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Conrart, le premier secrétaire de l'Académie française, était un curieux universel: il prenait le plus vif intérêt à toutes les choses de quelque importance qui se passaient dans les lettres, dans la société, dans la politique même, car il était du conseil d'état aussi bien que de l'Académie, et il se piquait d'être honnête homme, dans le sens qu'on donnait alors à ce mot. Très répandu dans les meilleures compagnies, il recherchait les pièces de tout genre, en prose et en vers, qui circulaient sans être publiées; il les recueillait en original ou en copie, et ces recueils très volumineux sont aujourd'hui à la Bibliothèque de l'Arsenal (1). Nous y avons trouvé plus d'une lettre inédite adressée à Mme de Sablé ou même écrite par elle pendant sa jeunesse et son âge mûr. Plus tard, retirée à Port-Royal, elle brûla en quelque sorte sa vie passée, tous ses papiers; heureusement elle prit à son service, pour être à la fois son médecin, son intendant et son secrétaire, le docteur Valant, homme instruit, aimant assez la belle littérature, et surtout fort curieux. Me de Sablé lui abandonnait ou il s'appropriait lui-même toutes les lettres qu'elle recevait, même les plus intimes, aux dépens de l'amitié et au grand profit de l'histoire; car, après la mort de la marquise, Valant rassembla ces papiers, les mit en ordre, et les déposa à l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés, d'où ils sont arrivés à la Bibliothèque nationale (2). Là se rencontre une foule de lettres précieuses de toute la société de MTM de Sablé, hommes et femmes; quelques-unes de Pascal, un assez grand nombre de La Rochefoucauld, avec de charmans billets de Mme de La Fayette, un entre autres qui trahit le secret et donne presque la date de sa liaison naissante avec l'auteur des Maximes, et qui, échappé de son cœur, est venu tomber des mains de sa négligente amie dans celles de l'indiscret docteur, lequel l'a très soigneusement conservé, afin qu'un jour un autre indiscret le découvrît et le mît sous les yeux du public.

Voilà les deux sources où tour à tour nous puiserons. Conrart nous aidera à suivre Mme de Sablé dans le monde; Valant nous la montrera à Port-Royal?

I.

Madeleine de Souvré était fille de Gilles de Souvré, marquis de Courtenvaux, qui suivit le duc d'Anjou en Pologne, se trouva à la

(1) Les manuscrits de Conrart à la Bibliothèque de l'Arsenal se divisent en deux séries: vingt-quatre volumes in-4o, et dix-huit volumes in-folio; ajoutez-y, à la même Bibliothèque, un recueil du même genre en deux volumes in-4°, intitulé: Recueil de Pièces. (2) Fonds intitulé: Résidu de Saint-Germain, quatorze portefeuilles in-folio. Il y faut joindre deux volumes in-4°, Supplément français, no 3029, et un in-folio sous ce titre : Lettres de madame de Sablé à divers.

bataille de Coutras, et rendit des services considérables à Henri IV, qui le choisit pour être gouverneur de Louis XIII, charge importante qui lui valut le bâton de maréchal de France, comme plus tard à Nicolas de Neuville, le premier duc et maréchal de Villeroy. Elle eut deux sœurs l'aînée, qui fut Mme de Lansac, fort remarquée à la cour de Marie de Médicis; la cadette, qui, s'étant faite religieuse, devint abbesse de Saint-Amand, à Rouen, et paraît avoir apporté cette abbaye dans la maison de Souvré, puisqu'après elle deux de ses nièces lui succédèrent à la tête de ce monastère. De ses quatre frères, le plus connu est Jacques de Souvré, chevalier de Malte, qu'on nommait ordinairement le commandeur de Souvré, qui devint grandprieur de France, fit bâtir le superbe hôtel du Temple pour être la demeure ordinaire des grands prieurs, et mourut en 1670 (1). Disons aussi qu'une des nièces de Madeleine de Souvré, Anne de Souvré, marquise de Courtenvaux, épousa Louvois en 1662, et qu'une de ses petites-filles, la fille du marquis de Laval, fut mariée la même année à un autre favori de Louis XIV, le marquis de Rochefort, depuis maréchal de France.

Jusqu'ici on a fait naître (2) Madeleine de Souvré en 1608; mais un document authentique, le Nécrologe de Port-Royal, dit qu'elle mourut « le 16 janvier 1678, à l'âge de soixante-dix-neuf ans; » elle était donc née certainement en 1599, à peu près avec le xvme siècle, et elle l'a presque accompagné jusqu'au bout de sa carrière, ou du moins jusqu'à ce moment fatal où, parvenu au faîte de la grandeur en toutes choses, il n'avait plus qu'à décliner.

