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demandé sur la police des cantines? Non, vous ne le devinez pas. Eh bien! je vais vous le dire: une lettre d'amour, une lettre de la Nouvelle Heloise! En vérité j'ai envie de vous lire cela.

Gertrude eut alors un regard dont Gérion ne pouvait pas comprendre l'expression: elle eut un instant la pensée, j'en suis convaincu, malgré ce qu'il y avait de bonhomie sur les traits de son mari, qu'elle était l'objet d'une raillerie, d'une provocation, d'une insulte; que Gérion avait surpris une lettre qui lui était adressée par Thierry, et qu'il allait la lui lire, afin de la torturer par son ironie avant de l'anéantir par son courroux. Cette idée avait éveillé en elle un ordre de sentimens qui ne lui était pas étranger, car aucune grandeur ne lui était étrangère. Dans cette âme où étaient agenouillés les saints repentirs, il se dressa un héroïque orgueil : elle eût accepté la colère, elle ne voulait point de la moquerie; elle relevait le défi, elle repoussait l'outrage. Donnez-moi cette lettre, dit-elle d'une voix brève, je la veux! Gérion la lui donna, étonné, par un mouvement irréflé– chi et rapide. Elle la lut d'un seul regard, comme on vide d'un seul trait une coupe empoisonnée. La première ligne révélait tout elle venait de faire un effroyable échange de la douleur qui avait failli la tuer contre la douleur qui la tuait. Elle avait été la victime d'un faux, d'une trahison, d'un mensonge; un voile se déchirait devant ses yeux, qui lui laissait voir quelque chose d'inexplicable et d'horrible. Ainsi elle pensait et devait penser, puisqu'elle n'avait pas assez vieilli en ce monde pour se consoler avec la triste aumône que nous jette l'expérience toutes les fois qu'elle nous vole un nouveau trésor dans notre cœur.

Le délire la reprit et ne la quitta plus. Thierry souhaita vainenement de la revoir; il apprit par Gérion, qui le lui raconta sans le comprendre, tout ce qui s'était passé. Il a éprouvé une vraie, une profonde douleur; il s'est maudit, il a pleuré. Le portrait que j'ai essayé de tracer, il l'aura éternellement au fond de lui-même. Déjà plusieurs fois, en se sentant attiré vers ce qui avait été jusqu'à présent sa vie, il a regardé cette image et s'est arrêté. J'ignore s'il restera toujours sous le pouvoir de ce talisman; que ce soit par d'autres ou par lui, il faudra bien que le décret de Dieu s'accomplisse : « La femme et toi, dit le Seigneur au serpent, vous serez éternellement en lutte; elle te mettra le pied sur la tête, et tu la mordras au talon. » Je m'intéresse à ce combat, je l'avoue, et je me sens tour à tour porté vers chacun de ces deux champions; toutefois, j'en suis persuadé, c'est le serpent qui souffre le moins: il n'a jamais à faire qu'à un pied délicat et blessé, qui d'ailleurs, je crois, écraserait bien à regret la tête où est née la première pensée de séduction.

PAUL DE MOLÈNES.

LA GUERRE CIVILE

EN CHINE

La révolution fait décidément le tour du monde. La voilà en Chine! Cet immense empire, qui de loin nous semblait si calme et comme endormi à l'ombre de ses institutions séculaires, est en ce moment livré aux horreurs de la guerre civile. Une insurrection formidable, partie d'un district obscur du Kwang-si, s'est étendue aux plus riches provinces; elle a planté son drapeau jusque sur la vieille tour de Nankin, et elle menace sérieusement la dynastie tartare. Il y a vingt ans, l'Europe n'y aurait point pris garde; à peine savait-elle le nom de l'empereur qui régnait à Pékin, et elle se souciait fort peu de la dynastie des Ming ou de celle des Tsing. Il n'en est plus de même aujourd'hui. Depuis 1842, la Chine a cessé d'être pour l'Europe un simple objet de curiosité, une chinoiserie; c'est un marché de trois cents millions de consommateurs qui déjà pèse de tout son poids dans la balance commerciale du monde; c'est un vaste champ ouvert à l'ambition politique, à l'exploitation industrielle, à la propagande religieuse de l'Occident; c'est en quelque sorte un nouveau peuple que la guerre et la vapeur ont fait entrer, malgré lui, dans le concert des intérêts européens.

