résister aux pernicieux conseils qu'on ne manquerait pas de lui donner bientôt.

Malheureusement Mile Cruvelli ne tarda pas à succomber aux piéges que l'industrie présente à tous ceux qui arrivent de nos jours à la renommée. Comme tant d'autres artistes que nous pourrions citer, Mile Cruvelli a pris au sérieux les énormités qui s'impriment chaque jour à Paris sur la musique, et, dédaignant les bons avis de ceux qui l'avaient si bien guidée jusqu'alors, elle s'est cru un de ces talens supérieurs qui veulent des hommages et non pas des conseils. Les avertissemens salutaires ne lui furent pourtant pas épargnés. Elle dut s'en apercevoir à l'accueil qu'on lui fit dans il Barbiere di Siviglia, dans la Figlia del Regimento, dans la Luisa Miller et jusque dans la Norma, où elle était fort inégale et bien loin de Mule Grisi, qui avait imprimé à ce rôle l'empreinte de sa beauté majestueuse et celle de son talent, plus énergique que délicat. Des prétentions inadmissibles et des mécomptes de tout genre avaient rendu Mlle Cruvelli impossible au Théâtre-Italien, lor:que l'administration de l'Opéra, qui aurait pu avoir Mile Cruvelli trois ans plus tôt et sans d'aussi grands sacrifices, a eu l'idée de se l'attacher pour deux ans. Mile Cruvelli vient de débuter dans le rôle de Valentine des Huguenots avec un succès que nous allons apprécier.

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Mile Sophie Cruvelli, qui est maintenant dans toute la plénitude de la jeunesse, est une grande et belle personne, à la taille élancée, dont les ondulations et les tressaillemens indiquent la vigueur et l'impressionnabilité. Une physionomie originale, qui a quelque chose d'étrange et même d'un peu sauvage, des yeux enfoncés sous la voûte frontale, d'où ils lancent des éclairs confus et menaçans, une bouche dédaigneuse, plus faite pour exprimer la colère que les sentimens affectueux, une poitrine osseuse et large, qui frémit à la moindre secousse comme une table d'harmonie, tout cela forme un ensemble de qualités précieuses pour une cantatrice dramatique. Sa voix est un mezzo soprano d'une étendue presque de deux octaves. Fatiguée et déjà ternie dans les notes extrêmes du registre aigu, cette voix, qui ne manque ni de charme ni d'une certaine flexibilité, est puissante et très sonore dans la partie vraiment caractéristique de son échelle, qui est renfermée entre le fa du milieu et celui de l'octave supérieure. A ces huit cordes vibrantes, qui forment le corps de la voix, Mile Cruvelli peut ajouter, dans les momens suprêmes, quelques notes de luxe et s'élancer victorieusement depuis l'ut au-dessous de la portée jusqu'à sa double octave supérieure. Tels sont les avantages et pour ainsi dire les élémens matériels que la nature a mis à la disposition de la jeune cantatrice pour atteindre le but de l'art du chant, qui est de charmer les cœurs par les inflexions de la voix humaine. On sait que le rôle de Valentine dans les Huguenots a été créé dans l'origine par Me Falcon avec un succès qui a laissé une vive impression dans les sou

venirs des amateurs. Depuis que Mile Falcon a été forcée de quitter un théâtre où elle n'a pas été remplacée, un grand nombre de cantatrices se sont essayées avec plus ou moins de bonheur dans ce rôle, qui, pour n'être pas très long, n'en est pas moins l'un des plus difficiles qu'il y ait dans le répertoire moderne. Nous ne sommes pas de ceux qui refusent au virtuose le droit d'ajouter sa propre inspiration à celle du compositeur dont il interprète la pensée : quoi qu'il fasse, l'homme a besoin de liberté, et il ne peut rien résulter de grand dans les arts de la coopération d'instrumens passifs qui n'auraient pas conscience de leur activité intérieure; mais si nous refusons de souscrire à la théorie exclusive propagée par Gluck dans un temps où ce grand homme avait besoin de réagir contre la toute-puissance des sopranistes italiens, nous exigeons avec le sens commun que le virtuose respecte la conception du maitre dont il est l'organe, et qu'il ne la modifie, dans les parties accessoires, que pour mieux s'en assimiler l'esprit. Cette part d'initiative réservée au virtuose dans l'exécution d'une œuvre musicale a été fort bien définie par Hegel dans son Esthétique, et c'est dans l'usage que fait le chanteur dramatique de cette part de liberté qu'on ne peut lui refuser qu'on reconnaît s'il est un véritable artiste. On voit qu'il n'y a pas de petite question où l'esprit humain n'ait à résoudre ce grand problème de la conciliation de l'ordre et de la liberté.