Une fille de gouverneur de roi, qui d'ailleurs avait beaucoup d'agrémens personnels, ne pouvait manquer d'être fort recherchée. Un Journal inédit de la cour et de Paris, depuis le 1er janvier 1614 jusqu'au 31 décembre 1619 (3), nous apprend que c'est le 9 janvier 4614 que Madeleine de Souvré épousa Philippe-Emmanuel de LavalMontmorency, seigneur de Bois-Dauphin, fils du maréchal de BoisDauphin, et marquis de Sablé (4). On ne sait pas autre chose de son mari, sinon qu'il mourut en 1640, et qu'elle en eut quatre enfans: une fille, Marie de Laval, religieuse à Saint-Amand de Rouen; Henri, doyen de Tours, évêque de Saint-Pol-de-Léon, puis de La Rochelle (5); Urbain de Laval, marquis de Bois-Dauphin, mort en 1661;

(1) On en a un très beau portrait in-folio, gravé par Lenfant, en 1667, d'après Pierre Mignard. Son mausolée et sa statue, de la main de Michel Anguier, étaient autrefois à Saint-Jean-de-Latran, et on les peut voir encore au musée du Louvre.

(2) Les éditeurs de Tallemant des Réaux, tome II, page 320.

(3) Manuscrits de Conrart, in-4, tome XI, p. 197.

(4) Sablé est une petite ville du Maine, dont Ménage a écrit l'histoire, Histoire de Sable, Paris, 1686, in-4o.

(5) L'évêque de La Rochelle est mort en 1693: on en a quatre beaux portraits gravés; les deux meilleurs sont ceux de Boulanger et de Lenfant.

et ce beau et brave Guy de Laval, d'abord appelé le chevalier de Bois-Dauphin, puis le marquis de Laval, qui périt tout jeune et déjà lieutenant-général au siége de Dunkerque en 1646.

Telle est la famille de la marquise de Sablé : elle y tenait parfaitement sa place.

Avec son rang et tous ses avantages, il est impossible qu'il n'y ait pas eu d'elle quelque portrait, et même plusieurs, de la main des meilleurs artistes du temps, soit quand elle était jeune fille, soit à son mariage, ou dans quelque autre circonstance importante de sa vie; mais ces portraits ont péri dans le grand naufrage, ou, s'ils y ont échappé, ils sont perdus dans le coin de quelque château de province ou dans le grenier de quelque marchand. Quant à des portraits gravés de Me de Sablé, il est fort vraisemblable qu'il n'y en a jamais eu; le père Lelong n'en indique aucun (1), et il n'y en a point au cabinet des estampes. Nous en sommes donc réduits à nous en rapporter sur sa personne au témoignage de Mme de Motteville, qui l'avait vue à la cour dans leur jeunesse, et qui lui donne « une grande beauté (2). »

Pour de l'esprit, on s'accorde à lui en reconnaître beaucoup, et Tallemant lui-même, qui ne voit dans les gens que leurs mauvais côtés et les peint en caricature, ne peut s'empêcher de convenir que « elle avait bien de l'esprit (3). »

Mme de Motteville se complaît à faire l'éloge de son caractère : «J'ai toujours reconnu, dit-elle, dans Mme de Sablé beaucoup de lumière et de sincérité (4). »

Voilà bien des moyens de plaire, et, comme on le pense bien, la jeune et belle marquise ne manqua pas d'adorateurs dans une cour à moitié italienne et à moitié espagnole, où la galanterie était à la mode; mais Mme de Sablé était une élève de l'Astrée : elle concevait l'amour de cette façon idéale et chevaleresque que Corneille a einpruntée à l'Espagne, et elle contribua beaucoup à répandre le goût de ces grands sentimens à la fois passionnés et purs, ou ayant la prétention de l'être, dont se piquait Louis XIII, et qui régnèrent dans la littérature et dans le beau monde jusqu'à Louis XIV. « La marquise de Sablé, dit Mme de Motteville (5), était une de celles dont la beauté faisait le plus de bruit quand la reine (6) vint en France. Mais, si

(1) Bibliothèque historique de la France, tome IV, Portraits graves des François et Françoises illustres, etc.

(2) Mémoires de madame de Motteville, édit. d'Amsterdam, 1750, tome Ier, page 13. (3) Tallemant, tome II, page 320.

(4) Mme de Motteville, tome IV, page 24.

(5) Tome Ier, page 13.

(6) La reine Anne vin: en France en 1615; cela prouve bien que Mme de Sablé n'était pas née en 1608.

elle était aimable, elle désirait encore plus de le paraître l'amour que cette dame avait pour elle-même la rendit un peu trop sensible à celui que les hommes lui témoignaient. Il y avait encore en France quelques restes de la politesse que Catherine de Médicis y avait rapportée d'Italie, et on trouvait une si grande délicatesse dans les comédies nouvelles et tous les autres ouvrages en vers et en prose qui venaient de Madrid, qu'elle avait conçu une haute idée de la galanterie que les Espagnols avaient apprise des Maures. Elle était persuadée que les hommes pouvaient sans crime avoir des sentimens tendres pour les femmes, que le désir de leur plaire les portait aux plus grandes et aux plus belles actions, leur donnait de l'esprit et leur inspirait de la libéralité et toutes sortes de vertus, mais que, d'un autre côté, les femmes, qui étaient l'ornement du monde et étaient faites pour être servies et adorées, ne devaient souffrir que leurs respects. Cette dame, ayant soutenu ses sentimens avec beaucoup d'esprit et une grande beauté, leur avait donné de l'autorité dans son temps, et le nombre et la considération de ceux qui ont continué à la voir ont fait subsister dans le nôtre ce que les Espagnols appellent fucezas. »

Ce langage et cette peinture ne nous transportent-ils pas à l'hôtel de Rambouillet? Mme de Sablé fut une des idoles de l'illustre hôtel et le type de la parfaite précieuse. Aussi les lettres de Voiture sont-elles remplies de son nom; plusieurs lui sont adressées à elle-même (1), et sur un ton de respect et de considération que Voiture ne garde pas avec tout le monde.