Il est d'ordinaire bien difficile de connaître exactement ce qui se passe dans la mystérieuse patrie de Confucius. Les Européens, campés seulement sur le littoral, ne reçoivent de l'intérieur que de lointains et faibles échos. Les nouvelles ont à franchir de telles distances, qu'elles s'arrêtent souvent en route, et, quand elles arrivent, il faut presque les deviner à travers les déguisemens étranges que leur ont fait subir les préjugés du peuple et les mensonges des mandarins. Voilà plus de trois ans que l'insurrection a éclaté dans le Kwang-si, et cependant nous ignorions encore, il y a peu de mois, ses progrès rapides, son caractère, les intentions de ses chefs. Nos informations se bornaient à de vagues rumeurs recueillies par les négocians de Canton et de Shanghai. La vérité ne nous est apparue que le jour où les mandarins, serrés de trop près par les rebelles, ont appelé les étrangers à leur aide; puis sont venues les

lettres des missionnaires catholiques et les humiliantes révélations de la Gazette de Pékin; enfin la prise de Nankin a levé toute incertitude. Dès ce moment, on ne pouvait plus douter de l'importance de la révolte, et les plus indifférens se sont émus. A quoi donc pensent les Chinois? quel sentiment, quelle passion les agite si fort? quel démon les pousse aux luttes sanglantes? A dire vrai, on ne les supposait point capables d'oser une révolution!

Ce n'est pas en un jour que l'on obtiendra une idée claire et nette des événemens qui s'accomplissent ou se préparent à l'intérieur de la Chine. Je sais bien que l'on a déjà publié des récits très minutieux, où les marches et contremarches des rebelles et des troupes impériales, les batailles rangées et les ruses diplomatiques, les pensées intimes des mandarins et des généraux, la physionomie des deux armées, tout, en un mot, se trouve décrit dans les plus grands détails; on a même gravé, à l'usage des lecteurs de France et d'Angleterre, le portrait authentique du héros de l'insurrection, du prétendant Tien-ti. Je n'ai rien à dire contre l'exactitude historique des différentes scènes de ce drame, ni contre la ressemblance du portrait; mais je craindrais de m'aventurer si avânt dans la recherche de l'inconnu et d'altérer sous le poids des couleurs la description, fort compliquée et passablement obscure, de la révolte. On m'excusera donc si je traverse en courant les champs de bataille et si je m'abstiens le plus souvent de suivre les rebelles à l'assaut de ces bonnes villes chinoises, dont il est plus aisé d'escalader les remparts que d'écrire les noms. A pareille distance, il est plus prudent de se contenter d'une vue d'ensemble, où n'apparaissent que les traits les plus saillans.

I.

On est depuis longtemps habitué à considérer les Chinois comme une nation fort débonnaire et complétement soumise à la domination tartare. En effet, la dynastie conquérante règne à Pékin depuis deux siècles; ce seul fait attesterait au besoin la patience et la douceur de la population conquise, et en Europe, les dynasties, même les dynasties nationales, signeraient volontiers un bail de deux cents ans. Toutefois, s'il est vrai que le Céleste Empire paraisse fort arriéré dans la science des révolutions comme en beaucoup d'autres, il ne faut pas s'imaginer qu'il ait échappé aux émeutes et aux révoltes. Quel est le gouvernement qui oserait compter en tout temps sur la fidélité inébranlable de trois cents millions de sujets? Les Chinois se sont donc parfois avisés d'être mécontens de leurs mandarins, et il n'est point nécessaire de remonter bien haut dans leurs annales pour y trouver la trace de soulèvemens partiels qui ont éclaté dans les provinces. Les empereurs Kang-hi et Kien-long ont eu à réprimer de violentes insurrections, et, dès le début de son règne, Tao-kwang, le prédécesseur du souverain actuel, dut se défendre contre les attaques de la tribu des Miao-tze, qui habite le nord de la province du Kwang-si. A cette époque, les nations européennes ne s'inquiétaient guère des embarras qui pouvaient surgir en Chine: pourvu que Canton fût tranquille, les négocians se tenaient pour satisfaits, et d'ailleurs ils étaient à peine renseignés sur les incidens de politique intérieure qui préoccupaient le gouvernement de Pékin. Mais en ce moment, pour arriver à

