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L'ÉCONOMIE RURALE

EN ANGLETERRE.

VIII.

L'IRLANDE. '

Autant l'histoire agricole de l'Angleterre et de l'Écosse est brillante, autant celle de l'Irlande est lamentable, au moins jusqu'à ces dernières années. L'avenir de cette île malheureuse a été longtemps une énigme sans mot; aujourd'hui le problème s'éclaircit, mais à quel prix !

Ce ne sont pas pourtant les ressources naturelles qui lui manquent. De l'aveu même des Anglais, l'Irlande est supérieure à l'Angleterre comme sol. Par une conformation particulière, ses montagnes s'élè– vent presque toutes le long des côtes, et l'intérieur forme une vaste plaine dont la plus grande partie est d'une admirable fertilité. Sa superficie est en tout de 8 millions d'hectares; les rochers, les lacs et les marais en couvrent environ deux, deux autres sont formés de terrains médiocres; tout le reste, c'est-à-dire la moitié environ du territoire, est une terre grasse à sous-sol calcaire, ce qui se peut concevoir de mieux. « C'est le plus riche sol que j'aie jamais vu, dit Arthur Young en parlant des comtés de Limerick et de Tipperary, et le plus propre à tout. » Le climat, plus humide encore et plus doux qu'en Angleterre, y rend les extrêmes de la chaleur et du froid plus

(1) Voyez les livraisons du 15 janvier, 1er et 15 mars, 15 avril, 15 octobre, 15 décembre 1853, et 1er janvier 1854.

complétement inconnus, au moins dans les trois quarts de l'ile; la végétation herbacée y est admirable, ce n'est pas sans raison que le trèfle est devenu l'emblème héraldique de l'île verte, comme on l'appelle. La côte sud-ouest jouit d'un printemps perpétuel, dû aux courans de l'Océan qui viennent des tropiques; on y voit des myrtes en pleine terre, et l'arbre le plus commun est l'arbousier, qu'on appelle aussi l'arbre aux fraises.

Aucun pays n'a été plus heureusement doué par le ciel pour la navigation, tant intérieure qu'extérieure. A l'intérieur, des lacs immenses, tels que le lac Neagh, d'une superficie d'environ 40,000 hectares; le lac Corrib, qui en couvre 16,000, et une foule d'autres disséminés avec une abondance qu'on ne retrouve nulle part, offrent aux transports des facilités uniques. Le plus beau fleuve des îles britanniques, le Shannon, moitié fleuve, moitié lac, traverse presque toute l'Irlande de l'est à l'ouest, sur une longueur de 80 lieues, avec cette heureuse singularité, qu'il est navigable, sauf quelques interruptions faciles à corriger, depuis son embouchure jusqu'à sa source. D'autres rivières également navigables, découlant dans tous les sens des différens lacs, forment les rameaux d'un vaste système que de courts canaux peuvent aisément compléter. A l'extérieur, la mer pénètre de toutes parts dans les côtes, et y creuse des baies et des ports innombrables, dont un seul, celui de Cork, abriterait toutes les flottes de l'Europe. La configuration du sol ne se prête pas moins aux voies de communication par terre; routes ordinaires et chemins de fer s'y font avec moins de peine et à moindres frais que dans la Grande-Bretagne. Malgré ces avantages naturels, la misère du peuple irlandais est depuis longtemps proverbiale. Quatre grandes villes, Dublin, Cork, Belfast et Limerick, la première de 250,000 âmes, la seconde de 100, la troisième de 80, la quatrième de 60, placées comme au centre des quatre faces de l'île, en forment les métropoles : Dublin surtout passe à bon droit pour une des plus belles villes de l'Europe, et sa magnificence étonne l'étranger; mais le reste du pays contient peu de villes, et les campagnes ont un air navrant de pauvreté qui gagne les faubourgs des grandes cités. Ces ports, ces lacs, ces fleuves, qui devraient porter la vie de toutes parts, sont presque délaissés par le commerce. Le produit brut agricole, du moins avant 1847, atteignait à peine la moitié du produit brut anglais à surface égale, et la condition de la population rurale était pire encore que ne semblait l'indiquer cette différence dans les produits. Arrêtons-nous d'abord à cette date, qui importe ici plus encore que dans le reste du royaume-uni; recherchons quelle était alors la situation, soit de l'agriculture, soit de la population rurale, et quelles en pouvaient être les causes; je raconterai ensuite ce qui s'est passé depuis.