Parmi les jeunes seigneurs, passionnés pour l'esprit et pour la beauté, qui lui adressèrent leurs hommages, était au premier rang ce brillant duc et maréchal Henri de Montmorency, le digne frère de la belle Charlotte-Marguerite, princesse de Condé, plus soldat peut-être que capitaine, qui pourtant sut tenir tête au duc de Rohan et gagna la bataille de Veillane, mais qui, ayant eu la folie d'entrer dans la conspiration et la révolte de Gaston, duc d'Orléans, fut battu, fait prisonnier, et monta sur un échafaud à Toulouse, le 30 octobre 1632, à l'âge de trente-huit ans. Quoiqu'il eût quelque chose d'un peu égaré dans les yeux, il était difficile de rencontrer un plus beau et plus accompli cavalier. Ses portraits gravés lui donnent la taille et la tournure d'un héros (2). Il était un peu léger, mais généreux et magnifique, et répondait assez à l'idéal que s'était formé Mme de Sablé. Montmorency l'aima; Mme de Motteville nous l'apprend : « Son cœur, dit-elle, avait été occupé d'une forte passion pour Mme de Sablé, » et il paraît que celle-ci n'y fut pas insensible.

(1) OEuvres de Voiture, édit. de 1745, tome Ier, pages 29, 32, 34, 36, 37, 201, 232. (2) Voyez le charmant petit portrait de Mellan et celui de M. Lasne in-folio.

D'ailleurs aucun détail sur le moment précis et la durée de cette liaison. On sait seulement qu'au bout de quelque temps, Montmorency ayant paru lever les yeux sur la reine, Mme de Sablé, en digne Espagnole, rompit avec lui. « Je lui ai ouï dire à elle-même, quand je l'ai connue, dit Mme de Motteville, que sa fierté fut telle à l'égard du duc de Montmorency, qu'aux premières démonstrations qu'il lui donna de son changement, elle ne voulut plus le voir, ne pouvant recevoir agréablement des respects qu'elle avait à partager avec la plus grande princesse du monde. »

Tallemant dit, mais que ne dit pas Tallemant? que Mme de Sablé eut plusieurs autres liaisons : nous n'en voyons pas la moindre trace dans aucun des auteurs imprimés ou manuscrits que nous avons consultés, et après Montmorency nous n'apercevons plus en elle qu'un sentiment bien marqué, l'amitié. Dans l'âme d'une vraie précieuse, l'amitié n'était guère au-dessous de l'amour : elle en avait les délicatesses, les raffinemens, quelquefois même les orages. Dès qu'elle entra à la cour de Marie de Médicis, Mme de Sablé connut une jeune dame belle et spirituelle, d'une sensibilité voisine de l'exaltation, Mlle Anne Doni d'Attichy, depuis la comtesse de Maure, qui n'était pas encore mariée, et fut assez longtemps une des filles d'honneur de la reine-mère. Les deux jeunes femmes se prirent l'une pour l'autre d'une tendresse fort vive, qui survécut à toutes les vicissitudes et fit jusqu'à l'heure suprême la consolation et la douceur de leur vie.

L'année 1632 leur fut diversement douloureuse. Quoique Mme de Sablé eût rompu avec Henri de Montmorency, elle n'avait pu sans doute rester indifférente à sa destinée. Quelles ne durent pas être ses anxiétés lorsqu'elle apprit qu'il s'était engagé dans la guerre civile, et combien le coup de hache frappé à Toulouse dut retentir cruellement dans son âme! Me d'Attichy ne fut pas moins éprouvée. Elle était la nièce du garde des sceaux Michel de Marillac et du maréchal de ce nom, que Richelieu brisa sans pitié après s'en être longtemps servi, quand au lieu d'instrumens ils lui devinrent des obstacles. Il envoya le garde des sceaux mourir en prison à Châteaudun, et fit tomber la tête du maréchal sur un échafaud. Anne d'Attichy frémit d'indignation et de douleur, et elle voua au cardinal une haine qui ne s'est jamais démentie. Elle quitta Paris, et elle était à la veille de partir pour Sablé, où la marquise était alors: tout à coup elle apprend que Mme de Sablé a écrit à Me de Rambouillet une lettre où, lui parlant de sa fille, la célèbre Julie, depuis Mme de Montausier, elle disait que son plus grand bonheur serait de passer sa vie seule à seule avec elle. Anne d'Attichy a par hasard connaissance de cette lettre, et sa fière tendresse en est blessée comme d'une trahison. Son amie a beau la rassurer, excuser. sa lettre sur le style

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