l'explication de la révolte du Kwang-si, il n'est pas inutile de rappeler ces précédens révolutionnaires, qui doivent modifier, dans une certaine mesure, l'opinion que l'on s'était formée en Europe sur le caractère du peuple chinois. L'insurrection, qui attire aujourd'hui nos regards et excite vivement notre surprise, n'est point un fait nouveau dans l'histoire du Céleste Empire; elle n'a d'extraordinaire que la rapidité de ses succès.

Aux premiers temps de la dynastie, les Tartares, encore animés de l'esprit guerrier et soutenus par le prestige de la conquête, triomphèrent assez facilement des révoltes que provoquaient la misère du peuple et les exactions des mandarins : leurs armées étaient nombreuses et aguerries, et elles marchaient bravement contre les rebelles; mais peu à peu les traditions militaires finirent par s'altérer, et il fallut souvent, pour avoir la paix, transiger avec les mécontens. Voici alors comment les choses se passaient. Après plusieurs campagnes infructueuses, les généraux, ennuyés de la guerre, se décidaient à offrir aux principaux chefs de rebelles une bonne somme et des plumes de paon. Les insurgés marchandaient pendant quelque temps, puis se laissaient corrompre et consentaient à devenir mandarins. Le traité conclu, l'empereur se hâtait d'annoncer à ses sujets par la voie de son Moniteur, la Gazette de Pékin, que l'ordre était rétabli et que l'ennemi avait fait sa soumission. Ce procédé, qui n'est pas fier, mais qui dénote une certaine connaissance du cœur humain, était surtout employé avec les pirates. Lors de la guerre de 1840, quelques mandarins voulurent l'essayer avec les Anglais : malheureusement ils avaient affaire à un ennemi qui aimait mieux les battre. Quand un gouvernement en est réduit à de pareilles extrémités, quand il offre ainsi une sorte de prime à l'insurrection, on peut prévoir à coup sûr qu'il sera prochainement en butte à de nouvelles attaques.

Déjà, sous le règne de Tao-kwang, la dynastie tartare avait subi de rudes échecs. Cependant le mal était concentré dans un petit nombre de districts, où les émeutes imparfaitement réprimées ou même impunies avaient révélé l'impuissante lâcheté des mandarins. Les provinces éloignées des foyers habituels de l'insurrection ignoraient le plus souvent ce qui se passait ailleurs, ou du moins elles ne connaissaient que les comptes-rendus triomphans du journal officiel, et elles demeuraient pleines de respect et de crainte devant l'invincible majesté du Fils du Ciel; mais, quand les armées tartares eurent été battues par les Anglais, le prestige qui avait soutenu jusqu'alors l'autorité de la race conquérante devait nécessairement tomber. Non-seulement les Chinois avaient vu leur territoire envahi par des hordes étrangères et l'orgueil national humilié par la plus mortelle injure qui pût être infligée à la politique du Céleste Empire, mais encore, pendant toute la durée de la lutte, ils avaient été victimes des plus violentes exactions; les troupes qui étaient chargées de les défendre ne savaient que piller. Malheur aux villes où les mandarins jugeaient à propos d'établir une garnison pour arrêter la marche de l'ennemi! les contributions extraordinaires et la maraude, largement pratiquée par les soldats, leur faisaient payer cher la présence de ces singuliers défenseurs qui s'enfuyaient au premier coup de feu avec tout ce qu'ils pouvaient emporter. Les ressentimens de la population étaient donc extrêmes, et le souvenir de ces affreux désordres avait laissé dans les provinces du littoral des traces ineffaçables.