Le caractère de Valentine, tel qu'il a été dessiné par M. Scribe et peint par M. Meyerbeer, est tout à la fois énergique et tendre. Fille soumise, ayant dans le cœur une passion chaste et profonde, elle succombe dans une lutte sanglante en proférant le nom de son père et celui de son amant. Ce caractère de femme, qui reflète quelques lueurs de celui de Pauline dans le Polyeucte de Corneille, avait été admirablement saisi par Mile Falcon. Elle en avait fondu les nuances dans une savante composition où sa propre inspiration s'ajoutait à celle du maître, sans en altérer l'économie. Mile Cruvelli, au contraire, a fait jaillir du caractère de Valentine toute la partie énergique, qu'elle exprime parfois avec une crudité d'accens qui a surpris même le public de l'Opéra. Ainsi, dans le duo du troisième acte qu'elle chante avec Marcel, lorsqu'elle dit à ce vieux serviteur: Je suis une femme qui l'adore et qui mourra... mais en sauvant ses jours, Mlle Cruvelli fait un point d'orgue où du la supérieur elle descend précipitamment jusqu'au re en bas, et, dans un portamento violent, elle réalise un de ces contrastes vulgaires que dédaignent les grands artistes. Ce hiatus énorme que Mme Tedesco emploie si fréquemment, et que Mme Alboni elle-même, hélas! place quelquefois au nombre de ses séductions, Mile Cruvelli le reproduit sans cesse et sans mesure. Dans la belle phrase du cantabile de ce même duo avec Marcel : Ah! l'ingrat... d'une offense mortelle, la voix pleine et sonore de la jeune et belle cantatrice vibre sans efforts, et remplit la salle d'une émotion qu'on voudrait éprouver plus souvent. Dans la grande et magnifique scène du quatrième acte entre Raoul et Valentine, Mile Cruvelli trouve quelques élans pathétiques qui désarmeraient les juges les plus difficiles, si la virtuose savait mieux en préparer l'explosion. C'est là en effet le grand reproche qu'on peut faire à Me Cruvelli, de manquer de prévision, et de se livrer tout entière à l'inspiration du moment. Si elle comptait moins sur son courage que sur son intelligence, peut

être parviendrait-elle à mériter les éloges qu'on lui prodigue pour plaire à ses beaux yeux.

Que manque-t-il donc à Mile Sophie Cruvelli pour atteindre au rang suprême, pour franchir ce degré qui, dans toutes les carrières, sépare les Parménion d'Alexandre, les Antoine de César, les Donizetti de Rossini, les Giulia Grisi de la Malibran? Elle est belle, jeune, douée d'une voix magnifique qui peut braver impunément les plus grands périls; elle a de l'ardeur comme un cheval de bataille qui tressaille au son de la trompette; cantatrice suffisante pour le genre qu'elle vient d'adopter, elle prononce très bien, et sa pantomime a souvent de la noblesse. Il ne lui manque qu'une toute petite chose, un rien, un souffle imperceptible qu'on nomme l'idéal, et qui faisait dire à Raphaël ces mots si connus: Essendo carestia di belle donne, io mi servo di certa idea, che mi viene alla mente. L'idéal, dont se moquent les gens vulgaires comme on se rit de l'amour qu'on n'a jamais éprouvé, est cette dernière goutte de lumière qui s'ajoute à la lumière naturelle, et sans laquelle, quoi qu'on fasse, on n'est pas du petit nombre des élus. Sans exiger de Mile Cruvelli ce don des miracles, qui est rare dans tous les temps, qu'elle se montre seulement docile aux bons conseils qu'on peut lui donner, et elle pourra encore fournir une assez belle carrière.

Ces réserves de la critique faites, nous n'avons plus qu'à féliciter la direction de l'Opéra de s'être attaché Mile Cruvelli, qui convient parfaitement à ce genre de drame lyrique qui, depuis Lulli jusqu'à l'auteur des Huguenots, est le partage de l'école française. Nous sommes d'autant plus autorisé à conclure ainsi nos observations, que nous-mêmes avons été des premiers à éveiller l'attention de M. Meyerbeer sur les belles qualités de la jeune cantatrice allemande.-Les Huguenots sont exécutés avec assez de soin. M. Gueymard a de bonnes intentions, et, dans le grand duo du quatrième acte, il dit fort bien la phrase capitale qui résume toute la situation. M. Obin, dans le personnage de Marcel, fait preuve d'un véritable talent. C'est le seul artiste qui comprenne à l'Opéra ce que c'est que composer la physionomie d'un rôle, et qui, en restant fidèle à la lettre de la partition, sache y ajouter sa propre inspiration.