I.

L'Irlande se divise en quatre grandes provinces qui formaient autrefois autant de royaumes: l'Ulster au nord-est, le Leinster au sud-est, le Munster au sud-ouest, et le Connaught au nord-ouest. La plus riche des quatre, au point de vue agricole, était le Leinster, où se trouve Dublin; après, venait la moitié environ de l'Ulster, où est Belfast; puis le Munster, où sont les deux ports de Cork et de Limerick; enfin le Connaught avec une partie de l'Ulster, un des plus pauvres et des plus sauvages pays de la terre. Entre le comté de Meath, en Leinster, où la rente moyenne s'élevait à 100 francs l'hectare, comme dans les meilleurs comtés anglais, et celui de Mayo, en Connaught, où elle tombait à 10 francs, le rapport était de 10 à 1. En Ulster, les comtés d'Armagh, de Down et d'Antrim, qui se groupent autour de Belfast, en Munster, ceux de Limerick et de Tipperary, les plus fertiles de l'Irlande, rivalisaient pour le produit avec le Leinster; mais, même dans les cantons les plus productifs, la pauvreté du cultivateur était visible et réagissait sur la terre. Le défaut de capital frappait les yeux à peu près uniformément; la richesse naturelle du sol en tenait lieu sur les points privilégiés; sur ceux où cette ressource échappait, la misère devenait affreuse.

Des deux espèces de capitaux matériels qui concourent à la production rurale, le premier, le capital foncier, celui qui se compose des travaux de tout genre accumulés avec le temps pour la mise en valeur du sol et incorporés avec lui, bâtimens, clôtures, chemins, amendemens, desséchemens, appropriations aux cultures spéciales, manquait presque absolument. Les parcs des riches propriétaires étaient entretenus à peu près avec le même soin qu'en Angleterre; mais tandis qu'en Angleterre il est souvent impossible de distinguer le point où finit le parc et où commence la ferme, un contraste affligeant apparaissait dès qu'on sortait de l'enceinte réservée. Plus de fossés d'écoulement, d'arbres, de haies, de clôtures soignées, de chemins propres et bien tracés; partout la terre nue, abandonnée, n'ayant reçu de l'homme d'autre travail que celui qui était absolument nécessaire; plus de ces jolies maisons de ferme anglaises que recouvrent la clématite et le chèvrefeuille, avec leurs dépendances toujours commodes et souvent élégantes, et à leur place des chaumières en terre, que le tenancier élevait lui-même et que le maître ne réparait jamais.

Le second capital, le capital d'exploitation, qui se compose du bétail, des instrumens aratoires, des semences, des récoltes en magasin, manquait un peu moins, parce qu'il est plus impossible de s'en passer. La quantité du gros bétail était presque suffisante à cause

des immenses facilités que donnait pour le nourrir la croissance universelle et spontanée de l'herbe; mais on en avait beaucoup moins qu'on n'aurait pu et dû en avoir, et d'une qualité généralement inférieure. Les porcs, élevés presque tous dans la maison même des cultivateurs, donnaient d'assez bons produits; mais le déficit en moutons était énorme, l'Irlande en possédant proportionnellement huit fois moins que l'Angleterre, et n'ayant pas appris à améliorer les races. Quant aux machines, les plus simples faisaient défaut : à peine des charrues, presque pas de charrettes, des bêches et des hottes pour tous instrumens de travail, à côté du pays le plus riche du monde en forces mécaniques appliquées à la culture; aucune sorte d'avances chez les fermiers, pas même de provisions suffisantes pour leur nourriture, la plupart étant obligés d'emprunter à des conditions onéreuses, jusqu'à la récolte, le grain pour leurs semences et un peu de farine pour leur pain.

Le capital intellectuel ou l'habileté agricole n'avait pas fait plus de progrès. L'assolement quadriennal était à peu près inconnu, sauf dans quelques fermes qui faisaient exception et que dirigeaient des Anglais ou des Écossais. Très peu de turneps, de féveroles et de prairies artificielles; les prairies naturelles elles-mêmes, ce trésor inappréciable du sol et du climat, livrées aux eaux croupissantes et aux mauvaises herbes. Faute de moyens suffisans pour entretenir la fertilité de la terre, le froment et l'orge n'avaient pris que peu d'extension; tout était sacrifié à deux cultures, destinées surtout à la nourriture des hommes, l'avoine et la pomme de terre, toutes deux encore assez mal entendues, en ce qu'on les demandait aveuglément et sans interruption au même sol, tant qu'il pouvait en donner.