En même temps la guerre épuisait toutes les ressources du trésor. Le cabinet de Pékin, après avoir provoqué inutilement les dons patriotiques et les souscriptions volontaires, imagina, dans sa détresse, de battre monnaie avec les emplois, les titres nobiliaires et les diplômes. Cet expédient obtint, pendant les premiers mois, un certain succès. Bientôt, prodigués à prix d'argent, diplômes et titres perdirent toute valeur : les emplois et les promesses d'emplois ne furent plus cotés qu'à un taux illusoire, car, pour entrer en jouissance, les acheteurs étaient tenus d'attendre le décès ou la démission des titulaires. La plupart des fonctions étaient ainsi payées, hypothéquées en quelque sorte par des créanciers fort impatiens, convoitées par une foule de solliciteurs, et l'on se figure ce que devait être une administration composée de spéculateurs qui ne songeaient guère qu'à retrouver avec usure, aux dépens des contribuables, le capital et les intérêts de leur mise de fonds. Matériellement, l'anarchie était à son comble; mais ce qui paraissait beaucoup plus grave, c'était l'atteinte morale que cette mesure venait de porter aux traditions les plus antiques et les plus respectées de l'empire. Personne n'ignore que les lettrés tiennent le premier rang dans la société chinoise. Par les examens et par les concours, les enfans des plus humbles familles peuvent aspirer aux plus hautes dignités, et lors même qu'ils demeurent en dehors des fonctions administratives, les lettrés exercent sur la population de leurs districts une influence incontestée; ils forment, en un mot, l'élite de la nation, et l'on ne se brouille pas impunément avec eux. Or, en décrétant la vente des emplois, le gouvernement avait blessé du même coup et les nobles prédilections de la foule et (ce qui était plus dangereux peut-être) les intérêts de la classe intelligente. Les disciples de Confucius n'étaient pas d'humeur à lui pardonner cette lourde faute.

D'ailleurs, par une fatalité étrange, toutes les mesures que les mandarins prenaient pour repousser l'invasion anglaise, tous les expédiens adoptés d'urgence tournaient contre l'autorité impériale. On avait suspendu les vieilles lois qui prohibent la détention et la circulation des armes de guerre, et le gouvernement s'était empressé de distribuer à profusion les fusils des arsenaux. On faisait appel au dévouement des volontaires; on laissait s'organiser des corps francs; on créait dans plusieurs villes, notamment à Canton, des gardes civiques qui avaient pour mission de maintenir l'ordre à l'intérieur, pendant que les armées de l'empereur attendaient l'ennemi. Efforts inutiles: les prétendus volontaires vendirent les armes que l'on confiait à leur patriotisme, les corps francs dévastèrent le pays, les gardes nationales ouvrirent des clubs où les énergumènes déclamaient contre la trahison et l'incapacité des généraux. Quant aux armes, elles disparurent peu à peu; elles devaient se retrouver plus tard entre les mains des insurgés du Kwang-si.

Sans doute, avant la guerre soutenue contre les Anglais, il y avait au sein de la population chinoise de nombreux germes de mécontentement. Les finances étaient obérées, les mandarins ne donnaient point toujours l'exemple de la probité et de la justice, les lettrés faisaient parfois de l'opposition au gouvernement tartare; enfin les sociétés secrètes, dont nous parlerons tout à l'heure, couvraient déjà de leurs nombreuses ramifications les principales provinces de la Chine. Le Céleste Empire vivait ainsi depuis des siècles, et il

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