Le théâtre de l'Opéra-Comique est toujours dans la situation d'un amant transi qui attend sa bien-aimée, c'est-à-dire le nouvel ouvrage de M. Meyerbeer. Pour l'instant, nous n'avons qu'à signaler l'apparition d'un petit opéra en un acte de M. Reber, les Papillottes de M. Benoist. Sous ce titre, MM. Jules Barbier et Michel Carré ont mis en couplets une fort jolie petite comédie de Goethe, Frère et Sœur, qui avait déjà passé par le laminoir de M. Scribe. La musique de M. Reber, sans avoir rien de bien nouveau et de bien piquant, est écrite avec soin; on y remarque de charmans couplets, Suzanne n'est plus un enfant,— que M. Couderc dit avec goût.

Le Théâtre-Italien a décidément repris le rang qui lui appartient dans les plaisirs de la haute société parisienne; il est devenu le vrai rendez-vous de la bonne compagnie et de tous ceux qui ne mettent rien au-dessus d'une voix naturelle assouplie par l'étude, pour exprimer sans efforts les sentimens de l'âme dans les régions tempérées de la passion. Fidèle à cette règle suprême du goût qui repousse les extrêmes, et qui n'admet pas que l'organe vocal de

l'homme puisse être chargé de rendre les mouvemens impétueux de la colère, l'école italienne sera toujours la première du monde tant qu'elle restera docile au génie qui l'a fondée. On ne chante pas en Allemagne, on y accompagne la symphonie; on ne chante pas à l'Opéra, on y déclame de la tragédie lyrique; on ne chante pas à l'Opéra-Comique, on y débite de l'esprit : on ne chante vraiment qu'au Théâtre-Italien. Qu'y a-t-il au monde de plus exquis à entendre que l'Alboni dans la Rosina du Barbiere di Siviglia? Quelle voix, quelle facilité, quel brio et quel enchantement de l'oreille! Voyez comme M. Mario lui-même s'efface à côté d'elle dans ce rôle d'Almaviva, dont il n'a plus la tradition! Il écourte toutes les phrases et chante la cavatina de l'introduction, ecco ridente il cielo, avec le laisser-aller d'un grand virtuose qui aurait acquis le droit de ne plus rien apprendre. M. Rossi, dans le rôle de Bartholo, fait aussi trop de grimaces, et malgré son entrain et sa bonne humeur, il serait à désirer qu'il chantât l'air de Rossini: A un dottor della mia sorte, au lieu d'en intercaler un autre d'un compositeur obscur. Nous ne cesserons encore de nous élever contre l'excessive rapidité de mouvemens qu'il plait à M. le chef d'orchestre d'imprimer à presque tous les morceaux un peu vifs. Le quintetto du second acte du Barbiere, le duo de l'Italiana in Algieri: Se inclinassi a prender moglie, sont complétement défigurés par l'espèce de furia qui s'empare tout à coup de M. Benetti, et dont il exprime la trépidation par des gestes de possédé. Un peu plus de calme et de bon sens feraient bien mieux notre affaire et celle du public, qui veut entendre la musique de Rossini telle qu'elle est écrite. Le Théâtre-Italien a fait une excellente conquête dans un jeune baryton, M. Graziani, dont la belle voix tenorizante n'est pas moins remarquable que le bon sentiment musical dont il est pénétré. Lorsque M. Graziani aura perdu la timidité qui le gêne sur la scène, et que sa voix sonore aura acquis la souplesse qui lui manque par des études de vocalisation qu'on ne fait plus en Italie, il ne lui sera pas difficile d'arriver à une grande renommée. Le Théâtre-Italien, qui est en pleine prospérité, nous prépare des nouveautés qui ajouteront un attrait de plus aux belles représentations qu'il nous donne depuis le commencement de la saison.

L'ombre de Donizetti doit être bien contristée, s'il lui est donné de voir, par-delà le fleuve qu'on ne repasse plus, ce qui se fait sur cette terre. L'auteur de la Favorite, des Martyrs et de la Fille du régiment méritait-il l'outrage qu'on vient de lui faire à l'Opéra et au troisième théâtre lyrique, en exhumant deux partitions, Betly et Élisabeth, qui auraient dû rester enfouies où on les a trouvées? Les prétendus admirateurs du compositeur charmant dont nous déplorons la mort prématurée ont été cette fois bien mal inspirés. Les concerts sont en pleine floraison; ceux du Conservatoire ont commencé le 8 janvier, et le programme de cette première séance était fort heureusement combiné. Il se composait de l'ouverture et de l'introduction de Don Juan, sublime inspiration qu'on ne se lassera jamais d'entendre et qui a produit un très grand effet. M. Bataille, qui chantait la partie de Leporello, a laissé désirer un peu plus de brio et de gaieté. Une fantaisie pour deux flùtes, de la composition de M. Léon Magnier, remplissait le second numéro, et ce morceau agréable, qui sort des lieux communs connus sous le

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