L'imagination s'effraie quand on essaie de mesurer ce qui manque à un pays dans cet état. Rien que pour donner à l'Irlande le capital qui lui manquait en moutons, comparativement à l'Angleterre, il aurait fallu un demi-milliard; il en aurait fallu au moins un pour les autres espèces de bétail, 2 ou 3 pour le drainage, autant pour la construction d'habitations plus convenables, pour l'établissement de clôtures et de chemins ruraux, pour l'achat des instrumens les plus nécessaires. 8 milliards de francs, ce n'eût encore été que 1,000 fr. par hectare. L'Angleterre en a absorbé certainement beaucoup plus. Les partisans exclusifs de la grande propriété avaient lieu d'être embarrassés quand il s'agissait de l'Irlande. La grande propriété y régnait en souveraine, beaucoup plus qu'en Angleterre et même qu'en Écosse. On ne trouvait quelques moyens et petits propriétaires que dans les environs des grandes villes, où un peu de commerce et d'industrie avait développé une classe bourgeoise; le reste de l'ile. se partageait en immenses terres de 1,000 à 100,000 hectares;

plus ces propriétés étaient grandes, plus elles étaient délabrées. Les plus vastes restaient à l'état de nature, comme le fameux district de Connemara, dans le Connaught, fort connu sous le nom de Martin's Estate. Les substitutions, beaucoup plus usitées qu'en Angleterre, rendaient la plupart de ces domaines incommutables, ce qui passe aux yeux de quelques publicistes pour la perfection de la législation. La loi primitive du pays était le gavelkind ou partage égal; mais les Anglais avaient importé le droit d'aînesse. A leur tour, ceux qui considèrent la petite culture comme la panacée universelle ne devaient pas être moins embarrassés. Si l'Irlande était le pays de la très grande propriété, c'était aussi par excellence le pays de la très petite culture. On n'y comptait pas moins de 300,000 fermes au-dessous de 2 hectares; 250,000 avaient de 2 à 6, 80,000 de 6 à 12, 50,000 seulement au-delà de 12 hectares. La loi de succession favorisait cette division en ordonnant le partage des baux entre les enfans, ce qui n'était pas, comme en Angleterre, une lettre morte.

Cette union de la grande propriété et de la petite culture, qui a eu de très bons effets sur quelques points de l'Angleterre et de l'Écosse, en avait de détestables en Irlande. Propriétaires et fermiers semblaient s'être donné le mot pour se ruiner eux-mêmes, en ruinant à l'envi l'instrument de leur richesse commune, le sol. Au lieu de ces fécondes habitudes de résidence qui caractérisent les propriétaires anglais, les landlords irlandais, toujours absens de leurs domaines, en tiraient scrupuleusement tout le revenu pour le manger ailleurs. Ils se faisaient représenter par des régisseurs appelés middlemen, pour la plupart attorneys ou hommes de loi, chargés de faire rentrer leurs rentes et de les leur envoyer. Volés à tous les degrés par les intermédiaires, imprévoyans et dissipateurs comme tous ceux qui touchent de l'argent sans savoir comment il se gagne, n'ayant d'ailleurs, faute d'avances faites à propos, que des revenus incertains et précaires, ils menaient presque tous un train supérieur à leurs ressources, et leurs dettes avaient fini par grossir au point d'absorber la plus grande part de leur fortune apparente.

A leur tour, les middlemen, uniquement occupés d'accroître leurs profits immédiats, sans s'inquiéter des conséquences, n'ayant avec la culture proprement dite aucun rapport direct et personnel, avaient mis la terre à l'encan. La population rurale ayant multiplié à l'excès, puisqu'elle s'élevait à 60 têtes environ par 100 hectares, tandis qu'elle est en France de 40, en Angleterre de 30, et dans la BasseEcosse de 12, n'avait que trop répondu à cet appel. Une concurrence effrénée s'était établie, pour la possession du sol, entre les cultivateurs. Comme aucun d'eux ne possédait plus de capital qu'un autre, tous étaient égaux devant les enchères; chaque père de famille voulait devenir tenancier ou locataire de quelques lambeaux de terre

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